Telles sont donc les conditions à remplir pour offrir un avenir radieux aux revenus du capital...
par Michel J. Cuny
vendredi 14 février 2025
Compte tenu des débats qu’a suscités la notion d’élasticité de substitution entre capital et travail, et considérant le rôle assez modeste que Thomas Piketty s’efforce de lui faire jouer ici, nous pouvons nous en tenir à la définition simplifiée qu’il nous fournit. Il s’agit de mesurer "la facilité avec laquelle il est possible de remplacer du travail par du capital, ou du capital par du travail", c’est-à-dire de mettre en concurrence ces deux "facteurs de production".
Une élasticité de substitution nulle signifie que ni les suppléments de travail ni les suppléments de capital n’apportent aucune productivité marginale. Laissons Thomas Piketty nous dire la suite :
« Si l’élasticité est comprise entre zéro et un, alors une augmentation du rapport capital/revenu β conduit à une baisse si forte de la productivité marginale du capital que la part du capital α = r x β diminue (à supposer que le rendement du capital soit déterminé par sa productivité marginale). » (Idem, page 343.)
C’est-à-dire que, dans l’ensemble du revenu national annuel, la part du revenu du capital diminue relativement à celle du travail. À l’inverse :
« Si l’élasticité est supérieure à un, alors une augmentation du rapport capital / revenu β conduit au contraire à une baisse limitée de la productivité marginale du capital, si bien que la part du capital α = r x β augmente (en supposant toujours une égalité entre rendement du capital et productivité marginale). » (Idem, pages 343-344.)
Il y aurait enfin une éventualité plus que remarquable :
« Dans le cas d’une élasticité exactement égale à un, les deux effets se compensent parfaitement : le rendement du capital r baisse dans les mêmes proportions que le rapport capital / revenu β, si bien que le produit α = r x β demeure inchangé. » (Idem, page 344.)
Comme l’indique Thomas Piketty, cette occurrence a reçu un nom ; elle est dite "fonction de production Cobb-Douglas", cas où…
« […] quoi qu’il arrive, et en particulier quelles que soient les quantités de capital et de travail disponibles, la part du capital est toujours égale à un coefficient fixe α, qui peut être considéré comme un paramètre purement technologique. » (Idem, page 344.)
Autrement dit : ce paramètre permet d’évacuer toute problématique de classe dans la durée. Il y a un état de fait - plus ou moins favorable aux revenus du travail - mais stabilisé… et qui correspond à une nécessité tout simplement liée aux techniques de production mises en œuvre.
Par effet de retour, ce sont donc les développements techniques et technologiques qui prennent un rôle particulièrement crucial. Ayant, pour sa part, scruté la longue période, Thomas Piketty fait la constatation suivante :
« De fait, les évolutions historiques observées suggèrent qu’il est toujours possible - tout du moins jusqu’à un certain point - de trouver des choses utiles et nouvelles à faire avec du capital, de nouvelles façons par exemple de construire ou d’équiper des logements (on peut penser à des capteurs solaires ou numériques dans les murs ou sur les toits), des équipements robotiques ou électroniques toujours plus sophistiqués, ou bien des technologies médicales utilisant toujours plus de capital. » (Idem, pages 349-350.)
…et de marginaliser le travail qui voit ainsi sa productivité "marginale" s’effondrer.
Sur ce terrain de la seule dynamique technique et technologique, il y a donc un juge de paix, même si…
« Évidemment, il est très difficile de prévoir jusqu’à quel point l’élasticité de substitution capital-travail sera supérieure à un au cours du XXIe siècle. » (Idem, page 350.)
Mais il vaudrait mieux qu’elle le soit, de façon plus ou moins substantielle. Pour le passé, quoi qu’il en soit, et selon Thomas Piketty :
« Sur la base des données historiques, on peut estimer une élasticité comprise entre 1,3 et 1,6. » (Idem, page 350.)
Or, pour l’instant tout au moins, l’affaire ne se présente pas si mal, constate le même auteur :
« La seule chose qui semble relativement bien établie est que la hausse tendancielle du rapport capital / revenu β observée dans les pays riches au cours des dernières décennies, et qui pourrait s’étendre à l’ensemble de la planète au cours du XXIe siècle en cas d’abaissement généralisé de la croissance (en particulier démographique), peut fort bien s’accompagner d’une hausse durable de la part du capital α dans le revenu national. » (Idem, page 350.)
Et même si…
« […] il est probable que le rendement du capital r s’abaissera au fur et à mesure que le rapport capital / revenu β augmentera ». (Idem, page 350.)
…il n’empêche que la baisse de rémunération du capital par unité produite sera plus que compensée par la croissance de la production, puisque…
« […] sur la base de l’expérience historique, le plus probable est que l’effet volume l’emportera sur l’effet prix, c’est-à-dire que l’effet d’accumulation l’emportera sur la baisse du rendement ». (Idem, page 350.)
Pour autant, cependant, que la question des rapports de classe ne reviendra pas à l’ordre du jour, et que la technologie seule suffira à faire le tri entre les "gagnants" et les "perdants" ou, mieux encore, entre les propriétaires des moyens de production et d’échange et la masse des producteurs de plus-value.
Ce que Thomas Piketty sait tout de même un peu. Aussi ne néglige-t-il pas d’écrire que la hausse de la part du capital dans le revenu national…
« […] est cohérente non seulement avec une élasticité de substitution supérieure à un, mais également avec une amélioration du pouvoir de négociation du capital vis-à-vis du travail au cours des dernières décennies, dans un contexte de mobilité croissante des capitaux et de concurrence croissante entre États pour attirer les investissements ». (Idem, page 351.)
