Sans la moindre coquille
par C’est Nabum
mercredi 19 février 2025
Récit ovale
Un œuf, la bouche en cul de poule me confia une étrange histoire. Qu'il eût un bec de lièvre eut changé radicalement mon attitude à son égard tandis que paradoxalement son air mielleux m'inspira une totale confiance si bien que je donnais crédit à son récit.
Il naquit à une date certifiée par une indication de fraîcheur qui ne porte pas à confusion et se montre digne dans son cas d'un registre d'état civil. Pour des raisons qui échappent à sa connaissance, sa génitrice ne se soucia guère de le couver d'un regard maternel. Il y avait dans le coin un coq qui était de nature à détourner les poules de leur rôle.
L'œuf se trouva prestement ramassé dans un panier d'osier. Pour lui, débuta alors une vie d'errance et d'incertitude, découvrant avec effroi qu'il n'était qu'un parmi une multitude de ses semblables, tous destinés à passer à la casserole. C'est du moins ce qu'on lui laissa croire quand il se trouva exposé sur l'étal d'un marché de province.
D'abord exposé à la convoitise des éventuels acquéreurs, il découvrit avec une certaine fierté qu'il avait été rangé dans les « très gros ». Ces congénères de taille plus modeste devaient se contenter d'un « gros » tandis que les autres, les plus nombreux, n'avait aucun qualificatif. Autre surprise, il convenait de se ranger par six dans une curieuse boîte à alvéoles pour un prix affiché à la douzaine.
Notre œuf qui en avait dans le crâne, s'interrogea sur ce système numérique jusqu'à ce qu'un drôle d'oiseau écumant les marchés, expliqua à son vendeur que ceci venait de la Mésopotamie, quand les humains comptaient sur leurs phalanges en utilisant le pouce. Il se serait arraché les cheveux pour comprendre l'explication s'il avait été pourvu d'un système pileux.
La suite fut plus difficile encore, les clients venant avec des besoins spécifiques qu'ils exprimaient au marchand. La première cliente voulait préparer des œufs durs. Il lui fut conseillé de les choisir moins frais afin qu'ils soient plus faciles à écaler. Notre œuf dans sa coquille se sentit soudain fragile puisque d'autres, allaient s'endurcir par la grâce de cette dame.
Le client suivant désirait mijoter des œufs brouillés. Paradoxalement, le commerçant choisit une boîte sans en modifier la constitution. Ainsi, six œufs serrés dans un même contenant pouvaient éprouver des différents sans qu'il n'en remarquât rien auparavant. Il lui fallait s'interroger davantage sur la personnalité de ceux qui partageaient sa condition.
Puis son monde bascula quand un restaurateur réclama quatre très gros spécimens pour concocter des œufs parfaits. Mon ami m'avoua avoir subi une immense contrariété quand il ne fut pas sélectionné. Ainsi donc il avait un vice caché qui lui interdisait de prétendre à la perfection. Il y avait de quoi rire jaune pour faire bonne figure.
Il n'eut pas le temps de broyer du noir, un autre chaland quémanda une douzaine pour faire une omelette aux cèpes. Goguenard, le vendeur tendit deux boîtes à cette personne en lui glissant malicieusement : « Attention, on ne fait pas d'omelettes sans casser les œufs ! ». Ce fut à cet instant que mon ami comprit que sa coquille n'était pas une carapace inviolable et que son destin était tout tracé.
Il fut emporté sans plus de précision par un curieux client qui n'entendait pas dévoiler ses intentions. C'est avec la chair de poule que mon œuf se retrouva alors dans une cuisine. Ce qu'il vit alors fut pour lui une cruelle menace. L'homme s'empara d'un œuf qu'il fracassa contre un saladier et sépara le blanc du jaune.
C'est à cet instant qu'un enfant entra dans la cuisine et demanda naïvement à son cuisinier de géniteur pourquoi il mettait les blancs dans un cul de poule ? Pour mon confident ce fut un choc existentiel. Non seulement il allait vivre un morcellement après une déchirure mais qui plus est, une partie de lui-même était destinée à un retour à ses origines.
L'œuf, devant pareille situation cornélienne prit ses jambes à son cou et alla rouler plus loin pour échapper à son destin. En me narrant son histoire, j'eus le sentiment qu'il montait un peu la sauce, qu'il battait un peu la breloque et qu'il n'avait pas toute sa tête. Mais je notais scrupuleusement son récit sans en croire un mot.
Suite de quoi, pour lui donner l'illusion d'avoir gobé son histoire, je m'empressais de percer sa coquille en deux petits orifices avant que de l'avaler tout cru pour donner une certaine vraisemblance à son aventure. Mon forfait accompli, je me mis à avoir des remords. J'ai plaint sincèrement cet œuf…