Vingt-cinq ans après sa mort, Brassens reste écouté ; un paradoxe ?

par Paul Villach
lundi 30 octobre 2006

Le 29 octobre 1981, il y a vingt-cinq ans, Georges Brassens mourait près de Montpellier. Sur la plage de la corniche de Sète, « l’ombre de sa croix » ne peut se coucher sur « les ondines » venues « avec moins que rien de costume » « gentiment sommeiller » près de sa tombe. Son cimetière n’est pas « plus marin » que celui de Valéry, puisqu’il repose dans celui qui, à Sète, tourne le dos à la mer. Mais Brassens continue d’être écouté.

Comment expliquer ce succès incroyable rencontré de son vivant - même s’il a mis du temps à venir - et qui lui survit ? La qualité de ses chansons suffit-elle ?

De jolies mélodies

On ne peut, en effet, lui contester un art accompli. Si sommaires que peuvent paraître à première vue ses musiques, elles n’en contiennent pas moins de jolies mélodies (Le parapluie - Les sabots d’Hélène - Je me suis fait tout petit - Les copains d’abord, etc.). Leur qualité première est surtout de faire corps avec ses poèmes pour leur faire rendre un surplus de signification, qu’il crie « gare au gorille » aux partisans de la peine de mort ou qu’il feigne de s’affliger d’avoir si mauvaise réputation : « Tout le monde médit de moi / Sauf les muets ça va de soi ». Il a su d’ailleurs habiller de ces jolies mélodies des poèmes qu’il aimait : Le petit cheval ou La marine de Paul Fort, par exemple, La légende de la nonne de Victor Hugo, Il n’y a pas d’amour heureux d’Aragon, Pensées des morts de Lamartine, Les oiseaux de passage de Richepin, Les passantes de Pol...

Une grande maîtrise de la langue française

- Mais, même si par habitude, il n’est pas possible, en lecture mentale, de les dissocier de ses musiques qui demeurent malgré tout en sourdine, ses propres poèmes se suffisent à eux-mêmes et témoignent d’une maîtrise de la langue française dont il exploite tous les registres, du plus recherché au familier et à l’argot. Le mot est juste, l’image lumineuse, comme cette « jolie fleur dans une peau d’vache [...] qui vous mène par le bout du cœur », bien qu’elle n’ait pas « l’esprit beaucoup plus grand qu’un dé à coudre ». Les personnages sont croqués en quelques traits, une attente dans le récit est le plus souvent ménagée pour capter l’attention, comme avec ce « bon petit diable à la fleur de l’âge, / La jambe légère et l’œil polisson / Et la bouche pleine de joyeux ramages », qui s’en va "à la chasse aux papillons".
- Sans doute affectionne-t-il une technique, qui à force d’être employée, tient de la recette ; mais on ne saurait la lui reprocher, les plats confectionnés chaque fois sont si goûteux : c’est le détournement systématique des expressions proverbiales ou des citations de classiques. Le proscrit d La mauvaise réputation, par exemple, « ne fait pourtant de tort à personne / En suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome » ; il sait bien que « les guerriers de Sparte / trempaient pas leur épée dans l’eau / Que les grognards de Bonaparte / Tiraient pas leur poudre aux moineaux ». N’importe ! Il leur préfère « la guerre de 14-18 ». Il regrette « l’époque des m’as-tu-vu dans mon joli cercueil », « où les gens avaient à cœur de mourir plus haut que leur cul ». Quant à « mourir pour des idées », « quand il les voit venir avec leurs gros drapeaux / le sage en hésitant tourne autour du tombeau ». Brassens avait déjà prévenu dans son Testament que « s’il (fallait) aller au cimetière [...] (il) ferait la tombe buissonnière / (Il) quitterait la vie à reculons. ».
- Il en a assez de voir « la mort, la mort toujours recommencée ». On voit que ce pastiche d’un vers du Cimetière marin de Paul Valéry méditant sur la mort face à la mer de Sète, n’est pas une citation gratuite de potache, mais une prise de relais avec une injection de sens (ou de sang) nouveau : la mort infligée aux autres est-elle donc comme la mer qui ne cesse depuis toujours d’aller et venir, impossible à contenir ? Ainsi, par pastiche ou détournement, citations et formules stéréotypées retrouvent une nouvelle vie avec en plus la vigueur électrisante de l’humour, à condition que l’auditeur sache établir les relations suggérées.

