Clap de fin pour le cinéaste français « intranquille » Laurent Cantet (1961-2024)

par Vincent Delaury
mercredi 1er mai 2024

Le sens du collectif, le goût des autres, un Ken Loach à la française, un réalisateur humaniste, aimant transmettre et raconter sans juger, fusionner enjeu romanesque et préoccupation sociale, vivre le cinéma en tant que transport en commun et non pas trip à egos servis sur un plateau doré : voilà les premiers mots qui me sont venus en tête, lorsque j’ai appris le décès soudain du réalisateur Laurent Cantet, en pensant à son cinéma puissamment réflexif, sans être pour autant abscons, voire « auteuriste », ou verser dans le film à thèse lourdingue. Cette mort annoncée, à vrai dire, ce fut tout de même un choc dans le milieu du cinéma français, ainsi que pour les nombreux amateurs d’un septième art se penchant sans fioritures sur la crudité du réel, en prise avec le monde (le travail, le chômage, l’école, le tourisme sexuel, les réseaux sociaux, etc.). Même si, certes, on le savait depuis un certain temps, ce cinéaste courageux et magnanime, autrement dit partageur, qu’était Cantet, homme secret (très disert sur ses films mais taiseux si on lui demandait de se livrer sur sa personne), luttait depuis des mois contre un cancer : un combat perdu, le jeudi de la semaine dernière (le 25 avril 2024, à Paris), à l'âge seulement de 63 ans. Putain de crabe. Tristesse. Il avait réalisé neuf longs-métrages entre 1998 et 2021, dont le célèbre Entre les murs (Palme d’or 2008), et fondé LaCinetek, une plateforme de vidéo à la demande dédiée aux films de patrimoine, aux côtés de Pascale Ferran et de Cédric Klapisch : « L’offre pléthorique sur les plateformes provoque un tel vertige qu’on ne sait pas quoi regarder », disait Cantet, qui aimait se passionner pour les œuvres d’Oshima, de Pasolini, de Rossellini et de Cassavetes, tout en défendant ardemment le cinéma indépendant. C’était un cinéaste humaniste et subtil, un homme de conviction qui ne lâchait rien, un artiste politique, parfois militant (notamment en faveur des sans-papiers, signant en 2015 un appel alertant sur les conditions de vie inhumaines des migrants et des réfugiés de Calais), tout en aimant se faire discret. C’est peu dire qu’il nous manque déjà.

Portrait du réalisateur Cédric Klapisch (« En corps », 2022) devant la galerie Cinéma (Paris), réalisateur associé à feu Laurent Cantet et à Pascale Ferran, pour LaCinetek, plateforme de vidéo à la demande fondée en 2015, ©photo V. D., le 21 mars 2022

Un réalisateur plein de ressources humaines

« J’ai eu une chance inouïe, je me suis construit à peu près la vie que j’avais envie de vivre  », a affirmé une fois le « réalisateur social », et « cinéaste ami », Laurent Cantet (©photos V. D.), homme à la fois doux et révolté, engagé sans être énervé (toujours sur la réserve), aux origines plutôt modestes, sans pour autant se la jouer Cosette – « Je ne suis pas du tout issu du milieu ouvrier, confiait-il en 2000 à L’Humanité, pour la sortie en salle de son premier coup d’éclat au cinoche, un certain Ressources humaines (1999, César de la meilleure première œuvre en 2001), qui lança au passage Jalil Lespert, ce deuxième long-métrage marquant au style sobre quasi documentaire, en se plongeant avec âpreté dans les relations entre générations au sein du monde du travail (une usine en proie à un plan de restructuration), remettait au goût du jour la lutte des classes, y compris entre un père ouvrier et son fiston frais émoulu d’une grande école de commerce, à peine masquée par un libéralisme carnassier faussement progressiste et un management artificiellement cool. Mes parents étaient instit et professeur, eux-mêmes enfants de boulanger, du côté de mon père, et fille d’immigrés polonais travaillant à la ferme, pour ma mère.  »

