Les Très Riches Heures Artistiques du Roi Charles VII (expo au musée de Cluny)

par Vincent Delaury
mardi 2 avril 2024

« Les arts en France sous Charles VII, 1422 – 1461 » : cette expo mille-feuille, au musée de Cluny, institution en plein cœur du quartier latin à Paris consacrée au Moyen Âge, se propose, avec plus de 150 pièces réunies, tant artistiques que documentaires, d'aborder la floraison des arts, entre 1422 et 1461, sous Charles VII, moins apprécié, en général, que ses contemporains Jeanne d'Arc, Jean Sans Peur et Jacques Cœur. Pourtant, sous le règne de ce « petit roi de Bourges » (Paris, 1403 – Mehun-sur-Yèvre, 1461, fils de Charles VI), amateur de livres et de faste et doté d'une personnalité moins faible et indécise qu'on ne le pense communément, surnommé par ailleurs « le Victorieux », au sein d’une France divisée et fort chamboulée par les Anglais et les Bourguignons, l'art, se nourrissant de divers foyers artistiques en France et au-delà (la figure de l'étranger, quoiqu'en disent les nationalistes obtus, participe grandement de la vitalité d'un pays et de sa capacité de renouvellement), connaît, durant ce laps de temps, un extraordinaire renouveau, notamment lors des deux dernières décennies du règne de ce monarque passant ordinairement pour veule.

Il est venu le temps des cathédrales

Éléments du tombeau de Charles VII et Marie d’Anjou pour Saint-Denis : bustes du roi et de la reine, Paris, entre 1463 et 1465, marbre et compléments de plâtre, Paris, musée du Louvre, département des sculptures

Sur notre sol, ô combien émietté, la guerre de Cent Ans ravivée ne se terminera qu’en 1453, le territoire est alors largement occupé par les Anglais et les Bourguignons. C’est une période de guerre et d’anarchie, avec écorcheurs et désolation. La France est ballottée par la Bourgogne de Philippe le Bon, duc allié aux Anglais, sans omettre les territoires restés durablement sous domination anglaise (Guyenne). Seules lueurs d’espoir : la comète Jeanne d’Arc délivrant Orléans (qui reconnut Charles VII comme le vrai roi de France et le fit sacrer à Reims en 1429), mais c’était avant le bûcher de 1431, et le bouillonnement artistique à l’œuvre.

Le pays, dont le roi cherche à reconstruire le royaume avec une communication par les arts (architecture, civile et religieuse, vitrail et sculpture) pour redorer son blason, connaît alors un certain sursaut politique et économique : à sa mort, Charles VII léguera tout de même à son fils Louis XI un pays aux institutions renforcées, fonctionnant non plus par duchés et comtés éclatés mais davantage par régions bien plus centralisées ; entre-temps, il aura même créé une armée nouvelle, rétabli une monnaie saine, levant des impôts réguliers, en s’aidant notamment de Jacques Cœur, homme d’affaires natif de Bourges, passant pour l’un des fondateurs du capitalisme d’État, se rendant bientôt indispensable dans le maniement des finances ainsi que dans un certain nombre de missions diplomatiques. La France, réorganisée et pacifiée, connaît alors un net essor commercial, doublé d’une ferveur artistique plurielle, se déployant par techniques et par foyers de production, allant des cours aristocratiques, comme celles de Bretagne, d’Anjou (Charles VII épousa Marie d’Anjou, future mère de Louis XI) ou du Bourbonnais aux centres religieux via les villes commerçantes, telles celles de Touraine ou de Champagne.

