David Hockney, avant-gardiste et audacieux dans la perception du monde

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 26 mai 2023

« Le spectateur est encouragé à repenser sa façon de voir et d'interpréter le monde qui l'entoure, alors que l'artiste change constamment de point de vue, en testant de nouveaux styles et en se réjouissant de représenter le monde à chaque fois de façon nouvelle et surprenante. » (Helen Little, 2023).

Il ne reste plus que quelques jours, voire quelques heures, pour ne pas rater la très instructive exposition "David Hockney : collection de la Tate" qui fermera ses portes ce dimanche 28 mai 2023. Commencée le 28 janvier 2023, en fin de tournée européenne (après Bruxelles, Vienne, Lucerne), cette rétrospective consacrée au peintre et artiste britannique David Hockney a lieu au Musée Granet, au centre-ville d'Aix-en-Provence, à trois heures de Paris par TGV.

Au mois d'avril, pendant les vacances scolaires de la région, il a fallu attendre tout de même une demi-heure avant de pénétrer dans les lieux (heureusement sur une belle place ensoleillée, la place Saint-Jean-de-Malte). Une file d'attente bon enfant, c'est le cas de le dire car l'exposition est très prisée des enfants, qui n'a, certes, rien à voir, avec les queues interminables des musées parisiens, mais qui encourage toutefois à s'y prendre à l'avance en achetant sur Internet un billet qui permet de couper la file.

C'est toujours assez rare de pouvoir visiter une rétrospective d'un artiste contemporain encore en vie, même si ce n'est pas la première en ce qui le concerne. David Hockney, qui va avoir 86 ans dans quelques semaines, est un peintre, graveur, dessinateur, photographe, paysagiste, décorateur... bref, un artiste britannique qui vit en Normandie depuis quelques années (depuis 2009, après avoir plusieurs fois séjourné à Paris), un artiste d'un immense talent. Il fait partie des rares artistes contemporains très influents à l'échelle mondiale et on considère qu'il est l'une des figures historiques du pop art au même titre qu'Andy Warhol (1928-1987) qu'il a rencontré en 1963 à New York (dans les années 1960, Hockney vivait sur la côte ouest des États-Unis).

Revendiquant son homosexualité à une époque où celle-ci était encore illégale dans la plupart des pays où il mettait les pieds, David Hockney est un artiste au style reconnaissable, un artiste "prolifique et protéiforme". Au-delà des inspirations, du talent technique et de la nécessaire recherche des compositions, il illustre par excellence ce qu'un artiste doit avoir comme missions, celle d'émouvoir son public, celle de démocratiser aussi son art, celui, en tout cas, de toucher les visiteurs et de les marquer. À vie.

Cette exposition est ainsi un festival de couleurs vives, qui soulage après trois ans de crise sanitaire, une ambiance positive, optimiste, dans un style parfois presque naïf, mais qui se renouvelle sans cesse : portraits, piscines (il en a beaucoup peintes lorsqu'il vivait sur la côte californienne), pipe sur chaise, paysages colorés... ses tableaux pourraient quasiment se passer d'une intention figurative tant l'important est dans la couleur, une sorte de contre-Soulages, qu'on retrouve jusque sur ses vêtements un peu particuliers, très colorés.



L'homme est passionné et provoque des réactions passionnelles. Ceux qui le critiquent y voient un artiste auto-centré qui a construit lui-même sa propre légende, et l'affiche de l'exposition du Musée Granet confirme un peu cette idée puisqu'elle montre un autoportrait photographique de Hockney lui-même, en décembre 2017, au milieu de certaines de ses œuvres, offert à la Tate Gallery de Londres, d'où provient l'initiative de cette rétrospective. David Hockney, comme tous les grands peintres contemporains qui bousculent les traditions et les idées préconçus, le classicisme artistique, peut choquer et surtout, peut susciter, comme c'était aussi le cas de Picasso, des réactions condescendantes ("mon petit frère est capable de faire la même chose"), sauf que le talent technique n'est pas donné à tout le monde...