Portrait de Laurent Cantet à Paris, en 2012, photo (détail) Édouard Caupeil
L’écrivain François Bégaudeau dans « Entre les murs » (Laurent Cantet, Palme d’or 2008)

Né en 1961 à Melle dans les Deux-Sèvres, fils donc de deux enseignants (un père professeur de travaux manuels, une mère institutrice, tous deux militants dans une ONG, « J’étais un enfant sage »), il est un exemple typique, ouf ça existe encore – il n’y a pas que des fils et filles de qui réussissent dans le cinéma français, tout le monde ne s’appelle pas encore Seydoux -, de méritocratie républicaine et artistique : en 2008, coup de tonnerre, Laurent Cantet avait reçu la prestigieuse Palme d’or, vingt-ans après celle du sanguin Pialat, avec son fameux bras d’honneur, pour Sous le soleil de Satan (1987), avec Entre les murs, qui rassemblera au final 1,6 million d’entrées : « Je sais que l’école peut fonctionner comme une machine à exclure. Je n’ai pas fait un film ‌"sur l’école", confia le cinéaste à L’Humanité lors de la sortie en salle d’Entre les murs, mais je prends parti contre cette idée, défendue par certains, de classes sanctuarisées dans lesquelles les élèves arriveraient vierges de tout contexte familial et social.  »

Laurent Cantet et François Bégaudeau sur le tournage d’« Entre les murs », 2008, photo Haut et Court

Ce qu’il aime privilégier, c’est la joute verbale, l’étonnement (« C’est quand même étrange que, dixit le prof François s’adressant cash à ses apprenants, chaque fois que l’on veut vous apprendre quelque chose, vous mettiez d’abord en doute la nécessité de l’apprendre »), la parole vivante, avec un enseignant prenant le risque, dans sa classe-laboratoire, de tout mettre en débat, y compris lui-même en tant que figure d’autorité, Cantet ajoutant – « J’aime les dialogues lorsqu’ils dépassent le sens littéral qu’ils nous proposent. Je n’ai pas envie que l’on se dise que telle scène sert à dire telle chose précise. J’ai envie que le discours soit noyé dans une énergie qui dépasse le sens initial de celui-ci. »

Avec Entre les murs, il s’agissait en fait, en tournant entre les cloisons véritables d’une école (docu-fiction tourné à trois caméras, en partant d’improvisations avec une cinquantaine d’élèves du collège Françoise-Dolto puis 25 à l’arrivée, et monté par le coscénariste Robin Campillo à partir de 150 heures de rushs), d’une adaptation, façon caméra-vérité des frères Dardenne (via un effet de réel saisissant), du roman éponyme de François Bégaudeau (qui y joue son propre rôle, il était encore prof à l’époque), livre qu’il avait écrit sur son expérience d’enseignant un peu hâbleur, focussant sur le quotidien d’un professeur de français, oscillant entre enthousiasme et point de rupture, dans un collège, réputé difficile (classé ZEP), du 20e arrondissement à Paris, « Un film absolument extraordinaire… », dira alors Sean Penn, le Président, des plus emballés, du Jury du Festival de Cannes, ce film, calé en compétition officielle in extremis, créa, ce printemps-là, la surprise en emportant la palme d’or « à l’unanimité », de la part d’un jury où officiaient également, en tant que jurés de haut vol, Alfonso Cuarón, Natalie Portman et Apichatpong Weerasethakul. En apprenant son décès, via un communiqué publié sur son site, l’équipe du Festival de Cannes a salué, non sans émotion, « une œuvre cohérente et humaniste (qui) dessine un cinéma sensible, à fleur de peau et à fleur de société. »

« Entre les murs » de l’école, 2008, une docufiction, à frictions, de Laurent Cantet

