La cale à l’envers

par C’est Nabum
mercredi 27 décembre 2023

 

J'ai beau tourné le problème dans tous les sens.

 

Une digue entre un canal et une rivière, une construction qui relève à la fois de la prouesse et d'une folie curieuse alors que la marine de Loire avait tiré sa révérence depuis plus de cinquante ans, sans nul espoir de revivre une aventure économique. Un défi tout autant pour ce mur digue construit à même le lit d'une rivière aux variations extrêmes et au sous-sol incertain. Si l'aspect esthétique est une parfaite réussite pour l'enchantement de nombreux photographes, la question de l'argent passé par la fenêtre laisse circonspect le contribuable d'hier comme celui d'aujourd'hui. Ajoutons que l'approvisionnement en eau a toujours posé problème et vous avez un tableau qui alterne le magnifique et l'interrogatif.

Des ponts enjambent le canal pour gagner le mur digue. Chacun d'entre eux donne accès à une cale qui permettait jadis de mettre à l'eau un bateau, ce qui arrive encore aujourd'hui pour quelques jets-skis en situation délictueuse et de rares mariniers qui ne mouillent pas en Orléans ou à Combleux. Le décor est planté et la question n'est pas encore posée.

Pourtant elle ne cesse de me turlupiner, de tarauder un esprit que j'ai certes retors mais qui a besoin de comprendre ce qui lui semble énigmatique. Pourquoi l'une des trois cales en question est-elle tournée vers l'est, à rebours d'un courant qui file à l'ouest, à l'envers de ses deux comparses qui elles, sont conformes aux lois de l'embarquement qui précisent qu'il convient d'accoster toujours la proue face au courant.

Puisque l'anomalie se situe au Cabinet Vert, j'ai honteusement pensé qu'elle provenait de l'abus de boisson du maître d'œuvre de l'époque, sans doute client assidu de ce qui était alors un cabaret réputé avec un petit service en sus que rigoureusement ma mère m'interdit de nommer ici. Je faisais fausse route et tournais bien vite le dos à cette hypothèse scabreuse.

Puis, ne sachant plus à quel saint me vouer, entre Saint Marc et Saint Loup, j'ai pensé qu'il y avait une explication religieuse. Se tourner vers l'Est n'est pas innocent, les prêtres en leurs églises le font bien tandis que d'autres se prosternent dans cette direction. Mais j'ai craint de me faire sonner les cloches d'autant que la fonderie campanaire Bollet n'utilisait pas cette cale mais sa voisine orientée comme il se doit.

J'ai pensé que la toile allait me renseigner. Je lui confiais le soin de m'expliquer l'usage d'une cale à l'envers ou à contre-courant. Les logiciels se montrèrent tellement perplexes qu'ils se montrèrent incapables de m'aiguiller dans une bonne direction. Je restais désespérément sec sur le sujet. Il ne me fallait compter que sur ma propre sagacité qui comme vous devez vous en doutez, ne se fonde jamais sur des données solides.

À quoi donc pouvait servir une construction qui dut coûter fort cher à l'époque. Sans doute pas par souci de symétrie à moins que ce ne fut un projet esthétique qui me dépasse quelque peu. Reste à établir des hypothèses qui se placent dans le contexte ligérien et du trafic fluvial sur ce qui fut jadis le nœud commercial du royaume. Et soudain le mot nœud me mit sur une piste…

Bon dieu mais c'est bien sûr, la cale à l'envers était destinée à recevoir les trains de bois flotté, leur évitant ainsi un demi-tour des plus complexes en pareil équipage. Je tenais une raison qui avait de quoi satisfaire ma curiosité quand je me rendis compte qu'entre 1908 et 1921, dates de début et d'achèvement des travaux, les trains de bois avaient depuis longtemps cessé de dériver sur la Loire. Je me retrouvais une fois encore le bec dans l'eau.

Mais pourquoi diantre cette cale qui défie les lois de la navigation ? J'allais abandonner tout espoir de comprendre quand une brusque montée des eaux me prouva que mon intuition n'était pas tout à fait stupide. Comme chaque année, des travaux d'élagage et d’éclaircissage furent entrepris sur les rives. Des troncs furent ainsi soigneusement essartés et laissés là sur les berges, à distance convenable du niveau d'eau en été.

Mais voilà que ce susdit niveau n'a rien à voir avec celui d'une brusque montée des eaux qui emportait ces troncs négligemment oubliés pour venir jouer aux quilles avec les bateaux à quai dans le port d'Orléans. Un seul trouva refuge sur cette cale qui a priori avait été conçue pour subvenir à pareille négligence. Hélas, le courant n'en faisant qu'à sa tête, il a soigneusement négligé cette option pour laisser les épaves accomplir leur forfait. L'idée était bonne mais elle se soldait par un échec retentissant.

La cale à l'envers n'a toujours pas livré son secret. Je confie ce billet au fil de l'eau, comme une bouteille à l'amer. Une brave âme, un expert ou mieux encore : un spécialiste patenté viendront sans doute éclairer ma lanterne. En attendant, j'ai beau retourner le problème et la cale dans tous les sens, je ne donne aucun sens à cette curieuse fantaisie.

À moins que ce soit là manière de conjurer le sort. Le petit vin de Saint Jean De Braye a eu longtemps une excellente réputation. Le charger sur une cale à l'envers relevait-il d'un geste superstitieux pour éviter que le vin tourne vinaigre durant son transport. Je me perds en conjectures...

Photyos de Georges Asselineau


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