Ce cher capital qui fait tout et le reste...
par Michel J. Cuny
lundi 10 février 2025
Chez Thomas Piketty, il n’y a pas d’exploitation du travail par le capital. Il n’y a qu’un "partage capital-travail". Il n’y a pas de travail de production, mais il y a un travail de gestion (du patrimoine). Il n’y a pas de productivité du travail, mais il y a une productivité du capital.
Au dos de cette page-là, deux autres graphiques nous font connaître, également en ce qui concerne le Royaume-Uni et la France, l’évolution, sur la même période, du taux de rendement moyen du capital et de ce qu’il faut lui enlever pour atteindre son taux de rendement "pur", c’est-à-dire déduction faite du "travail de gestion", d’un travail de gestion qui, en France, aurait représenté 1 % sur les 6 % du rendement moyen (rendement pur : 5 %) en 1920 ; 3 % sur 9,9 % en 1920 (rendement pur : 6,9 %) ; 4,2 % sur 11 % en 1950 (rendement pur : 6,8 %) ; et 1 % sur 4,7 % en 2010 (rendement pur : 3,7 %).
On le voit : le travail de gestion est particulièrement éprouvant…
Mais il y a plus grave encore, nous prévient Thomas Pi-ketty :
« Tout d’abord, les niveaux indiqués sur les graphiques 6.3-6.4 correspondent à des rendements avant toute forme d’imposition. » (Idem, pages 328-329.)
Or ici, c’est manifestement un coup de massue qui attend les malheureux travailleurs de la gestion du patrimoine :
« Tous impôts confondus, le taux moyen d’imposition pesant sur les revenus du capital est actuellement de l’ordre de 30 % dans la plupart des pays riches. » (Idem, page 329.)
Dans ce contexte très déprimant, une question se pose. Et Thomas Piketty n’hésite pas à la poser de façon très abrupte :
« À quoi sert le capital ? » (Idem, page 335.)
À offrir un certain rendement… Mais, alors…
« […] comment est déterminé le taux de rendement du capital en vigueur dans une société donnée ? Quelles sont les principales forces économiques et sociales en jeu, comment peut-on rendre compte des évolutions historiques observées, et surtout que peut-on dire au sujet de l’évolution prévisible du taux de rendement du capital au XXIe siècle ? » (Idem, pages 335-336.)
"Forces économiques et forces sociales"… Allons bon ! Il ne va tout de même pas nous parler de lutte des classes, de grèves, de lock-out, etc… Voyons cela… Thomas Piketty recourt à ce que prescrit la théorie contemporaine dans deux de ses orientations principales :
« D’après les modèles économiques les plus simples, et sous l’hypothèse d’une concurrence "pure et parfaite" sur le marché du capital comme sur le marché du travail, le taux de rendement du capital devrait être exactement égal à la "productivité marginale" du capital (c’est-à-dire la contribution d’une unité de capital supplémentaire au processus de production considéré). » (Idem, page 336.)
Dans cette version-là, le travail de production passe une nouvelle fois sous la table. Il n’a sans doute aucun rapport avec le taux de rendement du capital, celui-ci ne pouvant être que le fruit immanent de la productivité du capital, qui fait cela toute seule.
Voyons l’autre option "scientifique" :
« Dans des modèles plus complexes et plus réalistes, le taux de rendement du capital dépend également du pouvoir de négociation et des rapports de force entre les uns et les autres, et peut suivant les situations et les secteurs être plus élevé ou plus faible que la productivité marginale du capital (d’autant plus que cette dernière n’est pas toujours mesurable avec précision). » (Idem, page 336.)
Ne nous enflammons pas tout de suite. Il est certes question d’un "pouvoir de négociation et des rapports de force entre les uns et les autres"… Selon cette formulation plus que prudente, il est assez difficile de dire qui est qui. Mais, comme nous le voyons, le seul enjeu véritable ne concerne ni le travail de production, ni la productivité du travail : il n’y a, encore et toujours, que la productivité marginale du seigneur capital.
D’ailleurs, le paragraphe immédiatement subséquent balaie d’un revers de main toute ambiguïté :
« Dans tous les cas, le taux de rendement du capital est notamment déterminé par les deux forces suivantes : d’une part par la technologie (à quoi sert le capital ?), et d’autre part par l’abondance du stock de capital (trop de capital tue le capital). » (Idem, page 336.)
La question sociale, à peine évoquée, a immédiatement disparu.
Ouf, Thomas Piketty aura tout juste failli nous faire peur !