« Tapisserie des cerfs ailés », détail, lissier anonyme, sur un carton de Jacob de Litremont (?), Pays-Bas du sud ou nord de la France (?), entre 1453 et 1461, laine et soie, Rouen, musée des Antiquités
Visiteuse découvrant une lettre de Jeanne d’Arc aux habitants de Reims (Sully-sur-Loire, 16 mars 1430 Reims, archives municipales et communautaires), papier protégé de la lumière, musée de Cluny

Bourges, politiquement (le dauphin, quittant Paris suite à la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, s'y était réfugié en 1418) et artistiquement, rayonnait alors de mille feux, la Pucelle d'Orléans Jeanne d'Arc (1412-1431) est encore dans toutes les mémoires (30 mai 1431 : bûcher de Jeanne d’Arc à Rouen ; 7 juillet 1456 : sa réhabilitation), et la cour de Bourgogne s'affirme, via ce qu’on appelle l’ars nova (le « nouvel art », naissant, autour de 1420, ou l’art contemporain de ces temps anciens !), même si Paris, moins glorieux, ne déméritait pas pour se faire une place au soleil - l'iconographie du soleil d'or assimilait Charles VII au Christ, « roi de justice » - sur l’échiquier de l’art, sans toutefois la suprématie qu’on lui connaît ordinairement : c’est alors une capitale sans roi. Les commanditaires de cette avant-garde artistique sont les grands princes (Bretagne, Anjou, Bourbonnais), la bourgeoisie montante (Touraine, Champagne) ainsi qu'un clergé des plus entreprenants.

Quid de cet ars nova ? Ce terme, mis en place par l'illustre historien Erwin Panofsky empruntant sa dénomination à la musique, désigne un art nouveau incarnant à lui tout seul une véritable révolution optique, à savoir une nouvelle vision de la réalité, avec pour représentants Jan van Eyck et les primitifs flamands experts en réalisme moderniste chiadé, sans oublier les Français fortiches en la matière Enguerrand Quarton, André d’Ypres et Jean Fouquet, tendance picturale personnifiée par une attention accrue à la représentation fidèle de la réalité du monde se doublant d'un perfectionnement de la technique à l'huile pour rendre fidèlement, via une luminosité éclatante et des glacis transparents, plis marqués et corps, textures et matières précieuses. 

Les Ailes du désir : « Anges », Val de Loire, vers 1460-1470, pierre calcaire, traces de polychromie, Tours, musée des Beaux-Arts
« Charles VII », Jean Fouquet, vers 1450-1455, huile sur bois, musée du Louvre-Paris, département des peintures

En outre, contrairement à l’idée reçue selon laquelle Charles VII, au visage ingrat, nez trop long et grands yeux fatigués, se serait relativement peu intéressé aux arts, la commissaire générale de cette expo au musée national du Moyen Âge, Séverine Lepape, directrice du lieu (Cluny), nuance la chose dans ses propos recueillis par Armelle Fayol dans Dossiers de l'art #316, mars 2024, pp. 5 et 6 : « Sous Charles VII, il est évident que Paris n'est plus la capitale des arts comme elle l’était au temps de Charles VI. Avec le traité de Troyes, la capitale passe sous domination anglo-bourguignonne, ce qui oblige le roi légitime, fils de Charles VI, à fuir. Il s’installe alors dans différentes résidences du Val de Loire, à Gien, Mehun-sur-Loire, Mehun-sur-Yèvre, Bourges ou Chinon, et se déplace beaucoup [à l’instar de nombreux artistes, artisans et ouvriers à l’époque, en quête de marchés nouveaux, d’espoirs de commandes et de savoir-faire inédits, les innovations flamandes et italianisantes leur étaient connues de par leurs voyages in situ ou bien par le biais de croquis et de modèles consultés], notamment dans le sud de la France, pour s’assurer de la fidélité des territoires. La première décennie du règne, marquée par l’instabilité politique, laisse sans doute peu de temps au roi, qui doit par ailleurs financer des campagnes militaires. Tout cela est très bien décrit par Philippe Contamine dans la monographie qu’il a consacrée à Charles VII en 2017. Je ne le rejoins pas tout à fait cependant lorsqu’il suggère que Charles VII n’a pas de goût personnel pour les arts. N’oublions pas que le roi fait appel à Jean Fouquet pour faire son portrait. Certes, il le fait dans les années 1450, après avoir reconquis des territoires sur les Anglais, mais il n’était pas impossible que Fouquet ait peint, avant son premier départ pour Rome en 1443, un premier portrait du très jeune Charles VII dont on ne conserve aujourd’hui que des copies des XVIe et XVIIe siècles. Il s’est en tout cas tourné vers un artiste extrêmement novateur. Il devait nécessairement avoir des livres d’heures [ouvrages religieux illustrés contenant les prières de chaque jour de l'année et de chaque moment de la journée]. (…) On sait aussi qu’il récompensait ses serviteurs en offrant de petites enseignes à l’effigie du cerf ailé, qui était son emblème. La production d’objets orfévrés était manifestement abondante ; hélas leur disparition en très grande nombre nous a privés d’une source permettant de mieux comprendre ce que pouvait être la commande royale et son goût.  »

