Internet, ou le dernier Typhon

par Nicolas Cavaliere
vendredi 2 juin 2023

Des chimères, vers le gouffre.

Dans le discours critique, on résume fréquemment l’Internet à une série de réseaux sociaux, pourvoyeurs de contenus sordides et flattant les instincts basiques de la population, miroirs d’un narcissisme institué par les commodités du consumérisme en pointant justement les troubles de l’attention et de la cognition que ces contenus engendrent. Mais l’Internet ne se résume pas à ces contenus, et il est également pertinent que le discours critique s’attache à observer les autres usages qu’il est fait de l’outil et les conséquences qu’ils engendrent. Internet est un siphon qui n’aspire pas seulement les plus mauvaises tendances de l’humanité, mais également les meilleures.

S’il y a une révolution que la vidéo en ligne a rendue possible, c’est celle des tutoriels qui permettent d’apprendre à effectuer des tâches manuelles de simples à complexes, et d’assimiler rapidement des principes de métiers concrets comme s’il s’agissait de charger des données directement dans une cervelle. La rénovation d’un toit, la réparation d’une voiture, le carrelage d’une salle de bains, l’établissement de canalisations, la taille d’un arbre, le goudronnage d’une route, la réalisation d’une pâtisserie, d’une coupe de cheveux, d’une manucure, d’un jardin, d’une arme à feu font l’objet d’enseignements provenant souvent directement de professionnels, et la plupart du temps, ces vidéos sont en accès libre sur des plateformes qui se chargent de monétiser l’effort par d’autres moyens pour leurs producteurs. Avec ce savoir à disposition, un peu de curiosité et d’intérêt personnel peuvent faire d’un fonctionnaire de base un ouvrier du week-end particulièrement redoutable se construisant un patrimoine immobilier en rénovant des biens en mauvais état et devenant de ce fait bien plus riche qu’il ne l’aurait été s’il s’était contenté des faibles rémunérations de son emploi principal. Ce savoir à disposition dévalue également les matières enseignées à l’école, majoritairement connues en fin de compte pour leur inutilité majeure au quotidien, dans la vie de tous les jours, ou plutôt dans la survie de tous les jours.

Cette survie de tous les jours, c’est celle au fond qu’Internet a créée en nivelant tous les savoirs et surtout en les rendant accessibles à tous. La révolution sérieuse dans toute cette histoire n’est pas de tenter de savoir si oui ou non X ou Y sont célibataires ou en couple sur Facebook ou si B a posté une vidéo de lui avec son nouveau tatouage sur TikTok. Savoirs qui ne sont pas exactement imbéciles, qui sont surtout futiles. La révolution sérieuse n’est pas liée aux réseaux sociaux mais aux plateformes de vidéo en ligne, YouTube en tête de ligne, et à la diffusion de savoirs professionnels qui autrefois faisaient l’objet d’un échange ou d’un paiement, de savoirs qui permettaient la détention d’un pouvoir. Ces savoirs ne sont aujourd’hui plus des capitaux, puisqu’ils sont disponibles sur simple clic. Le savoir est capital parce qu’il est secret, et que seul le secret se monnaye (d’où que le plus vieux métier du monde soit réputé être…).

Il est donc attendu dans ce contexte que le prix de la matière, le prix de la ressource nécessaire pour exercer la pratique d’un savoir accessible à tous, soit voué à augmenter indéfiniment, puisque cette matière, cette ressource, est la seule qui ne s’humilie pas d’elle-même. Les professionnels, tenus de faire leur publicité en ligne, dévaluent leur savoir et s’attachent d’abord à établir une communication attractive. Un beau logo, une mise en page soignée valent autant et parfois plus que le travail bien fait, surtout parce que le travail bien fait est à la portée cognitive de n’importe quel volontaire, encore plus quand celui-ci parvient à craquer le code de l’obsolescence programmée, à découvrir le secret qui fera revenir son client sans que celui-ci ne soit au courant de l’entourloupe. De ce point de vue, le mouvement de diffusion du savoir sur Internet est une bénédiction car il fragilise les grandes institutions éternelles qui détiennent la recette de l’obsolescence programmée, recette que les artisans honnêtes en compétition pour leur survie sont obligés d’ignorer. Mais ce point de vue positif n’est pas suffisant, la machine humaine est bien huilée, et l’huile noircit vite.