Si le travail de production n’existe pas chez Thomas Piketty, et si le travail de gestion s’y trouve très bien rémunéré, nous avons vu aussi que le capital lui-même y est présenté comme capable d’une production, dont l’efficacité marginale devrait déterminer le taux de rémunération (soit le taux de rendement) qui devrait lui revenir, ou tout au moins y contribuer…
À chacun selon ses mérites…
S’il faut enjamber le rôle du travail de production pour rejoindre la production due au seul capital… détenteur des moyens de production…, il est assez tentant de faire, du contenu technologique de ces moyens de production, un attribut du capital lui-même, un attribut qui "produit" tout seul… de la richesse économique. Ainsi, le capital devient-il un "facteur", un "faiseur", un "travailleur" rien que par la mise en œuvre de "sa" technique. C’est ce que confirme Thomas Piketty :
« La technologie joue naturellement un rôle central. Si le capital ne sert à rien comme facteur de production, alors par définition sa productivité marginale est nulle. » (Idem, page 337.)
Autrement dit : si la fiction d’un capital rendu "productif" par son accaparement de la technologie ne parvient pas à s’installer, le taux de rendement du capital disparaît. Voilà où en est, actuellement, l’idéologie dominante : elle n’ose plus défendre la propriété privée des moyens de production en tant que telle ; elle se rabat sur la seule "technicité"… C’est déjà un signe.
Mais Thomas Piketty ne s’arrête pas en si bon chemin. Voici qu’il nous offre un large panorama du rôle "social" que remplit le capital (qu’il confond une fois de plus, et de façon plus criante que jamais, avec le patrimoine de "tout le monde") :
« Dans toutes les civilisations, le capital remplit deux grandes fonctions économiques : d’une part pour se loger (c’est-à-dire pour produire des "services de logement", dont la valeur est mesurée par la valeur locative des habitations : c’est la valeur du bien-être apporté par le fait de dormir et vivre sous un toit plutôt que dehors), et d’autre part comme facteur de production pour produire d’autres biens et services (dont le processus de production peut nécessiter des terres agricoles, outils, bâtiments, bureaux, machines, équipements, brevets, etc.). » (Idem, page 337.)
Et certainement aucun travail humain…
Or, propriétaire ou locataire de son "habitation", tout individu a effectivement besoin de son patrimoine ou de celui de son "logeur"… De même que toute personne qui doit gagner son pain quotidien par son travail a besoin des outils gracieusement offerts par les détenteurs de patrimoines directement producteurs d’un… taux de rendement en bonne et due forme.
Mais c’est sans doute par le biais de sa "productivité marginale" que le capital devient producteur de "valeur" économique, tandis que, chez Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx, seul le travail de production l’était.
Redonnons la parole à Thomas Piketty :
« Concrètement, la productivité marginale du capital est définie par la valeur de la production additionnelle apportée par une unité de capital supplémentaire. » (Idem, pages 337-338.)
Chaque "unité" supplémentaire est donc comme la fourmi de la fable : très travailleuse…
Et Thomas Piketty passe immédiatement aux travaux pratiques :
« Supposons par exemple que dans une société agricole le fait de disposer de l’équivalent de 100 euros de terres supplémentaires (compte tenu des prix en vigueur pour la terre et les outils), permette d’augmenter la production de nourriture de l’équivalent de 5 euros par an (toutes autres choses égales par ailleurs, en particulier en maintenant constante la quantité de travail utilisée). On dit alors que la productivité marginale du capital est de 5 euros pour 100 euros investis, autrement dit de 5 % par an. » (Idem, page 338.)
Comme on le constate ; ça marche tout seul. Le capital fait tout le boulot lui-même… grâce à sa productivité marginale… Ce qui, bien sûr, n’est vrai que dans une société bien organisée…, où les vrais travailleurs-travailleuses ne sont que les détenteurs-détentrices de capitaux à taux de rendement suffisants…
Mais si, de plus, le "pouvoir de négociation et les rapports de force" sont ce qu’ils doivent être au détriment des individus qui auraient réussi à n’avoir pas le "patrimoine-à-taux-de-rendement", alors la loi de l’offre et de la demande pourra triompher à plein :
« Dans des conditions de concurrence pure et parfaite, il s’agit du taux de rendement annuel que le détenteur du capital - propriétaire foncier ou propriétaire des outils - devrait obtenir de la part du travailleur agricole. » (Idem, page 338.)
Comme on le voit, c’est le travailleur (agricole, dans ce cas) qui doit quelque chose…
Or, par-delà la loi de l’offre et de la demande, il y a l’étape ultime du "monopole" ! Et le capital explose même le rapport entre taux de rendement et productivité marginale en toute bonne foi :
« Évidemment, il peut exister des situations où le propriétaire est dans une situation de monopole pour louer sa terre et ses outils au travailleur, ou bien pour lui acheter son travail (on parle alors de "monopsone"), auquel cas le propriétaire peut imposer un taux de rendement supérieur à cette productivité marginale. » (Idem, page 338.)
C’est-à-dire qu’il peut réclamer encore un peu plus au travailleur…
On pressent tout de même qu’ici il risque d’y avoir quelques coups de fusils dans les campagnes…
Michel J. Cuny