D’après Jean Fouquet, « Le connétable de Richemont faisant enterrer les morts », relevé d’après la tapisserie de la bataille de Formigny, France, 1621, pierre noire sur papier, Paris, Bibliothèque nationale de France
Dais dit de Charles VII : deux anges tenant une couronne. D’après Jacob de Litremont (?), vers 1430-1440, tapisserie, laine et soie, Paris, musée du Louvre, département des objets d’art

Dans Le Figaro # 24749 du mardi 19 mars 2024, cité par Eric Biétry-Rivierre, Mathieu Deldicque, co-commissaire de l’événement et directeur du musée Condé de Chantilly participant de l’événement par des prêts, complète ce point de vue : « L’idée communément admise que, durant cette quarantaine d’années, tout l’argent soit allé à l’effort de guerre est fausse. » Dans le circuit proposé, affirmant un panorama magistral des lieux de production artistique pendant cette périodisation choisie (1420-1460), on ne peut que constater une magnificence impressionnante des arts déployés aux murs et au sol, dont on imagine facilement le coût élevé de la fabrication au vu de leur éclat, encore frais : enluminures, broderies, orfèvreries rutilantes, gisants (avec des éléments de Saint-Denis), somptueuses tapisseries, vitraux flamboyants (de la cathédrale d’Angers, tout juste restaurés), sculptures et panneaux peints. Mais, étrangement, la peinture, art si plébiscité habituellement et au fil du temps par les musées et galeries, ne s’y impose pas car, il faut bien le dire, la mode n’était pas encore aux tableaux de chevalet, les trésors princiers leur préférant très nettement les manuscrits ornés de chatoyantes miniatures.

Vitrail : « Les joueurs d’échecs », XVe siècle, grisaille, jaune d’argent, Paris, musée de Cluny - musée national du Moyen Âge
Jean Fouquet, « Vierge à l’Enfant », volet droit du « Diptyque de Melun », après 1452, huile sur bois, 92 x 83,5 cm, Anvers, musée royal des Beaux-Arts

Ainsi que le souligne Séverine Lepape, toujours dans la revue Dossiers de l’art sus-citée, p. 10 : « Il y a probablement eu plus de peintures sur panneaux qu’on ne le pense, mais il demeure vrai que la France, et c’est valable jusque dans les années 1510-1520, n’est pas un grand centre de production de peinture sur panneau. Ce n’est pas sa tradition. Les deux arts majeurs, ceux qui bénéficient de commandes, sont l’enluminure et l’orfèvrerie, mais c’est vrai aussi pour tout le XVe siècle, comme en ont témoigné ces dernières années les expositions "Les arts sous Charles VI" et "France 1500". » Et, toujours dans la même optique, Maxence Hermant, conservateur en chef, BnF, d’ajouter dans Le Figaro auparavant cité (n°24749), « Même si la peinture saille de plus en plus au fil du parcours, l’enluminure est alors l’art majeur et tous les chefs-d’œuvre produits dans ces années 1420-1460 sont là. » Enfin, presque tous. Car, hélas, question peinture et sculpture, manquent tout de même à l’appel l’ultra-moderne portrait en Vierge allaitante au sein gauche découvert peint par Fouquet (après 1452), la « Joconde » du Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers n’ayant pas fait le déplacement, ainsi que la gisante (tombeau) d’albâtre d’Agnès Sorel décédée prématurément à 28 ans (1450) appartenant à la collégiale Saint-Ours de Loches, pourtant annoncée de longue date, regrettablement absente également : il faut préciser aussi que, malgré sa restauration, une fissure menace toujours cet authentique chef-d’œuvre, trop fragile pour être prêté, donc. 