Mais enfin, rassurons-nous :
« En tout état de cause, il est important d’insister sur le fait qu’aucun mécanisme économique autocorrecteur n’empêche qu’une hausse continue du rapport capital / revenu β s’accompagne d’une progression permanente de la part du capital dans le revenu national α. » (Idem, page 351.)
Présentant dans un graphique - et de façon d’abord plus ou moins anecdotique - l’évolution de la "part des profits dans la valeur ajoutée des entreprises en France entre 1900 et 2010", Thomas Piketty ne manque pas l’occasion de faire un petit détour par Karl Marx et sa célèbre mise en exergue de la "baisse tendancielle du taux de profit".
Voici à quoi se trouve réduite ici la problématique initiée par celui-ci :
« […] les capitalistes accumulent des quantités de capital de plus en plus importantes, ce qui finit par conduire à une baisse inexorable et tendancielle du taux de profit (c’est-à-dire le taux de rendement du capital), et par causer leur propre perte. » (Idem, page 360.)
Il s’agirait donc d’un nouvel avatar de la loi de l’offre et de la demande, ou du dicton : abondance de biens nuit.
Pour l’occasion, Thomas Piketty ressort sa dévastatrice "deuxième loi fondamentale du capitalisme" à laquelle il avait dû renoncer lui-même précédemment, et voici ce qu’il fait de la position adoptée par Karl Marx :
« Mais une façon logiquement cohérente d’interpréter son propos est de considérer la loi dynamique β = s/g dans le cas particulier où le taux de croissance g est nul, ou tout du moins très proche de zéro. » (Idem, page 360.)
Pourquoi ramener le taux de croissance à zéro ? Tout simplement parce que Karl Marx n’aurait lui-même rien su de quelque possibilité de croissance structurelle que ce soit…
« Or, dans l’esprit de Marx, comme d’ailleurs de tous les économistes du XIXe et du début du XXe siècle, et dans une large mesure jusqu’aux travaux de Solow dans les années 1950-1960, la notion même de croissance structurelle, tirée par une croissance permanente et durable de la productivité, n’était pas clairement formulée et identifiée. » (Idem, page 360.)
Mieux, ne craint pas d’écrire Thomas Piketty :
« À cette époque, l’hypothèse implicite est que la croissance de la production, notamment manufacturière, s’explique avant tout par l’accumulation de capital industriel. » (Idem, pages 360-361.)
Pauvre Marx ! Décidément, rien ne lui aura été épargné…
Laissons-le de côté pour un instant, et considérons le raisonnement suivi par Thomas Piketty dans ce cas où le taux g de croissance structurelle est nul. Puisque nous voulons utiliser la formule β = s/g, il nous faut envisager maintenant l’évolution possible de s. Thomas Piketty s’étrangle devant l’aveuglement aussi bien technique que moral des détenteurs de capitaux :
« À partir du moment où le taux d’épargne nette s est positif, c’est-à-dire que les capitalistes s’acharnent à accumuler chaque année davantage de capital, par volonté de puissance et de perpétuation, ou bien simplement parce que leur niveau de vie est déjà suffisamment élevé, le rapport capital / revenu augmente indéfiniment. » (Idem, page 361.)
Et β avec lui, et jusqu’à l’infini… On court donc à la catastrophe, sauf si le taux r de rendement du capital tire la leçon de la "première loi fondamentale du capitalisme" (α = r x β) ainsi que Thomas Piketty le recommande vivement :
« Et avec un rapport revenu / capital β infiniment élevé, le rendement du capital r doit nécessairement se réduire de plus en plus et devenir infiniment proche de zéro, faute de quoi la part du capital α = r x β finira par dévorer la totalité du revenu national. » (Idem, page 361.)
Il est temps de nous retourner vers la condition initiale qui détermine, selon Thomas Piketty, toute cette horreur, condition initiale qu’il prête gracieusement à Marx lui-même : une croissance structurelle nulle. En dehors de ce cas, bien sûr, etc…
Par conséquent, veut croire Thomas Piketty :
« La contradiction dynamique pointée par Marx correspond donc à une vraie difficulté, dont la seule issue logique est la croissance structurelle, qui seule permet d’équilibrer - dans une certaine mesure - le processus d’accumulation du capital. » (Idem, page 361.)
Ouf ! nous avons eu effectivement très peur.
Rassurons-nous, et reprenons notre souffle, grâce à Thomas Piketty :
« C’est la croissance permanente de la productivité et de la population qui permet d’équilibrer l’addition permanente de nouvelles unités de capital, comme l’exprime la loi β = s/g. » (Idem, page 362.)
…qui vient donc d’être ressuscitée après l’abandon dont elle avait été victime aux environs de la page 315.
Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est qu’avec elle, et avec cet éclairage qu’elle fournit sur les conditions de pérennisation du mode capitaliste de production, nous disposons d’un véritable remède universel :
« Faute de quoi les capitalistes creusent effectivement leur tombe : soit ils s’entre-déchirent, dans une tentative désespérée de lutter contre la baisse tendancielle du taux de ren-dement (par exemple en se faisant la guerre pour obtenir les meilleurs investissements coloniaux, à l’image de la crise marocaine entre la France et l’Allemagne en 1905 et 1911) ; soit ils parviennent à imposer au travail une part de plus en plus faible dans le revenu national, ce qui finira par conduire à une révolution prolétarienne et une expropriation générale. » (Idem, page 362.)
Possible. Mais une chose est désormais sûre : Thomas Piketty n’a jamais lu Karl Marx.
Michel J. Cuny