Le droit de vote en question
par Thierry Crouzet
vendredi 20 octobre 2006
Je suis fasciste. C’est évident. Puisque je remets en cause le droit de vote, je ne peux que prôner la dictature. C’est en tout cas le raisonnement de certains lecteurs d’Agoravox. Comme ils ne connaissent que la dictature ou la démocratie représentative, ils supposent qu’il n’y a pas d’autres possibilités. Si je rejette la seconde, je suis nécessairement pour la première.
Reprenons l’allégorie de la caverne de Platon. Imaginons deux secondes que ces lecteurs vivent dans une dictature, à une époque où la démocratie n’a jamais encore existé. Que font-ils ? Ils se satisfont de leur sort puisqu’il n’y a pas d’autre politique possible.
Moi, je ne me contente pas de ce que je connais. J’espère, et je suis sûr, que l’avenir est ouvert. Une infinité de possibilités politiques restent à explorer, certaines sans aucun doute immondes, d’autres plus acceptables que celles que nous connaissons aujourd’hui. C’est à nous d’aller de l’avant, à nous de le faire parce que la société dans laquelle nous vivons ne nous satisfait pas. Elle est peut-être moins mauvaise que beaucoup d’autres, mais elle est loin de répondre à un quelconque idéal, ou même de s’en approcher.
Avec cet article, je voudrais répondre à quelques-unes des critiques qui ont fait suite au droit de vote en question, aussi et surtout publié sur AgoraVox où les commentaires pleuvent toujours. C’est cette affirmation : « La seule façon de décider en groupe est de voter ! » qui m’a décidé à répondre. Je ne peux pas laisser passer une telle affirmation.
Il y a tout d’abord deux autres modes de décision triviaux : le tirage au sort et l’évolution, c’est-à-dire la confrontation des idées jusqu’à ce que l’une survive. Cette seconde forme de décision par sélection est la plus couramment employée dans la vie quotidienne, par exemple en famille ou dans le business quand le boss n’est pas un dictateur (elle est d’ailleurs toujours mise à l’œuvre en préalable d’un vote).
Je pense qu’on peut imaginer bien d’autres modes de décision collectifs. Le plus démocratique est, à mon sens, de laisser émerger la solution par auto-organisation (par percolation, comme l’a suggéré un commentateur). Dans son histoire de Visa, Dee Hock raconte comment toutes les décisions étaient prises de la sorte. Pour le nom même de Visa, personne n’a jamais réussi à revendiquer la paternité. Le nom est apparu plusieurs fois au cours des conversations auxquelles tous les employés avaient la possibilité de participer. À un moment donné, ce nom s’est imposé de lui-même.
Voilà que je parle encore des entreprises : après m’avoir traité de fasciste, on va me traiter de capitaliste et de libéral. Je ne suis ni l’un, ni l’autre. Je remarque juste que les entreprises, à la poursuite du rendement et de l’efficacité, auraient adopté le système du vote si elles l’avaient jugé intéressant. Si elles ne l’ont pas fait, c’est qu’il n’est pas efficace à leurs yeux (et de nombreuses entreprises ont essayé le vote).
Je suis sûr que si le vote était efficace, les patrons en abuseraient. Ils sont prêts à tout, même à renoncer à leur pouvoir pour gagner plus. Une fois qu’ils auront découvert que la participation leur est bénéfique, ils s’y adonneront (c’est déjà le cas avec le Web 2.0).
Ai-je dit qu’il fallait organiser la société comme une entreprise ? Non. Encore faudrait-il savoir de quelles entreprises on parle. Elles présentent des traits de caractères aussi nombreux que ceux des individus. Pour moi, Visa version Dee Hock peut servir de modèle sociétal. Cette expérience a montré que la démocratie participative était possible.
Dans cette démocratie, il ne s’agit pas pour tout le monde de donner sans cesse son avis sur tout. Il ne s’agit jamais de rechercher un consensus général. La démocratie participative n’a aucun sens au niveau global. Quelques individus faisant face à un problème particulier trouvent ensemble une solution, localement. Ils ne votent pas, ils s’entendent. Si leur solution intéresse les individus proches d’eux, connectés avec eux, leur solution se propagera, elle pourra alors devenir globale.