Et tout récemment, lorsque le quotidien Libération a consacré sa Une au cinéaste défunt, Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, précisait pertinemment ceci (in Il ne séparait pas son travail de ses engagements, Libé #13318, vend. 26 avril 2024, p. 5, cité par Sandra Onana) : « On attend toujours des films à la sélection officielle en dernière minute et je me souviens qu’Entre les murs était arrivé tard, le film avait été annoncé en complément de la compétition et avait donc été programmé l’après-midi du tout dernier jour. Sean Penn était le président du jury, j’ai vu en début de soirée que le film lui avait beaucoup plu. Il m’avait dit : "Est-ce que les gosses seront encore à Cannes demain ? Qu’ils ne s’éloignent pas." J’avais donc compris que dans sa tête, le film serait récompensé, mais je ne me doutais pas que ce serait la palme d’or, que la France n’avait pas eue depuis vingt ans. C’est un film qui pose un regard bienveillant, généreux sur une France peu représentée jusqu’alors, et qui arrive en 2008 comme à un moment charnière, où se pose la question du dialogue intergénérationnel et de l’autorité de manière brûlante. Je sais que Laurent Cantet a accompagné le film pendant plus d’un an à travers le monde et que le travail lui manquait, il avait hâte de revenir à l’écriture. C’était un homme de conviction qui ne séparait pas son travail de ses engagements. Il ne renonçait pas à être qui il était, discret et têtu. »

« Ressources humaines » (1999). Photo Haut et Court

Incroyablement délicat

Laurent Cantet en 2012. Photo Édouard Caupeil/Pasco & Co

Avant ce coup d’éclat que fut Entre les murs, certes très controversé à l’époque, tant par les profs sur le terrain, s’offusquant pour un certain nombre à l’idée que l’enseignant en oublie de trop son savoir à transmettre pour revoir à la baisse sa mission en se réduisant à n’être qu’un simple animateur blagueur, se la jouant copain-copain en défiant sa propre autorité avec ses élèves, que par certains intellectuels, tel Alain Finkielkraut qui y voyait ni plus ni moins le reflet exact d’une décadence pédagogique, s’accompagnant regrettablement d’une « crise de la civilisation où les grands textes n’ont plus leur place », Laurent Cantet s'intéresse grâce à son père, à ses tout débuts, avant la machine cinéma, au médium photographique ; son premier appareil lui est offert à 7 ans. Puis, une fois plongé dans le grand bain photographique, révélateur et fixateur, par son paternel Jean Cantet du côté de Niort, il pousse l’investigation du langage de l’image plus loin en intégrant, après le bac, une fac de photo à Marseille, où il se destine aux reportages photo avant de découvrir la vidéo, pour finir par tenter et réussir en 1984 le concours de l’Idhec (la grande école de cinéma, Institut des hautes études cinématographiques, devenue la Fémis), où il se lie bientôt d’amitié avec Pierre Milon, qui deviendra le chef-opérateur de la plupart de ses films, et avec Robin Campillo (cinéaste à succès plus tard de 120 Battements par minute, 2017), son futur coscénariste et monteur ; « Nous sommes toujours là, s’expliquait-il encore (cité dans Libé n°13318) en s’enthousiasmant récemment pour son nouveau projet de film L'Apprenti (qui devait sortir en 2025), casting et repérages en cours malgré les chimios, avec la productrice d’Anatomie d’une chute, Marie-Ange Lucciani, pour juger le travail des autres lors des étapes cruciales, les lectures de scénario ou les projections de montage. Leur avis est encore celui qui m’intéresse le plus. Nous avons appris à nous décoder. Nous ne sommes pas en rivalité, et ne cherchons pas à nous faire plaisir.  »