Seulement, on sait trop que la qualité d’un auteur ne suffit pas pour qu’il soit apprécié de son vivant, ni même immédiatement après sa mort, au-delà du « happy few » cher à Stendhal. On est donc amené à s’interroger sur l’univers de Brassens dans lequel de si nombreux auditeurs semblent aimer se reconnaître. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il est facile de se laisser prendre aux leurres qui miroitent.

1- Le leurre d’un âge d’or

- Est-ce que ses auditeurs partagent sa détestation d’une époque de progrès technologique - dont ils profitent tout de même, ne serait-ce qu’en écoutant ses disques - où « les corbillards » emportent les morts « à 140 à l’heure » au risque de s’aplatir « sur un arbre en bois dur » et de « (faire) des petits » ? Brassens ne cesse de dire sa curieuse nostalgie d’un âge d’or médiéval, au point de se prétendre « foutrement moyenâgeux », et de ne pas se consoler de « (ses) amours d’antan » pour « les dames du temps jadis », disparues avec « les neiges d’antan » d’un voyou-poète, sa référence, François Villon, et jugées « plus expertes dans le déduit que certains dames d’aujourd’hui » !
- Sans doute cette détestation peut-elle être répandue à une époque où l’exode rural vide les campagnes. Quand on a peur de l’avenir, le passé est regretté, paré de toutes les vertus. Curieusement, Brassens n’en est pas dupe :« Il est toujours joli, dit-il, le temps passé [...] Les morts sont tous des braves types ! ». Pourtant ses histoires d’amour ou d’amitié, comme ses scènes burlesques qu’il croque avec gourmandise, (La chasse aux papillons - Brave Margot - Il suffit de passer le pont - La religieuse) ont le plus souvent pour décor les villages d’une France rurale où les sentiments sont supposés s’être alors exprimés sans fard, comme si autrefois on ne trichait pas. La preuve ? On ne l’envoyait pas dire, on jurait « à langue raccourcie » tous les jurons de la terre. La notion de « mot grossier » n’existait pas. Brassens se régale justement à employer tous ces mots proscrits ; il se revendique « pornographe du phonographe ». Il en déverse une bordée sur les publicitaires ou les magazines à sensation qui l’enterrent avant l’heure.
- Selon lui, corseté aujourd’hui dans une « langue châtiée », on jouerait les prudes, mais « (on serait) tombé bien bas, bien bas », puisqu’il n’est même plus possible de fleurir le corsage d’une inconnue, de boire un coup avec des gens de passage, ni même de serrer la main de qui ne vous connaît pas, sans que tout ce beau monde ne crie au secours aussitôt et n’en appelle à un agent de police... Autrefois au village, on se connaissait tous. Certes, mais la contradiction aurait-elle échappé à Brassens ? N’était-ce pas la promiscuité et l’impossibilité d’échapper au regard des autres qui faisaient qu’« au village sans prétention (on avait) mauvaise réputation » ? Et là, pas moyen d’en réchapper. Et n’est-ce pas précisément dans un de "ces petits villages [...] avec leur château fort, leurs églises et leurs plages..." que sévissent "ces imbéciles qui sont nés quelque part", dont il ne supporte pas le chauvinisme ?