André d’Ypres (Maître de Dreux Budé), « Saint Luc écrivant », feuillet exttrait d’un livre d’heures, Paris, 1446-1450, parchemin, 195 x 140 mm, Paris, musée du Louvre, département des arts graphiques

Il n’y a que maille qui m’aille…

Cotte de mailles provenant du champ de bataille de Formigny (Europe de l’Ouest, XVe siècle, fer et alliage cuivreux, Caen, musée de Normandie) et épée d’arçon et d’estoc (France ? Angleterre ? ; vers 1450, fer forgé, prov : épave de la Dordogne, Castillon-la-Bataille, Paris, musée de l’Armée)

Immersion, via cette expo gourmande, dans ce foisonnement de couleurs, de symboles, de vierges au voile, d'anges, de coiffes pour dames abracadabrantesques (c’est la tendance XVe siècle du hennin, coiffe conique surmontée d'un voile flottant à son sommet, l'extravagant Jean-Paul Gaultier est battu !, croisée maintes fois dans le Livre des tournois, dans le vitrail maison des Joueurs d'échecs ou encore sur la sculpture à l'Effigie de l'épouse de Jean des Martins), de couronnes, de roses à 24 pétales, de cartes géographiques, de livres rares anciens et de mots mis en images ; omniprésence des manuscrits enluminés, aux mises en page bigarrées, certaines semblant même annoncer les constellations magiques du peintre-poète catalan Miró. C'est superbe, et stellaire... 

Voile et dévoilement. Seuls les anges ont des ailes ? En partance pour les ailes du désir... Volutes baroques du drapé gourmand, épaisseur du tissu représenté multipliant creux et saillies, pour y abriter bien des mystères : lorsque que l’on voit les pleurants du tombeau de Jean de Berry, sous influence flamande, avec leurs visages expressifs - comment leurs concepteurs pouvaient-ils d’ailleurs sculpter si bien leurs visages dissimulés ? - complètement cachés dans l’ombre des capuchons rabattus, l’on se dit que les « encapuchonnés » de nos chères banlieues turbulentes remontent à loin ! À noter également le front haut, gage d'intelligence (le cerveau est gros !), de ces dames, certaines s'épilant même les sourcils, Mona Lisa s'en souviendra, ainsi que les cheveux afin de répondre à ce canon de beauté, dicté grandement, il faut bien le dire, par la gente masculine (le cheveu féminin lâché y étant vu comme trop dangereux car sauvage et tentateur, associé aux femmes de mauvaise vie). 

Le Nom de la rose ? Étienne Robillet et Paul Mosselmann, « Pleurants du monument funéraire du duc Jean de Berry ». Val de Loire, vers 1450, albâtre, traces de dorure, 39 x 14 x 12 cm et 39,5 x 14 x 11,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des sculptures

 

Imperméable au vent, tel un archange exterminateur, Nicolas Cage dans « Volte/Face » (1997) de John Woo