« Arthur Rambo », 2021. Photo Les Films de Pierre

Cantet appréciait particulièrement ce groupe, formé dans les rangs de l’école de cinéma, auquel peuvent s’ajouter ses compères Gilles Marchand, Dominik Moll et Vincent Dietschy, à tel point que, même encore récemment, malgré sa renommée internationale d’auteur « palmé d’or », il pouvait encore, avec humilité, faire appel à eux. Aussi, ce propos de l’acteur Antoine Reinartz, jouant Nicolas dans l’ultime film réalisé par Laurent Cantet, Arthur Rambo (2021), cité par S. Onana (Incroyablement délicat, in Libé #13318, vend. 26 avril 2024, p. 5), est fort éclairant pour saisir sa démarche ouvertement collective visant à faire de son film à réaliser le meilleur possible : « C’était quelqu’un de doux, d’humble et d’une grande intelligence. J’ai été marqué par cette bienveillance. Je trouvais très beau le quatuor de camaraderie qu’il formait avec Gilles Marchand, Robin Campillo, Dominik Moll, ces amis de l’Idhec qui n’ont jamais cessé de travailler ensemble, avec un rapport attendrissant aux choses, un peu geek. Un jour, pour une scène d’Arthur Rambo qui l’angoissait beaucoup, il a fait venir Gilles Marchand et Robin Campillo pour être épaulé et conseillé par ses copains : tout à coup, il y a trois réalisateurs sur le plateau ! On est à l’inverse de la position de surplomb et de l’ego du metteur en scène. On retrouve évidemment cette dimension du collectif, avec ce souci de la nouvelle génération : Entre les murs, L'Atelier, Foxfire Le cinéma était un endroit d’échange et de transmission. L’expérience du tournage était courte, mais être en face d’un réalisateur avec une telle filmographie, qui vous dit : ‌"J’aimerais beaucoup tourner avec toi si tu en as envie aussi, j’espère que cette expérience va t’enrichir et t’apprendre quelque chose", c’est incroyablement délicat.  »

Plus que tout, que ce soit à travers ses films collégiaux sus-cités (Entre les murs, Foxfire, L’Atelier) que dans son mode créatif, Cantet aime et recherche le collectif, la transmission, le partage, et la belle équipe, l’union faisant la force. Entre les murs, on l’a vu, raconte la vie de classe, tour à tour austère, remuante et volcanique, d’une de 4e dans un collège parisien, où des élèves démotivés et agressifs, qui ont pour noms Esmeralda, Souleymane, Khoumba et autres, font l’apprentissage de la démocratie en compagnie d’un jeune prof de français – d’aucuns le trouvant tout de même, avec sa bouche pincée, trop tête à claques - n’hésitant pas à se risquer, via des joutes verbales stimulantes, au combat d’ouverture dans une arène haletante (la salle de cours), quitte à dépasser certaines limites, parfois bien fragiles, pour faire de la langue, tant parlée qu’écrite, un véritable enjeu commun – Bingo ! Ce film, quelle classe ! (Même si, il est vrai, on peut lui reprocher bien des choses, notamment certaines situations scolaires guère crédibles, tirant un peu trop sur le bouchon de l’enjeu romanesque pour maintenir en haleine), décrochera non pas le Graal, à savoir, en plus de la Palme d’or, l’Oscar du meilleur film en langue étrangère (il fut nominé en 2009 dans cette catégorie), mais tout de même le César de la meilleure adaptation.

Montrer, sans juger, la complexité de la société

« Foxfire », 2012. Photo Seven7

De son côté, Foxfire (2013), à ce jour trop méconnu, affirme, dans la foulée de #MeeToo, la force du collectif et de la solidarité au féminin, ayant pour nom la sororité, c’est son « film à l’américaine » (entièrement tourné au Canada et en anglais), adapté du livre de la romancière new-yorkaise Joyce Carol Oates Confessions d’un gang de filles (1995) : ce long ouvertement féministe, au brio étourdissant, mis en scène selon les mêmes principes qu’Entre les murs (réalisé pour l’essentiel avec des interprètes amateurs), brosse le portrait, sur fond d’utopie, dans l’Amérique des années 1950, d’un collectif d’ados révoltées, aux airs de suffragettes animées par des impulsions libératrices des plus légitimes, partant farouchement en guerre, et ce avec un côté rock’n’roll, contre le machisme ambiant - le patriarcat de John Wayne n’a pas encore dit son dernier mot ! -, et la société de consommation, mais c’était sans compter sur des dissensions internes naissantes, au sein d’un groupe partant trop vite en toupie, cette communauté soudée se voyant soudainement gangrénée par des luttes d’egos et des querelles de pouvoir. Beau film, vraiment, très bien fichu, gagnant à être (re)découvert.