2- Le leurre d’une inversion systématique des valeurs

- Est-ce, au contraire, son inversion systématique des valeurs qui a séduit son public ? Ce serait paradoxal. Pas tant que ça, à en croire Platon selon qui les bons rêvent de ce que font les méchants ! Par une distribution manichéenne des rôles inversée, en effet, et sous l’empire du leurre d’appel humanitaire dont les vertus lacrymogènes sont presque toujours tempérées par le rire viril de peur d’en pleurer, les réprouvés, « les gens sans feu ni lieu » de chez La Jeanne sont quasiment tous des gens honnêtes, tandis que lesdits « braves gens » sont, sauf exception, tous malhonnêtes. Ils vivent dans l’hypocrisie, comme quand, « d’un regard oblique » et réprobateur, ils regardent « les amoureux sur les bancs publics » se bécoter, avec la furieuse envie d’en faire autant. « Les braves gens n’aiment pas que / l’on suivent une autre route qu’eux. ».
- En revanche, les paysannes disgraciées et méprisées sont les nouvelles reines, comme Hélène ou Bécassine. « Le voyou », lui, est le nouvel honnête homme : à lui le véritable amour désintéressé de la fille qui fait le trottoir, quand les bourgeois « à cheval sur leurs sous » sont condamnés au sexe vénal ! Il peut arriver, toutefois, qu’un souteneur, - nul n’est parfait - « comme il n’était qu’un salaud, (se fasse) honnête ». Dans ce nouvel ordre inversé, les prostituées sont les nouvelles saintes et martyres et les bourgeois bourreaux sont traités de tous les noms d’oiseaux, de « vaches », de « croquants », etc. Il faut avoir un cœur de pierre pour résister à la complainte des filles de joie. Et fort logiquement, le mot dit "grossier" est réhabilité et revendiqué comme aussi propre qu’un autre : le seul reproche qu’il saurait encourir, est d’être impropre.
- Cette attitude s’inscrit dans une longue tradition d’origine chrétienne où « les premiers seront les derniers », et où une prostituée précédera les pharisiens dans le royaume de Dieu. Depuis le XIXe siècle, on magnifie ainsi sans y regarder de trop près « les prolétaires », « les opprimés », « les damnés de la terre », qui deviendront plus tard « les pauvres » puis « les exclus » : ils ont été promus, sans plus de précaution, comme « l’avenir de l’humanité » par des imprésarios le plus souvent intéressés ! D’ailleurs, pour excuser d’avance les voyous dans leurs trangressions, il est établi gratuitement une relation de cause à effet entre la misère et le crime, sans égard pour tous ceux qui, malgré le dénuement, trouvent, dans le respect obstiné d’une morale personnelle, l’affirmation de leur dignité, beaucoup plus que ne le font des nantis à qui l’argent autorise tout par cynisme.

3- La chimère d’une société anarchiste

- Est-ce encore la revendication par Brassens d’une société chimérique sans loi ni police qui éveille chez les plus conformistes des pulsions inavouées ? Toute autorité institutionnelle est délégitimée chez Brassens. Et par une même inversion de distribution manichéenne des rôles, un argument d’autorité à l’envers - on ne peut y échapper - stimule le réflexe d’insoumission auquel le plus soumis des employés ou des fonctionnaires peut n’être pas insensible : quel larbin ne se ménage pas, par compensation, de petits moments de rodomontades en jouant devant les autres les matamores, mais rentre dans le rang au premier froncement de sourcils du chef ?
- Les gendarmes, représentants de la loi et de l’ordre, connaissent tous les sévices dans les aventures où Brassens les promènent : il n’ y a guère que devant Margot "(donnant) la gougoutte à son chat " qu’il se montre indulgent : car bien que « par nature si ballots / (ils) se laissaient toucher par les charmes du joli tableau ». Ailleurs, il leur en fait voir de toutes les couleurs : depuis l’infidélité de « la femme d’un flic » qui lui montre son « nombril », jusqu’ « au marché de Brive-la-gaillarde » où c’est « l’hécatombe » : « les pandores » passent un mauvais quart d’heure parmi les gaillardes femelles en folie. Témoin de la scène, Brassens « biche » car, dit-il, « (il) les adore sous la forme de macchabées ». Dieu merci ! Ils échappent aux derniers outrages, mais, par chance, c’est grâce à une infirmité congénitale : au moment où « elles leur auraient même coupé les choses », elles découvrent que « par bonheur, ils n’en avaient pas » ! On navigue ainsi entre les blagues de salle de garde, les plaisanteries d’après-boire ou les fantaisies délirantes de Rabelais.