La diffusion des contenus les plus idiots sur Internet, leur mise en avant perpétuelle, leur monétisation excessive, est d’abord un frein à l’épanouissement de ces artisans dans le monde économique, et par-là un moyen de contrôle médiatique à l’encontre des gens qui comprendraient très vite l’intérêt réel de l’Internet. La promotion de vidéos courtes sur Tik-Tok et les grasses rémunérations de leurs créateurs relèvent du même modèle économique que celui qui consiste à payer les professionnels du sport les plus charismatiques à des montants astronomiques. C’est donc aussi un barrage contre la transformation du monde économique qu’induirait un intérêt positif global des masses pour les apports du savoir du ligne. Ce savoir d’ailleurs n’y existe pas, les débats politiques n’en font jamais mention, il nuirait aux échanges, à leur circulation. L’eau, la sève, et enfin l’huile. L’essentiel est de se passer des olives, dont la conformité est normée par une instance supérieure à laquelle on ne saurait déroger, en tout cas pas sans être éborgnés ou mutilés par les gardes de cette instance supérieure.

Et l’essentiel est aussi de s’approprier ces savoirs, de les soumettre lentement mais sûrement aux ingénieries d’« intelligence » artificielle qui sauront analyser, chiffrer, coder les processus qui permettent à certains humains plus inventifs que d’autres de se trouver des moyens efficaces de survie dans un monde où à la domination des régularités naturelles s’est substitué l’assujettissement aux lois de la finance internationale. Quant à celui qui ne transmettrait pas de lui-même ses savoirs en en faisant la publicité par réseau social ou par vidéo en ligne, il ne pourra pas échapper aux nombreuses caméras disposées dans l’espace « public » et aux drones. Le siphonnage doit avoir lieu jusqu’au bout. Ce n’est pas le savoir seul qui est visé, c’est l’activité même, l’élan qui pousse au savoir, le conatus dans toute sa splendeur et dans toute son horreur.

Le coût de toute cette opération est la disparition d’une éducation nationale, en tout cas de la réorientation de l’institution qui la promulgue, l’Éducation Nationale, vers des matières autrement plus directes et globales que l’enseignement du latin. Les vieilles humanités n’ont plus leur place dans le programme, place aux modernes, à celles qui feront des élèves de parfaits soldats pour le siphonnage. La machine a déjà assimilé la grande « Histoire Naturelle » de Pline l’Ancien, elle peut se contenter d’en avaler de plus petites chez chaque petit garçon, chaque petite fille ou chaque petit.e être non-binaire, toute nourriture est bonne, toute nourriture n’est qu’huile.

On pouvait autrefois lire la presse sans y écrire, écouter la radio sans y parler, regarder la télévision sans y passer. Internet a promis à chacun qu’il pourrait y naviguer et y contribuer. Et aujourd’hui, parce que tous les historiques sont conservés, il est impossible de naviguer sans y contribuer. S’en débrancher, c’est comme se passer de porte-monnaie, car tous les secrets du monde s’y échangent. Mais on peut choisir le rythme auquel on dépense son argent, en fait le rythme auquel on se dépense. L’abonnement Internet est toujours vendu illimité. Le jour où il faudra rationner les octets, ce sera le début de la nuit. On pourra dès lors contribuer en sommeil.

La puissance d’un siphon est fonction est du souffle d’un Typhon, lequel, au lieu de se répandre sur la surface de la Terre-Mère, se force en son sein aspirant tout ce qu’il récolte sur son passage pour l’entraîner jusqu’au fond du puits vers le noyau brûlant qui la maintient en gravitation. Combien de temps ce souffle soutiendra-t-il l’endurance de l’industrie humaine ? Chacun le saura à son heure.


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