Ces multiples drapés baroques au vent, le cinéaste hongkongais John Woo, maniériste hors pair, pourrait en faire un film, il rajouterait juste des colombes - on en trouve ici ! À travers une jolie citation via une petite vidéo diffusée pour saluer la beauté précieuse d’une gente dame (sur l'épitaphe du tombeau de Loches d'Agnès Sorel, la dame de compagnie, maîtresse de Charles VII, devenue sa favorite, est écrit « Dame de Beauté, simple et douce colombe, plus blanche que les cygnes  », n’en jetez plus, envoyez les violons, on dirait une pub pour Mauboussin !), ainsi que des impasses mexicaines (situation tarantinesque dans laquelle au moins trois individus ou groupes d'individus se menacent mutuellement) ; pour ces dernières, pas vues dans cette expo-somme, même si, question batailles, on y croise à foison - les gosses, petits comme grands, fulminent - cottes de mailles, cerfs ailés, symboles de puissance viriliste, et épées d'arçon et d'estoc : l'époque, plutôt sombre (cf. la guerre de Cent Ans), n'est pas avare, on l’a vu précédemment, au-delà de cette luxuriance artistique affichée (l’art comme surplus au sein d’une société chaotique - au fond, rien n’a changé ! Seul de nos jours le street art, expression à ciel ouvert pour tous, me semble un peu le faire sortir de cette fâcheuse ornière d'art pour les riches et puissants et encore...), en épisodes hautement violents, sur fond de guerre, famine et misère.

La peinture saille de plus en plus au fil de la visite 

« Autoportrait en médaillon », Jean Fouquet, Tours, vers 1452-1455, émail et camaïeu d’or sur cuivre, Paris, musée du Louvre, département des objets d’art

La superstar de cette période, aux côtés de Barthélémy d'Eyck (sous influence Rogier van der Weyden), d'Enguerrand Quarton, d'André d'Ypres et de bon nombre d'anonymes, est le peintre Jean Fouquet (1420-1481). Bien plus innovant (et surtout profond) qu'un Jeff Koons à l’heure actuelle - chaque époque ayant les artistes qu’elle mérite... On se l'arrache, les commandes affluent, notamment de la cour royale de France, par le roi himself d'ailleurs, avec le fameux portrait frontal et épuré de Charles VII, peint à l'huile à Tours entre 1450 et 1455 ; cette synthèse brillante de l'art flamand et italien, agrémentée d'une galanterie toute française (une certaine préciosité bourgeoise, un lettrage soigné, le cadre original portant l'inscription « LE TRES VICTORIEUX ROY DE FRANCE / CHARLES SEPTIESME DE CE NOM », hiératisme de la silhouette passant par une géométrisation fascinante des formes, cf. sa fameuse jaquette pourpre aux épaules rembourrées, deux triangles inversés compris dans un carré), inspirera d'ailleurs, plus de soixante-dix ans plus tard, Jean Clouet (1480-1541) lorsqu'il portraiturera afin de l'immortaliser le grand (1m95) François 1er, roi de France de 1515 à 1547.

Jean Fouquet, « le plus grand maître de l’école française » selon l’éminent historien de l'art Henri Bouchot : ce qui le distingue tout particulièrement, c’est son grand talent de portraitiste débouchant sur une extrême attention portée à la transcription fidèle du réel, tout en donnant à ses portraits une forte charge symbolique, talent rare d’un artiste qui, en s’inscrivant alors dans le sillage des frères Limbourg, géniaux enlumineurs des Très Riches Heures du duc de Berry (livre, Chantilly, musée Condé, 1411-1416), assoit vite sa notoriété à la cour, via ses portraits peints expressifs et ses séduisantes enluminures. Avec Jean Fouquet, peintre majeur du XVe siècle mais également enlumineur de génie, on glisse, en passant par un soudain coup d’accélérateur, du gothique international aux prémices de la Renaissance, celle-ci apportant une nouvelle représentation du réel. Face à son tableau iconique (le célèbre portrait de Charles VII, accompagné de son éclatant dais (tapisserie en laine et soie), acquis en 2009, venus tous deux du Louvre), j'ai aussi pensé à Philippe de Champaigne (rigueur toute janséniste) et à Cézanne, le père de l'art moderne ne disait-il pas, avant le cubisme de Picasso et de Braque, qu'il fallait « traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône » ? Fouquet, peintre moderne aux fulgurances visionnaires, assurément.