Marina Foïs dans « l’Atelier », 2017. Photo Jérôme Prébois. Diaphana

Avec L’Atelier (2017), ces filles bord-cadre, comme échappées de Foxfire, retrouvent en quelque sorte le chemin des bancs de l’école, et sa mixité : ce drame français, solaire et sombre, épouse la trajectoire brinquebalante d’Olivia, campée par Marina Foïs, comédienne au capital sympathie fort, elle y joue, avec finesse, une romancière parisienne connue atterrissant à La Ciotat, que l’on dirait hantée par la mémoire de chantiers navals fermés depuis tant d’années, pour animer un atelier d’écriture avec un groupe de jeunes en insertion. Mais, bientôt un de ces jeunes membres à la dérive, Antoine, taciturne et peu sociable, imprégné par une idéologie d’extrême-droite des plus douteuses, fait office de « mouton noir » au sein du groupe car ses propositions d’écriture sont jugées choquantes. Entre attraction et répulsion, Antoine et Olivia nouent, pour autant, une relation ambigüe ; cet Atelier d'écriture vagabonde, pour jeunes en quête identitaire et existentielle (écrire pour exister, si ce n'est l'inverse), vaut vraiment le coup d’œil, porté notamment par la justesse des dialogues, d’autant plus que Marina Foïs, au fil du temps et de ses films, prend de l’étoffe, parvenant à muscler de plus en plus son je(u).

Portrait polaroid de Marina Foïs, le 12 septembre 2002, dans une Fnac parisienne. ©Photo V. D.

Pour le plaisir, quelques mots de l’intéressée, confirmant plus que jamais le sens du collectif qui animait feu Laurent Cantet : « Je me suis rendu compte que très récemment, dixit Foïs citée dans Libé #13318, le 26 avril 2024, p. 5, propos (Il savait épargner ses plateaux des luttes d’ego) recueillis par Élisabeth Franck-Dumas), que L’Atelier avait eu le prix de la mise en scène en sélection Un Certain regard, à Cannes. Je ne le savais même pas ! Ce qui révèle un des côtés les plus séduisants de Laurent Cantet, à savoir sa très grande humilité. C’était un des mecs les moins frimeurs que j’aie rencontrés dans ma vie, et ce n’est pas rien de le dire dans ce monde qui frime. Quand il m’a appelée pour me proposer le film, largement influencé par Robin Campillo je crois, j’étais hyper heureuse, car j’adorais son travail. Mais, aujourd’hui, je peux dire surtout que j’ai adoré son plateau, et qu’il m’en est resté quelque chose de très important. Car c’était l’une des premières fois que je voyais comment on pouvait mettre le sens de ce qu’on fait au cœur des choses. À une époque où on questionne le pouvoir et ses dérives, Laurent Cantet était quelqu’un qui avait certes une autorité, c’était bien son film à lui qu’on faisait, mais qui savait épargner ses plateaux des luttes d’ego et de pouvoir. Il questionnait toujours ce qu’on était en train de faire. Et il n’y avait pas, comme sur les autres tournages, ‌"le temps de la lumière", ‌"le temps des acteurs", il y avait le temps commun, pour libérer tout le monde des petites problématiques et aller vers quelque chose de plus grand. J’y repense très souvent, quand je suis sur un tournage, en me demandant parfois vers où il irait, lui – même si évidemment je n’y arrive pas, car ses questionnements étaient les siens. Pour cela, je lui serai toujours reconnaissante de m’avoir donné cette chance de travailler avec lui, et voir qu’il est possible de faire les choses pas bruyamment. J’aimerais que les gens voient et revoient ses films, mais aussi qu’on parle de lui à cet endroit-là. Ce n’est pas rien d’avoir été ce ‌"patron-là", même s’il détesterait le mot. Et puis, il faut dire aussi que je le trouvais très beau. »

Eh oui, il faut vraiment se dire, que dans la filmo aventureuse de Cantet, Entre les murs, son long le plus connu (qui gagne à être revu d’ailleurs, tellement il annonce, sans aucunement les craindre, la pléthore de films actuels sur le théâtre de la comédie humaine en vase clos, qu’est « La Grande Muette » l’école, avec la salle de classe à voir en tant que microcosme de la société, on ne les compte plus : Le Principal, La Salle des profs, Un métier sérieux, Pas de vagues, Bis Repetita et j’en passe), est vraiment l’arbre qui cache la forêt.