4- Le leurre d’une liberté sexuelle sans entrave

- Serait-ce enfin l’affirmation répétée d’une liberté sexuelle sans entrave qui éblouit les amants frustrés ? Le leurre d’appel sexuel est un puissant moyen pour provoquer la fascination. De la femme d’Hector à Fernande ou Félicie, les réactions épidermiques que connaît Brassens ne sont jamais qu’hommages à la féminité, sans qu’on sache si la partenaire en est réjouie, car, selon lui, « quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant ». Mais la délicatesse n’est pas absente de ses amours, loin de là ! Il se souvient que devant « (sa) première fille » nue, « (il) n’en menait pas large ». De même, le « brave sac d’os » acheté cent sous, bien qu’il répugne à étreindre des « squelettes », lui « est entré dans le cœur et n’en sortirait plus / pour toute une fortune ». Quand à son aventure « un soir d’orage », qualifiée de « plus grand amour qui (lui) fut donné sur terre », avec la femme d’un malheureux représentant de paratonnerres, « contraint de coucher dehors quand il fait mauvais temps », le pauvre, pour faire son boulot - Rien de tel qu’un orage ! - « dans le mil de (son) cœur, (elle lui a laissé) le dessin d’une petite fleur qui lui ressemble ». Brassens est formel : le mariage tue l’amour et La non-demande en mariage est son manifeste de l’union libre.
- Cette liberté sexuelle, sans autre limite que l’échange consenti de deux pulsions ou de deux sentiments, se propage au cours des années 1960 et 1970. Les mariages sont alors en baisse. « Mai 68 » , on se souvient, commença en 1966 à la Cité universitaire d’Antony (Hauts-de-Seine) par la revendication des étudiants désireux d’entrer comme bon leur semblait au pavillon « D » des étudiantes : « Embrasse-les tous ! avait déjà chanté Brassens à une fille, Dieu reconnaîtra le sien » ! Le pastiche de la formule du massacreur des cathares n’est pas ici du meilleur goût. Mais quand l’amour remplace la mort, va-t-on lui assigner les limites du bon goût ? L’auteur avoue d’ailleurs sa préférence pour « la femme adultère », « plus qu’une autre exquise » : c’est la raison pour laquelle il supplie de ne surtout pas lui « jeter la pierre », (il est) derrière ! On ne sait jamais : les lapideurs ne sont pas très adroits ! À défaut de partager son goût, la condamnation de cette barbarie toujours en vigueur en trop de points du globe devrait au moins rallier tous les suffrages.

En somme, chacun peut trouver en Brassens de quoi le satisfaire. On y entre comme dans l’auberge espagnole d’autrefois.
- Ou plus généralement, cet attrait pour Brassens ne serait-il pas dû à ce « pouvoir des fables » qu’évoquait Jean de la Fontaine, avouant que « Si Peau d’Âne (lui) était conté/ (Il) y prendrait un plaisir extrême » ? Car , ajoute-t-il, bien que « le monde (soit) vieux, dit-on / Il le faut amuser encore comme un enfant ». Nul doute que Brassens ait entendu le conseil, il ne s’est pas privé d’amuser le peuple ; mais les leurres de son univers, qu’avec tant d’art il propage hardiment dans ses fables, sont-ils inoffensifs parce qu’ils sont amusants ?
- On ne laisse pas toutefois d’être étonné de voir que les gens les plus confortablement installés dans la société comptent aussi parmi les fans les plus enthousiastes de l’auteur. Brassens deviendrait-il donc à son corps défendant l’exutoire de rancœurs rances qu’on n’ose pas avouer, de haines recuites qu’on nourrit secrètement, de pulsions inassouvies qu’on se contente de vivre par procuration, tout en affichant le visage lisse et serein du bonheur ? Brassens offrirait-il une séance de thérapie à tous ceux qui, par intérêt ou facilité, auraient choisi, selon le mot de Richepin, d’être « volaille » ? Ils se seraient ainsi condamnés, cloués au sol, à ne regarder que défiler, le nez en l’air, avec envie, « les oiseaux de passage » du genre Brassens, sans même sentir « la fiente » qu’ils leur lâchent dessus avec mépris. Pour autant, ils ne pourraient s’empêcher devant leur vol de rêver eux aussi, au point d’être transportés hors d’eux-mêmes, oubliant, le temps d’une chanson, une condition dont ils souffriraient sans pouvoir s’en ouvrir à quiconque ? Dans ce cas, les disques de Brassens devraient être remboursés par la Sécurité sociale. Paul VILLACH


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