Jan van Eyck, « La Vierge du chancelier Rolin », Bruges, 1434, musée du Louvre, département des peintures

Mais attention, calmons le cocorico en nous, le Français Fouquet a un concurrent de taille, juste un peu plus loin, géographiquement parlant, dans le Nord, chez les Flamands, en la personne de Jan van Eyck, redoutable orfèvre en peinture à l'huile, en illusionnisme et en réalisme, sans oublier les forces toujours bien vives en Italie (art de la perspective, retour à l'antique ; les vedettes transalpines sont alors, excusez du peu, Filippo Brunelleschi, Donatello, pas encore parmi les Fauves, et Giovanni Bellini). On aimerait d'ailleurs en voir dans le parcours, du Van Eyck (1390-1441), mais, hélas, il n'y en a pas, il y est juste présent par le biais du catalogue. « Coquins » tout de même de conservateurs attirant le chaland avec des tableaux stars reproduits - dont sa célébrissime Vierge du chancelier Rolin (1434) du Louvre, en page 210 - qui n'y sont pas. Dommage.

Barthélemy d’Eyck, « Retable de l’Annociation » (panneau central), Provence, huile sur bois, Aix-en-Provence, église de la Madeleine, en dépôt temporaire au musée du Vieil-Aix

Mais bon, heureusement, au niveau peinture de haute volée, quelques chefs-d'œuvre intemporels irrésistibles s'y trouvent, tels la Pietà dite de Tarascon (XVe siècle, peinture sur bois, Cluny), le Retable de l'Annonciation, son panneau central, pièce maîtresse signée Barthélemy d'Eyck (Provence, 1443-1444, huile sur bois, Aix-en-Provence, église de la Madeleine), et surtout l'époustouflant Triptyque de Dreux Budé par André d'Ypres dit Maître de Dreux Budé (huiles sur bois, Paris, vers 1450, panneaux exceptionnellement réunis, provenant du Louvre (Le Baiser de Judas et l'Arrestation du Christ), du J. Paul Getty Museum de Los Angeles (Crucifixion) et du musée Fabre de Montpellier (La Résurrection du Christ).

« Triptyque de Dreux Budé » par André d’Ypres dit Maître de Dreux Budé (huiles sur bois, Paris, vers 1450, de diverses provenances, Paris, Los Angeles et Montpellier)
Drapé au vent, du John Woo avant l’heure : détail du panneau central « Crucifixion » du "Triptyque de Dreux Budé, Paris, vers 1450, par André d’Ypres (Maître de Dreux Budé), huile sur bois, 48,6 x 71,1 cm, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum

Devant, on ne cesse d'admirer son réalisme à la flamande, sa science de la topographie (de l'art de planter minutieusement le décor). Avec son nom, par-delà son premier nom de convention (Maître de Dreux Budé), cet imagier novateur fit école en devenant l'initiateur du « style d'Ypres », se caractérisant par l'emploi de lourds drapés et la représentation de mentons prognathes et de paupières ourlées. Quel luxe de détails dans ses trois panneaux, j'imagine les bons yeux qu'il faut avoir !, pour représenter, avec une pointe de pittoresque, certains visages grimaçants, les plis des vêtements aux tons somptueux (bleu, blanc et rouge) formant des volumes, et volutes, de toute beauté et les corps sinueux et graciles, dont ceux des trois crucifiés, à la taille toute fine, tout en ne s'empêchant pas pour autant certaines envolées lyriques, comme le pagne de pureté, à l’étoffe alambiquée, du Sauveur supplicié flottant au vent ; j'imaginais alors une caméra caressante pour s'en approcher, façon Sergio Leone, John Woo, Christophe Gans (celui du Pacte des loups, 2001) ou Martin Scorsese, avec ralentis amourachés possibles. Le commanditaire de cet ensemble magnifique de format assez réduit, mais à la spatialité néanmoins immense (parfaite maitrise de la profondeur de champ via le recours à la perspective illusionniste), était Dreux Budé, riche officier au service des rois Charles VII et Louis XI, notaire et fidèle secrétaire du monarque, mais aussi, précise le catalogue avec une double page consacrée à ce triptyque architectonique très accrocheur (p.224), audiencier et garde du trésor des chartes ainsi que prévôt des marchands, de 1452 à 1456. Bref, manifestement, c'était quelqu'un d'important !

