Chez Ricardo (comme chez Marx), c’est la quantité de travail qui mesure la valeur économique

par Michel J. Cuny
vendredi 8 novembre 2024

En tant qu'il est la rémunération du travail de production, le salaire repose, chez David Ricardo, sur un socle "naturel" : il doit garantir la survie de l'ouvrier et de sa progéniture, c'est-à-dire assurer la continuation de son exploitation... On ne s'y répartit pas le gâteau : on mange pour vivre et pour pouvoir travailler à la croissance du capital d'autrui, et des moyens de production que, par conséquent, cet autrui s'approprie.

Dans le texte de cet auteur, voilà ce que cela donne :
« Le travail, comme tout autre bien acheté et vendu, et dont la quantité peut varier, a un prix naturel et un prix de marché. Son prix naturel est celui qui est nécessaire pour permettre globalement aux travailleurs de subsister et de perpétuer leur espèce sans variation de leur nombre. » (Idem, page 114.)

Le salaire n'est lui-même qu'un intermédiaire, qu'un relais incontournable pour atteindre la nourriture et tout ce qui doit garantir la survie de la force productive. David Ricardo le dit ainsi :
« La capacité des travailleurs de subvenir à leurs propres besoins et à ceux de la famille nécessaire pour maintenir leur nombre, ne dépend pas de la quantité de monnaie qu'ils peuvent recevoir comme salaire, mais de la quantité de nourriture, de biens nécessaires et de biens d'agrément qui leur est devenue essentielle par la force de l'habitude, et que cette quantité de monnaie leur permettra d'acheter. » (Idem, page 114.)

Un téléviseur, par exemple...

C'est cette insertion dans le réel de l'exploitation - à la vie, à la mort - que permet de laisser glisser vers les oubliettes la doctrine de la répartition qui a pris tant de place dans la démocratie méritocratique de Thomas Piketty. On ne saurait d'ailleurs lui en vouloir : il doit lui aussi obtenir d'être rému-néré pour un travail qui ne peut, en aucun cas, se trouver désaccordé par rapport aux nécessités du mode capitaliste de production tel qu'il s'exerce, de façon spécifique, en Europe, et plus particulièrement en France.

Mais que devient, dans tout cela, la question de la croissance diversifiée de la population et de la nourriture chez David Ricardo, puisque Thomas Piketty nous a dit que c'était, là, le grand souci de celui-ci ?

Pour bien préparer le terrain, il ne nous faut pas perdre de vue que Ricardo lui-même nous a indiqué, au-delà du prix "naturel" dont nous venons de développer le sens, un prix de "marché". Voici de quoi il s'agit, dans son langage à lui :
« En faisant du travail le fondement de la valeur des marchandises, et de la quantité relative de travail nécessaire à leur production, la loi réglant les quantités respectives de biens qui doivent être échangées les unes contre les autres, nous n'avons pas la prétention de nier les variations accidentelles et temporaires du prix effectif des marchandises, ou prix de marché, par rapport à leur prix fondamental et naturel. » (Idem, page 109.)

Ces "variations accidentelles et temporaires" sont celles qui dépendent de la loi de l'offre et de la demande, c'est-à-dire, en particulier, de la rareté locale et/ou momentanée d'un produit qui se vendra donc à un prix de marché différent de son prix naturel, mais sans pouvoir modifier le caractère crucial de celui-ci. Ce que Thomas Piketty a omis de nous dire quand il nous a renvoyés un peu trop massivement vers la mirifique et néanmoins boiteuse... loi de l'offre et de la demande. Rappelons qu'elle nous fait perdre de vue la nécessité, pour l'ouvrier et sa famille, de manger. En bon français d'aujourd'hui, ça s'appelle : les restos du cœur.

Ainsi, selon David Ricardo, en fixant le prix de marché des produits du travail, la loi de l'offre et de la demande ne joue qu'un rôle d'écume par-delà la mer des prix réels ou naturels exprimant la quantité de travail incluse en eux. Elle n'est donc pas rien non plus.

Ce qui ne suffira toutefois pas à nous réconcilier avec les positions prises par Thomas Piketty. Mais ce n'est pas non plus parce qu'il a oublié de tenir compte de l'essentiel, que nous pouvons nous dispenser, nous, de songer à l'accessoire qu'il lui a substitué avec la trop célèbre loi de l'offre et de la demande : les prix de marché sont, en fait, les seuls prix que nous connaissions dans la vie quotidienne. Et tout spécialement s'il faut passer sous silence l'exploitation de l'être humain par l'être humain, et en rester à la répartition du gâteau, dans un monde où tant de gens meurent de faim.

Avouons-le tout de suite : ce n'est pas non plus ce qui inquiète David Ricardo. Mais ce n'est pas non plus qu'il veuille à tout prix ne pas voir les conséquences de la compréhension qu'il croit avoir de la réalité du processus de base en mode capitaliste de production : la quantité de travail comme seul et unique déterminant de la valeur économique réelle et naturelle, ou encore, de la valeur d'échange, puisque c'est elle qui règle fondamentalement les quantités respectives selon lesquelles les différentes marchandises s'échangent entre elles, même si, en permanence et pour nous, le rapport de l'offre et de la demande vient ajouter l'écume produite par la rareté locale et/ou momentanée.

Voyons où cela mène le brave Ricardo :
« Si la quantité de travail matérialisée dans la fabrication des marchandises règle leur valeur d'échange, toute augmentation de la quantité de travail doit nécessairement accroître la valeur de la marchandise à laquelle elle s'applique ; et toute diminution de cette quantité doit en réduire la valeur. » (Idem, page 53.)

Ici, vient donc d'être introduite la question de la productivité du travail...

À partir des instruments d'analyse dont il s'est doté, David Ricardo s'autorise alors à prendre cette question sous un angle qui permet de faire souffler le vent d'un certain progrès économique :
« L'emploi des machines et d'autres instruments de capital fixe et durable modifie considérablement le principe selon lequel la quantité de travail consacrée à la production des marchandises règle leur valeur relative. » (Idem, page 68.)

Rappelons que, pour lui, les machines sont elles-mêmes le produit d'une quantité donnée de travail mort qui va venir s'ajouter, par morceaux - et au fur et à mesure de leur utilisation - aux quantités de travail vivant qui interviennent dans la dernière phase de production pour fixer la valeur d'échange, naturelle, réelle...

Mais il y a machine et machine, et il y a aussi (et encore) travail sans machine ou presque... D'où une diversité des temps de travail (tout compris) nécessaire pour produire des objets relativement comparables dans ce qu'ils sont... mais qui sont aussi très différents du point de vue de la quantité de travail qu'ils emportent avec eux, et donc très différents du point de vue de leur valeur d'échange, naturelle, réelle... Or, du fait de la loi de l'offre et de la demande, c'est-à-dire du fait de leur concurrence sur le marché, ils devront se ranger peu à peu (et quoi qu'il en coûte à ceux qui valent plus cher en termes de travail incorporé) derrière un même prix de marché.

C'est ici que Thomas Piketty triomphe.

Michel J. Cuny


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