« Entre les murs » (2008, Laurent Cantet)

Ainsi, après avoir évoqué l’intérêt majeur du corpus formé par sa poignée de films choraux pénétrants, de Ressources humaines à L'Atelier en passant par Entre les murs et Foxfire, sans oublier son tout premier court-métrage intitulé Tous à la manif (prix Jean-Vigo en 1995), au titre programmatique annonçant déjà la couleur du collectif fédérateur, il n’est pas inutile, me semble-t-il, de mentionner trois autres de ses opus prenant à bras-le-corps, mais sans verser dans le film-dossier, des thématiques diverses, en prise également avec le monde actuel : en 2021, avec son tout dernier film, Arthur Rambo, passé hélas un peu inaperçu car sorti pendant la pandémie de Covid-19 (à signaler que Culturebox (canal 14), pour rendre hommage à son réalisateur, diffusera à la télé cet inédit Arhtur Rambo le samedi 4 mai prochain à 21h), il s’inspirait de l’affaire Mehdi Meklat, un jeune écrivain à succès, issu des quartiers populaires et « de la diversité », transfuge de classe vedette des médias, campé par Rabah Nait Oufella (déjà vu dans Entre les murs), bientôt déchu car rattrapé par la révélation incontrôlable, dans une société Big Brother, de tweets racistes et homophobes via un avatar déchaîné - cette histoire en eaux troubles, des plus contemporaines, amorçant une atomisation sociale désormais sans retour, peut rappeler l’affaire actuelle nébuleuse Bastien Vivès dans le monde de la BD, bédéiste provocateur, s'inscrivant dans l'héritage d'un Robert Crumb, porté aux nues à ses débuts pour se voir désormais souvent déprogrammé, tel un pestiféré désaxé, par les festivals de bande dessinée, dont Angoulême (2022), à cause de dérives « trollesques », hors limites, commises sous pseudo, il y a quelques années, sur différents forums Internet.

À mes yeux, avec L’Emploi du temps (2001), dérivé d’une affaire criminelle, celle de Jean-Claude Romand (un mythomane qui fit croire durant des années à ses proches qu’il était médecin, alors qu’il n’avait aucune activité), qui inspira à Emmanuel Carrère L’Adversaire, adapté par Nicole Garcia en 2002, Laurent Cantet signe son chef-d’œuvre, elliptique et allusif au possible, à la dominante bleu acier et gris cendré froide comme la mort (pourtant le cinéaste s’épargne même la captation du crime « cathartique » du faits divers originel), il déroule implacablement l’histoire, en alternant jour gris et nuit glacée, de Vincent, un véritable imposteur (formidable Aurélien Recoing), parfaitement opaque, qui s’invente une vie après avoir été licencié de son job de consultant en entreprise, puis s’enfonce inexorablement, via une double vie, dans l'engrenage du mensonge, faisant même miroiter à sa femme une nomination à l’ONU, la mort sociale et l’escroquerie ; tout un roman banal entre Lyon et la Suisse, sur fond de dépression hivernale, agissant comme un gouffre insondable vertigineux, s’offre alors à nous, semblant s’enrouler dans des sables mouvants, plongés que nous sommes, avec ce personnage paumé passant, en s’inventant des rendez-vous imaginaires, l’essentiel de son temps dans sa voiture, dans les limbes kafkaïens, tant mentaux que géographiques, d’aires d'autoroute glauques, de terrains vagues, de parkings déserts ainsi que de bibliothèques dépeuplées. C’est mon film préféré de ce cinéaste rare qu’était Laurent Cantet, car certainement son plus troublant, chef-d'œuvre ô combien glaçant, ciselé par un orfèvre du minimalisme : ne point trop en dire, laisser le mystère planer, rester en retrait, ne pas juger. Une vraie claque cinématographique à l’époque, et la confirmation, après les espoirs placés en lui avec Ressources humaines, qu’il était un VRAI cinéaste sur qui on allait pouvoir compter pour nous amener très loin dans la psyché intranquille des zones grises et des apories existentielles.