Selon Sophie Joissains, la maire d'Aix-en-Provence (la ville est partie prenante dans cette exposition) : « L'œuvre de David Hockney parle à chacun. Car le choix fait par le Musée Granet et la Tate de Londres est de montrer la progression de son travail depuis la fin des années 50 jusqu'à ses œuvres les plus récentes. Rien de mieux donc, pour appréhender le travail (…), que de partir de ses premiers dessins, ses premières esquisses encore imprégnés de l'enseignement des grands maîtres du XIXe et XXe siècles, comme Van Gogh, Cézanne, Picasso ou Matisse, et de voir au fil de ses décennies de création son travail s'affirmer, ses œuvres s'affiner, ses thèmes de prédilection ressurgir et se renouveler. Bref, qu'il devienne ce qu'il est : un immense artiste en perpétuel questionnement, utilisant pour cela la peinture acrylique, la gravure, le dessin, la photographie, allant jusqu'à créer ces dernières années des œuvres numériques. ».

Bruno Ely, le directeur du Musée Granet, a évoqué Hockney avant tout comme un anticonformiste du figuratif : « C'est un artiste qui, au départ, a dû lutter contre le goût de son temps. Il lui fallait imposer sa figuration à une époque où l'abstraction et l'expressionnisme américain triomphaient. Il aurait pu devenir un peintre académique. Il a fait l'inverse, par une savante mise à distance du réel. Hockney parle d'ailleurs de naturalisme et non de réalisme. Son art est parfaitement figuratif, profondément ancré dans le réel, mais avec des niveaux de lecture qui se superposent, se surajoutent. Il manie l'humour et la subversion, multiplie les références à l'histoire de l'art, à la Renaissance, le double portrait "Mr et Mrs Clark and Percy" évoque une Annonciation ou une "conversation piece" du XVIIIe siècle anglais. Il joue avec les citations. (…) Chez lui, tout est autobiographique. David Hockney parle de ses relations intimes, de ses passions secrètes. Il partage ses émotions. Ses modèles sont ses amis, ses amants (…). Sa peinture n'est pas seulement citationnelle. Il y a des ricochets permanents, d'une référence à l'autre, d'une idée à l'autre. Et c'est sans doute ce qui le rapproche tant de Picasso. ».



Dans neuf salles s'étendant sur plus de 700 mètres carrés, l'exposition propose 103 œuvres de David Hockney dont certaines très célèbres comme "Man in Shower in Beverly Hills" (1964) et "Mr and Mrs Clark and Percy" (1970), et la plupart n'ont jamais été exposées en France. Selon Helen Little, la commissaire scientifique de l'exposition, Hockney propose aux visiteurs de « faire un voyage visuel à travers des pays connus ou éloignés, familiers ou exotiques, réels ou fantasmés ». Par ses tableaux « lumineux, audacieux et revendicatifs », David Hockney « s'interroge sur la façon dont notre monde peut être représenté en trois dimensions sur une surface plane ». L'idée d'un homme prenant sa douche ? Hockney s'en est réjoui : « Pour un artiste, la douche présente un intérêt évident. Le corps entier est constamment visible et en mouvement, en général avec grâce. ».



Les neuf thèmes qui reprennent l'ordre chronologique de l'œuvre de David Hockney sont les suivants : Un mariage de styles (1960-1964) ; Los Angeles (1964-1970) ; Vers le naturalisme (années 1970) ; La carrière d'un libertin ; Point focal changeant (années 1980) ; Expériences spatiales (années 1990 : « Partant de la conclusion que l'appareil photographique banalise le monde et décourage l'observation active, Hockney continue de chercher des façons de représenter les choses autrement qu'avec une lentille. ») ; Dans l'atelier (Hockney : « L'œil est toujours en mouvement ; s'il ne bouge pas, c'est que vous être mort. Quand mon œil bouge, la perspective varie selon la façon dont je regarde, si bien qu'elle est en constante évolution ; dans la vie réelle, quand vous êtes cinq personnes à regarder, il y a un millier de perspectives. ») ; Paysage (années 2000) ; Les maîtres du Sud.

Dans la huitième salle, il y a, à ne pas rater, une œuvre particulière faite de trois écrans vidéo qui montrent le cycle des saisons de plusieurs paysages : « En réalisant qu'il peut désormais dessiner un paysage à la fois dans l'espace et dans le temps, Hockney parle de ses images immersives en mouvement sur plusieurs écrans comme des premiers films cubistes. ».