Détail d’une figure sculptée par Étienne Robillet et Paul Mosselmann, « Pleurant du monument funéraire du duc Jean de Berry », Sainte-Chapelle de Bourges, vers 1450, albâtre, traces de dorure, musée du Louvre-Paris

Malgré quelques absents de taille (dont le poids lourd Van Eyck), cette expo, toute resserrée (on manque par moments de recul), n'en demeure pas moins attrayante, alternant profane et sacré, art et politique, moines obscurs comme sortis tout droit du Nom de la rose (ou des Rivières pourpres et autres Incassable ! Avec toute cette force obscure religieuse tapie sous des capuches) et charmantes demoiselles, blanches comme neige, au sein matriciel bombé découvert (cf. la vierge d’Anvers de Fouquet), se donnant à voir, tel le fruit défendu de la tentation magnifié par la science du nombre d'or, bien avant celui de... Janet Jackson au Super Bowl de 2004 : cachez ce sein que je ne saurais voir..., puritanisme amerloque oblige, en terres yankee ou sudiste.

Rémi Blanchard (Nantes, 1958 - Paris, 1993), « Le Cerf dans l’espace », 1981, acrylique sur carton, 206 x 189 cm, musée Paul Valéry, Sète (Hérault)

Un bémol cependant, j'aurais bien aimé une ouverture sur le champ contemporain, avec des plasticiens actuels comme Julien des Monstiers, Rémi Blanchard, Hélène Delprat, Julien Salaud, Kehinde Wiley et François Bard, sans oublier le Moyen Âge abordé, avec gourmandise, et un parfum d'enfance et d'historicisme, voire de nostalgie et de fantasmagorie, par ces arts, et arcs, narratifs populaires, misant à fond sur la suspension de l'incrédulité des spectateurs (plongée vertigineuse, comme si on y était, chez les gueux et les petits princes d'antan !), que sont la BD et le cinéma.

« Jugement dernier », détail, Paris, vers 1430-1435, Jean Haincelin (Maître de Dunois) (?), peinture à l’huile (?) sur toile, 114,5 x 79,5 cm, Paris, musée des Arts décoratifs

En sortant de l'expo, on se dit que son Paris est globalement réussi, sans oublier les régions en force (Normandie, Champagne et Picardie, Lyon et le Bourbonnais, Languedoc et Provence), et on s'interroge, in fine, tant sur le pouvoir de l'art et ses sortilèges que sur l'humaine condition, l'homme apparaissant ici constamment écartelé entre spiritualité mystique et bas matérialisme (au beau milieu du circuit, une dantesque scène des enfers, via la toile tumultueuse Le Jugement dernier, circa 1430-1435, par Jean Haincelin (Maître de Dunois), s'offre au regard, flippante au possible !), tout en poursuivant son petit bonhomme de chemin la tête dans les étoiles, comme tendu vers le ciel (les cieux, diront les croyants), tout en se sentant implacablement cloué au sol. 

Expo-événement « Les arts en France sous Charles VII (1422-1461) », jusqu'au 16 juin 2024, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge, 6 place Paul Painlevé, Paris 5e, expo conçue avec la collaboration exceptionnelle de la Bibliothèque nationale de France et avec le soutien de The Selz Foundation, The Ruddock Foundation for the Arts, la Fondation Étrillard et The New York Medieval Society. Commissariat : Séverine Lepape, directrice du lieu, Mathieu Deldicque, conservateur en chef, dir. du musée Condé de Chantilly, Maxence Hermant, conservateur en chef, BnF, Sophie Lagabrielle, conservatrice générale, musée de Cluny. ©Photos in situ V. D. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 9h30 à 18h15. Tarif plein : 12€, tarif réduit : 10€, gratuit pour les moins de 26 ans et pour tous le premier dimanche du mois. www.musee-moyenage.fr


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