Charlotte Rampling dans « Vers le Sud », 2005. Photo Haut et Court
Portrait polaroid de Charlotte Rampling, ©photo V. D., Paris, le 6 février 2001, pour l’avant-première de « Sous le sable »

Puis, il y a Vers le sud (2005, inspiré d’un roman de l’écrivain d’origine haïtienne Dany Laferrière, académicien), récit non manichéen bénéficiant de l'effet spécial qu’est la toujours troublante Charlotte Rampling, actrice qui ose tout, cette parenthèse désenchantée dans un décor de carte postale est portée par un contenu sociétal très intéressant, sur fond de misère amoureuse donc de solitude : le tourisme sexuel, en 1979 à Haïti, sous la dictature de Duvalier, avec de riches occidentales, blanches et matures, venant s'encanailler aux Caraïbes, en allant chasser, via le pas de côté des amours tarifés, vers les îles promises de l'eldorado du plaisir charnel, en compagnie de jeunes gigolos d’un pays alors dévasté. On dirait le Sud, telle une promesse de bonheur toujours en été, mais il se pourrait bien que ce soit l’enfer à l’ombre des palmiers.

« C’est toujours très difficile de parler d’un tournage, c’est à la fois très intime et très révélateur, note la star Charlotte Rampling, citée dans Libé #13318, avril 2024, p. 5, à l'occasion de l'évocation de Vers le sud (2005, où elle tient le rôle-titre d’Ellen, une enseignante de Boston ayant ses habitudes dans un hôtel en bord de mer dans lequel elle s’offre les faveurs d’un jeune homme noir de 18 ans, in Il cherchait cette forme de ‌"borderline " dans ses sujets, propos recueillis par Élisabeth Franck-Dumas). Laurent était quelqu’un de très complexe, j’ai eu du mal à l’approcher, c’était quelqu’un qui était en alerte de beaucoup de choses, on ne savait pas si on le heurtait, si on pouvait l’accompagner, s’il souhaitait être accompagné… Ce n’était pas quelqu’un de sauvage mais il avait sans doute un monde intérieur compliqué, il n’était pas en paix, mais les cinéastes le sont rarement. Il cherchait cette forme de borderline dans ses sujets. Mon rôle était très inconfortable à jouer, mais j’ai aimé le film, le résultat. Ce personnage, je ne l’ai pas particulièrement aimé, mais justement, j’ai voulu la jouer car elle était difficile à atteindre. Cela ne correspondait pas à mon imaginaire de faire ça, je ne pouvais pas entrer de manière organique dans le rôle. Laurent était un homme intranquille. Je n’ai jamais été tranquille avec lui, et ce n’est pas du tout un reproche, c’était intéressant. Quand on travaille avec un metteur en scène, on crée leur monde, on suit leur façon d’être. Cela donne des résultats très puissants, car ils demandent réflexion, même s’ils ne sont pas nécessairement faciles comme accroche. »

La classe absentée dans la salle de cours d’« Entre les murs » (2008, Laurent Cantet)

Dernière chose, j’ai revu récemment Entre les murs, je l’ai trouvé meilleur que dans mon souvenir du premier visionnage en 2008, certainement parce qu’on attend toujours beaucoup trop d’une Palme d’or toute fraîche. Étonnamment, davantage que le vacarme du tumulte d’élèves en surchauffe, c’est la plage vide finale d’une salle de cours désertée – le silence est d’or pour méditer - qui m’a semblé s’approcher au plus près de ce qu’est l’école de la République dans sa noblesse et sa vérité nue, via à l’écran, soudain apaisé, la monstration de deux plans fixes finaux, accompagnés par le brouhaha d’une cour d’école annonçant la venue des vacances d’été, montrant « cliniquement » une classique salle de classe avec tables et chaises d’écoliers dont certaines rabattues, comme pour dire l’éternel retour du temps suspendu qu’est l’enseignement, avec de possibles instants de grâce en vue (quand un professeur inspiré ou un élève habité se surpasse, s’étonnant lui-même), qui reviendra à chaque nouvelle saison scolaire.