Une démocratie participative n’est pas une ochlocratie. Les citoyens, seuls ou en petits groupes, sèment des graines et certaines poussent, donnent éventuellement naissance à des forêts. Tous les forums participatifs, tous les grands projets collaboratifs, soutenus ou non par les gouvernements, sont absurdes. Ils cherchent à dessiner la forêt alors qu’ils ne savent même pas quelles essences ils vont planter.
Par exemple, sur Wikipedia tous les auteurs ne donnent pas leur avis sur tout. Wikipedia est une démocratie participative. Un auteur écrit une définition, d’autres la corrigent éventuellement. Cette définition peut donner envie à d’autres auteurs d’écrire d’autres définitions. Jamais l’ensemble des utilisateurs ne se concerte. C’est tout simplement impossible. Beaucoup trop de gourous qui ne connaissent rien à Internet essaient de nous vendre une démocratie participative qui n’a aucune chance de fonctionner.
Après les consommActeurs, les citoyenActeurs
La participation n’a de sens que dans l’action. Les électeurs doivent devenir des acteurs responsables.
La démocratie participative n’est pas à inventer, elle existe déjà. Dans nos familles, dans certaines de nos entreprises, dans les marchés financiers... En fait, la démocratie représentative est une chose rare qui n’a été imaginée que pour limiter dans le temps le pouvoir des potentats. On peut la voir comme un progrès par rapport à la dictature, mais aussi comme un refus de l’abandonner tout à fait. Au fond, derrière elle, il y a le présupposé que les hommes seraient des bons-à-rien sans des chefs pour les commander et les contrôler.
Le vote est aristocratique (on choisit le "meilleur" : aristo), écrit Gem dans son commentaire. La dictature est théocratique ("Dieu a dit..."). Le marché est démocratique (le peuple se conduit seul, selon l’impulsion de chacun et non pas de ses dirigeants). Les trois ordres de l’Ancien régime existent toujours, et une société qui prétendrait fonctionner sur un seul mode serait bien malade...
Belle observation mais je ne peux pas accepter la conclusion. Dieu n’a rien à dire, personne ne connaît la vérité. Et qui est le meilleur ? Le meilleur pour quoi faire ? Zidane est un des meilleurs footballeurs ? Est-il le meilleur économiste ou le meilleur musicien ? Nous sommes tous les meilleurs de quelque chose. Or nos élus sont censés être les meilleurs en toutes choses puisqu’ils prennent finalement toutes les décisions.
Je ne crois pas aux experts. Les experts n’existent pas.
Une société harmonieuse ne peut s’épanouir que si elle s’appuie sur les compétences de tous, sur l’intelligence de tous et sur la bonne volonté de tous. Nous n’avons aucune chance de faire face aux problèmes qui se présentent à nous collectivement en ne faisant confiance qu’à certains d’entre nous, nos élus, nos experts. Nous ne pouvons pas nous en sortir en renonçant à nos responsabilités. Personne n’est digne de nous commander, nous avons tous le devoir de nous saisir de notre destin, à chaque instant de notre vie.
Se pose la question de l’égalité
On peut parler d’égalité de l’accès aux services mais pas de l’égalité des hommes. Nous sommes tous différents, et c’est une bonne chose. Plus nous sommes différents, mieux c’est pour la société. Si nous étions tous des Zidane, le foot n’aurait aucun intérêt. La beauté, la joie, la vie... se nourrissent de la différence.
La démocratie représentative n’a réussi qu’à imposer l’égalité lors du vote. Vous appelez ça une victoire ? Il n’y a même pas égalité pour tous dans la possibilité de se présenter (monopole des partis organisés sur des modalités féodales - du coup le vote n’est même plus capable de faire tourner les têtes puisqu’il va les chercher toujours au même endroit). L’égalité doit plutôt être dans le droit pour tous d’agir en fonction de ses compétences et de ses envies.
Au fond, pour moi, tout le problème est de savoir si nous avons besoin de gouvernements. Je crois que nous pouvons nous en passer si nous sommes capables de communiquer. Si nous n’avons pas besoin de gouvernement, nous n’avons pas besoin de voter.
Je ne dis pas qu’il faille supprimer des institutions globales, mais que leur rôle doit être consultatif, elles doivent œuvrer dans le domaines de la sagesse et non dans celui de l’action qui, lui, doit être réservé aux citoyens.
Dans une démocratie participative, on ne vote pas, on agit.
PS : J’espère parler de ça ce matin lors du World e-gov forum.