Se jeter à l’eau
par C’est Nabum
dimanche 16 février 2025
Il advint qu'en ce pays de cocagne, il y eut parmi les gens de cette contrée, un plus fou encore que tous les autres pour consacrer son existence à l'amour qu'il vouait à sa rivière. Il avait beau savoir que l'adjectif possessif qu'il accolait à celle qu'il chérissait tant était parfaitement usurpé puisque la belle dame n'appartenait à personne en dépit de tous ceux qui se prétendaient ses serviteurs zélés. Elle était vive et indépendante, libre et indomptable, changeante et majestueuse.
Il eut pu rejoindre la vaste troupe de ses admirateurs mais comme nombre d'entre eux, il se faisait un malin plaisir à se prétendre le plus zélé de tous, son plus fidèle adorateur, le plus inspiré de ses chantres. Tout comme tous les autres, il n'entendait pas partager une passion qui était pourtant commune à tous les riverains de la belle rebelle. Les humains sont ainsi, ils pêchent par excès et manque d'humilité même quand il s'agit de partager un noble sentiment.
Quand Narcisse se rendit compte qu'il n'était pas le seul à se prétendre amant de sa Dame Liger, il en éprouva tout d'abord une jalousie profonde, un sentiment de trahison. Comment se pouvait-il que d'autres soient à ce point épris de celle qui occupait toutes ses pensées ? Il se devait de démontrer à tous qu’il était le plus capable de lui exprimer son sentiment, qu'aucun autre ne parviendrait jamais à lui déclarer sa folle passion.
C'est ainsi que pour se démarquer de cette immense cohorte de ligériens vouant un amour inconsidéré à la Loire, il se mit en tête de lui écrire les plus belles déclarations qui soient. Il lui dédia des poèmes et des chansons, des odes et des sonnets, des récits et des déclarations. Il exprima ainsi cette fièvre qui brûlait en lui pour celle qu'il couvait d'un regard énamouré.
Hélas, il se rendit vite compte qu'il n'était pas le premier à lui glisser des mots doux et tendres, à la couvrir de textes qu'ils fussent en prose ou bien en vers. Il découvrit que beaucoup la chantaient, lui glissaient de douces mélodies au coin de ses méandres et de son histoire. Il ne pouvait se satisfaire de n'être pas le premier de ses soupirants. Il lui fallait changer d'expression pour lui rendre gloire et hommage.
Il abandonna la plume pour l'œilleton. Il pensa que son regard était si tendre qu'il saurait émouvoir autour de lui, donner à partager sa passion à nulle autre pareille. Il s'équipa d'objectifs et de boîtiers dignes de la majestueuse dame. Celle-ci, complaisamment, posait pour lui, alanguie le long de ses bans, lui octroyait somptueux ballet en y conviant une faune entièrement à son service.
Il la prit sous tous les angles, de toutes les manières, par tous les temps, avec cet immense peuple de Loire qui lui fait le plus beau des cortèges. Il découvrit bien vite que cette fois encore, il n'était pas le seul à la scruter de la sorte, à lui tirer le portrait à chaque instant. D'autres amoureux lui portaient tous un regard particulier, attentif et original. Chacun exprimant à sa manière une passion unique.
Narcisse ne voulut plus être du nombre. Il posa ses appareils pour ne plus être tributaire de la technique pour magnifier sa tendre et douce Loire. Il allait lui donner ses propres couleurs, un décor qu'il allait composer exprès pour elle. Il envisageait même de la restituer dans sa splendeur passée, lui redonner vie et mouvement en ressuscitant la glorieuse histoire de la marine de Loire.
Il prit le pinceau pour lui redonner son âme et son cher passé. Il se fit peintre, magnifiant paysages et scènes d'une vie marinière. Il fit tant et si bien qu'il eut rapidement le sentiment de la faire renaître, d'effacer les reliefs d'une époque qui l'avait martyrisée. Il était aux anges, parvenant à la donner à voir comme lui la pensait en son for intérieur.
Plus ses tableaux émouvaient les ligériens, plus il sentait monter en lui une frustration. Il avait beau faire, il avait toujours le sentiment d'une absence, d'un manquement à son bonheur. Il désirait plus encore, non seulement la montrer telle qu'il l'imaginait dans le secret de son cœur, mais plus encore, la mettre en scène véritablement au point de s'y trouver lui-même intimement mêlé.
C'est dans son dernier tableau qu'il trouva cette perfection après laquelle il courait désespérément depuis le début de sa quête. Il se jeta à l'eau, fit corps avec la belle, se représenta en son cours, abandonné dans son lit, en pâmoison avec son amoureuse. Il se glissa dans cette œuvre qui constituait pour lui son apothéose.
Il fit tant et si bien qu'il se sentit totalement, irrémédiablement, partie prenante de ce tableau. Il était enfin en capacité de lui démontrer son amour, sa fusion avec elle. Il en fut tant bouleversé qu'il perdit pied dans cette œuvre, véritable point d'orgue de sa passion dévorante.
Il venait tout juste de donner les dernières touches à ce nageur qui se donnait corps et âme à son amour pour la rivière quand celle-ci l'engloutit d'une traîtresse embrassade. Il se noya sans espoir d'être sauvé tandis que tout le tableau disparut avec lui.
En cet ultime instant, il venait de réaliser son rêve. C'est le sourire aux lèvres qu'il se donna à cet effacement merveilleux. Plus personne n'entendit plus jamais parler de lui ni ne retrouva ce qu'il avait jadis créé pour exprimer sa folle passion.