À la toute fin d’« Entre les murs » (2008) de Laurent Cantet

Là, entre réalité brute et bulle poétique, Laurent Cantet, lui-même fils de profs, rend un bel hommage au (difficile) métier d’enseignant tout en semblant, au passage, se remémorer les années passées, les siennes comme les nôtres, du temps scolaire, à l’âge de tous les possibles, quand on est enfant ou ado. Soudain, comme dans un « sanctuaire », certes, tout juste, avant bouillonnant, voire éruptif, un ange passe, le film finissant habilement sur cette promesse du vivre - et apprendre - ensemble car ensemble, c’est tout, nourrie par cette idée, peut-être naïve, de tout donner, avec l’union espérée de toutes nos différences et de tous ces défauts qui sont autant de chances, pour tirer tout le monde vers le haut, en misant sur le solaire et sur l’harmonie. Ce calme plat, après la tempête et les punchlines drolatiques estampillées profs-élèves, semble comme un écho, façon « paradis perdu ». à l’école publique où la mère du réalisateur avait enseigné dans le sud des Deux-Sèvres, territoire « providentiel » où il avait habité avant de déménager à Niort.

Le réalisateur Laurent Cantet. Photo Éric Feferberg/AFP

Et, last but not least, cher Laurent Cantet, je me souviens bien de vous, c’était au tout début de l’année 2013, il y a plus de dix ans déjà !, vous aviez alors l’apparence d’un jeune quinquagénaire, amusé tout en étant animé par une tenue morale qui ne vous rendait pas dupe des mirages people du show-business. Le type simple que vous étiez, pas bégueule pour un sou, hyper accessible, le sourire complice éternellement affiché en coin à peine contrebalancé par une once de mélancolie sourde tout juste esquissée, avec de votre part, me semble-t-il, un léger pas de retrait (certainement l’œil en permanence du metteur en scène en vous), était venu, sans filtre, jusqu’à nous, à la rencontre de son public (salle pleine dans Paris) : j'en faisais partie et j’en garde un très bon souvenir.

Momentanément sous le feu des projecteurs, comme si vous vous excusiez presque d’être là (cf. le visuel principal de l’article : son portrait polaroid, le 17 janvier 2013, à la toute fin de sa Masterclass, animée par le critique de cinéma Pascal Mérigeau, au Forum des images, situé dans le 1er arrondissement de Paname, au Forum des Halles, pour accompagner son sixième long-métrage Foxfire, sorti quelques jours plus tôt en salles dans l’Hexagone, le 2 janvier 2013, ©photo V. D.), juste après votre discussion à bâtons rompus avec le journaliste ciné et votre auditoire, j’avais pu échanger quelques mots, avec vous, au sujet de votre Emploi du temps, que je trouvais et que je trouve toujours excellent, stylé et sibyllin. Merci pour ce bon moment, donc. Je vous souhaite, modestement, de bons tournages là-haut, parmi les étoiles, avec une belle équipe mise à votre disposition pour porter vos projets collégiaux, interrogeant sans cesse le facteur humain, de l’individu à la force du groupe, fonctionnant comme autant de stases filmiques accrocheuses oscillant continûment entre joies et failles, entre coups bas et noblesses de cœur.

Je vous salue, Monsieur Cantet. 

Portrait polaroid du cinéaste Laurent Cantet, le 17 janvier 2013, ©par l’auteur de l’article, Forum des images (Forum des Halles, Paris)

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