Je reviens sur ses expériences spatiales car c'est un thème récurrent chez David Hockney. Damien Saussez a commenté ainsi "Très(End Of Triple)" (1990) : « Réduite à une série de signes, qui pourtant donnent l'illusion de la profondeur, cette œuvre (…) se veut tout autant un manifeste récapitulant les installations tridimensionnelles effectuées dans le cadre de muses en scène d'opéra qu'une ode au plaisir de l'invention une fois dégagé des contraintes de la figuration. ».



Autre exemple de Damien Saussez avec "Caribbean Tea Time" (1987) : « L'idée prend la forme inédite d'un paravent (…). Structurellement, l'œuvre repose sur des chaises en osier, une table basse et une piscine, motifs traités selon différents points de vue ; plus précisément selon l'idée de perspective inversée, concept puisé dans les leçons de cubistes. ».



D'autres l'ont formulé autrement. Ainsi, dans la revue "Connaissance des arts" HS n°1010 consacrée à cette exposition, Jean Frémon, président de la galerie Lelong & Co (une galerie qui a prêté des œuvres pour cette exposition), a insisté : « Hockney ne manquera pas de repérer la perspective inversée donnée par Cézanne aux barreaux de sa chaise. L'inversion de perspective est un concept qui le passionne depuis longtemps. Nous avons deux yeux et sommes constamment en mouvement. Les points de fuite sont multiples et changeants. Le peintre qui refuse d'être ravalé au rang de cyclope paralytique doit en tenir compte, et c'est ce qu'ont fait les cubistes selon lui. ».

Évoquant "A Bigger Card Players" (2015) : « Au mur, à gauche, est accroché un tableau traitant du même sujet mais avec des personnages reprenant les postures des "Joueurs de cartes" de Cézanne de la Fondation Barnes et du Metropolitan Museum. À droite est pendue une veste bleue qui évoque le sarrau d'un des joueurs peints par le maître d'Aix. Ainsi, dans la composition qui est un clin d'œil avéré à l'œuvre la plus célèbre de Cézanne, Hockney, usant d'une technique novatrice qui lui est propre, le dessin photographique (photographic drawing), résume ses préoccupations : sa défiance envers la perspective classique et son constant intérêt pour le cubisme. ».



Bruno Ely a ajouté : « Hockney représente la nature, mais ce qui l'intéresse est une fois encore d'interroger le regard. Il a cette conscience très forte que le point de vue unique ne suffit pas. Il revient à l'artiste de faire autrement. Les questions de cadrage, de perspective, ont toujours été au cœur de ses recherches plastiques. Le paysage lui offre d'autres possibilités. Devant ses plus grands formats, le spectateur se déplace et fait l'expérience physique du tableau. Son œil est en mouvement et multiplie les points de vue à l'infini. ».

Et pourquoi l'artiste est-il si populaire ? Le directeur du Musée Granet a répondu : « Son art est très abordable, en apparence facile d'accès. Nous avons l'impression de le comprendre au premier coup d'œil, ce qui est bien sûr une erreur. (…) Il a toujours eu un grand sens de la communication. Il a su se distinguer par son art, sa façon d'être, son style dandy et son homosexualité, qui fait pleinement partie de son identité. David Hockney est de son monde, de son temps. (…) Dans sa peinture, il sait distiller un mystère, au-delà de la réalité. Il est très concret, à la fois intime et spectaculaire. Il a inventé un style qui le rend immédiatement reconnaissable. ».

Si vous passez du côté d'Aix-en-Provence ce week-end, n'hésitez pas à faire le détour par le Musée Granet, cette exposition saisira tous vos sens...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 mai 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
David Hockney.
Pablo Picasso.
Lucien Freud.
Le Petit Prince.
Le trèsor de Toutankhamon.
Sarah Bernhardt.
Pierre Soulages.
La fresque d’Avignon.
Sempé.
Dmitri Vrubel.
Margaret Keane.
Maurits Cornelis Escher.
Christian Boltanski.
Frédéric Bazille.
Chu Teh-Chun.
Rembrandt dans la modernité du Christ.
Jean-Michel Folon.
Alphonse Mucha.
Le peintre Raphaël.
Léonard de Vinci.
Zao Wou-Ki.
Auguste Renoir.


Lire l'article complet, et les commentaires