Une histoire des gueux ?
par lephénix
lundi 3 mars 2025
Les individus, les familles et les sociétés ont une histoires, selon un déroulement chronologique irréversible, sans nécessairement faire l’Histoire. Le romancier Robert Musil (1880-1942) comparait la trajectoire de l’Histoire à l’incertain « mouvement des nuages ». L’historienne Emma Rotschild se penche sur l’histoire d’une famille de « gens de peu », pris dans les remous et les tourments de leur temps – en l’occurrence, de la période prérévolutionnaire jusqu’à la IIIe République. Elle fait parler les archives et restitue, d’une source à l’autre, l’enchaînement d’alliances, d’unions et d’héritages qui l’élargit par continguïté et la prolonge dans le temps historique sur cinq générations.
L’histoire des descendants matrilinéaires de la veuve « illettrée », au coeur du livre, « amène à reconstituer une série de micro-histoires » à l’intérieur des terres françaises, « dans l’espace social des réseaux de voisinage du centre d’Angoulême et des générations successives de l’histoire familiale » - une histoire devenue aussi politique, « vue d’en bas en quelque sorte...
Un second document, un contrat prénuptial, signé à Angoulême par 83 personnes à l’occasion du mariage de la fille de Marie Aymard avec Etienne Allemand, le fils d’un tailleur de la ville. Françoise Ferrand (1740-1805), alors âgée de vingt-quatre ans, inclut dans son union « tous ses biens et droits qui lui sont échus par le décès de son père en quoi qu’ils puissent consister, et en quelques lieux qu’ils se pourront trouver et ceux qui lui pourront échoir à l’avenir par la mort de sa mère et autrement à quelques titres que ce soit ». Dont les éventuels esclaves ?
L’enquête sur l’histoire de cette famille permet d’esquisser une « histoire des mutations de l’époque moderne et du XIXe siècle, à l’échelle d’individus inconnus ». Et donc une histoire de la vie économique. Les 63 signataires du contrat prénuptial constituaient « la société du temps où évoluait la famille Aymard ». Cette société-là, forcément marquée par les inégalités de conditions, a connu, en cette fin d’Ancien Régime les premières mesures d’identification écrite généralisée des populations amenées à se déplacer « à l’interieur du royaume » - et basculé dans l’âge des « papiers d’identité »...
L’aîné de ses fils survivant à la petite enfance, Gabriel Ferrand (1738-1816), a été archiviste de la Charente dans les années 1790 : « Il s’est marié à Angoulême en 1763 ; une grosse tâche d’encre masque le nom de la mariée ». Décédé à Angoulême, il est présenté comme le « chef du bureau des Archives de la préfecture du département de la Charente ». Ainsi, il a connu un large pan de l’histoire de France, depuis le règne de Louis XV jusqu’à la période révolutionnaire, celle de l’Empire et de la Restauration.
« On peut raconter l’histoire des vingt-cinq années qui séparent 1764 de 1789 sous l’angle de l’histoire familiale » constate Emma Rotschild (titulaire de la chaire Jeremy and Jane Knowles à Harvard) qui a ouvert ce courrier du passé et l’a mis en récit pendant une génération.
Ainsi, elle a élargi l’horizon d’une famille, de la méthode d’historiographique d’avant jusqu’à celle de l’humain numérisé et transmachiné, pris dans une accélération de son histoire. Cette famille aurait pu s’identifier au terroir dont elle est issue. Mais son histoire s’inscrivait de bonne heure dans une globalisation humaine faite d’aventures, d’errances et de « mobilités » qui mènent en Algérie, en Syrie, au Mexique et à Tahiti, sur cinq générations et trois régimes politiques dans l’Hexagone natal...
Une histoire au « ras du sol » ?
Durant l’été 1980, l’historienne découvre dans une librairie de Florence un article plaidant dans une revue d’histoire « pour une prosopographie par le bas », c’est-à-dire pour une micro-histoire des anonymes de jadis, ces vies minuscules d’individus, fussent-ils d’excellente qualité moyenne, qui n’ont jamais accédé aux grandes pompes de la célébrité et de la reconnaissance. Ainsi changent les « objets » de l’histoire – de celle des « grands hommes » et des grandes synthèses à celle des « gens », de leur subsistance au quotidien, et des mentalités de leur temps. Cette histoire des « gens de peu », tirée d’une « infinité de traces », n’en regorge pas moins de « tournants inattendus ».
Celle des descendants de Marie Eymard mène à son petit-fils, Martial Allemand Lavigerie (1767-1856), le seul « à avoir compris, de manière visionnaire, l’économie multinationale moderne » et à l’outre-mer, dont Marie connaissait pour le moins, depuis sa province française, la question de l’esclavage. Puis la petite-fille de Martial a épousé « le descendant d’une famille de négriers de Bordeaux ». Charles Martial Allemand Lavigerie (1825-1892) est devenu, dans les années 1870, une « célébrité mondiale » - il reçut même en 1866 l’impératrice Eugénie (1826-1920) avant d’être nommé archevêque à Alger où il se révéla « un visionnaire en matière de domination militaire et un puissant auxiiaire du nouvel impérialisme de l’époque », de la fin du Second Empire à la IIIe République. Un visionnaire et un historien de son temps à sa façon, dont il fut aisé de croiser les champs, les sources, les actes et les traces plus intimes, depuis la correspondance avec sa soeur Louise (1832-1906), » couturière impécunieuse, demeurant à Paris », jusqu’à ses hauts faits architecturaux lorsqu’il « posa la première pierre de la cathédrale Saint-Louis de Carthage » . Enfin, « un arrière-arrière-petit-fils de Marie Aymard a consacré une thèse à l’esclavage selon le droit romain »... Manifestement, il ne s’agit pas d’une famille obscure de gueux, de « sans-rien » et de « sans-récit » - sa mémoire s’est élargie, bien au-delà de son berceau et du continent, à l’empire colonial français et à une « culture-monde » déjà écrite dans la rationalité archiviste.
Pour Emma Rotschild, qui dirige le Center for History and Economics à Harvard, l’histoire de Marie Aymard et de sa famille est une « expérience de pensée avec les chiffres et une expérience de pensée avec des histoires, dans un monde de flux narratifs incessants ». Elle l’a saisi à sa racine provinciale pour en livrer des pages arrachées à l’amnésie collective, entre le trop peu de mémoire ou le trop d’oubli où les frontières d’univers sociaux, forcément changeants, ont été déplacées par d’heureux « transfuges de classe ».
Cette généalogie convie à une plongée à vif dans un « tas de secrets » familiaux qui ont essaimé depuis les interstices où s’écrivent, au propre ou parfois à l’encre d’un noir insondable ou d'un infini nuancier de gris, le mystère de vies qui nous donneraient de leurs nouvelles d’un autre temps, d’un outre-monde où tout se serait tu, n’était l’irrépressible, l’inconsolable besoin de durée dans la narrativité. Qui n'aimerait être assuré de durer et en faire récit ?
Celle-ci dilate le champ du document, de la succession dans l’ordre des générations à ce refus de la dissolution, à l’échelle des destinées individuelles comme des civilisations. Si les unes et les autres sont vouées à leur finitude et si aucune philosophie de l’histoire n’est assurée de son éternité, un questionnement inlassable, lancinant à souhait, ne s’éteint jamais avec elles.
Emma Rotschild, De proche en proche – Une famille ordinaire dans l’histoire de France, Seuil, collection « l’univeres historique », 496 pages, 26,50 euros.