Hannah Arendt et La Condition humaine

par TTO
vendredi 30 novembre 2007

En 1998 était publiée aux États-unis, quarante ans après sa sortie, une seconde édition du livre le plus célèbre de Hannah Arendt “The Human Condition”. Près de dix ans après nous ne disposons en français que de l’édition de 1961, sous un titre réducteur, en collection de poche, sans aucun index, et avec une préface de Paul Ricœur probablement « trop philosophique et insuffisamment politique ». L’introduction de Margaret Canovan à la seconde édition américaine n’a toujours pas été traduite tout comme son étude globale de la pensée politique de Arendt, datant pourtant de 1992. La réception de la pensée d’Arendt reste ainsi en France, pour l’essentiel, limitée au cercle respectable des philosophes, alors qu’elle est principalement étudiée dans les pays anglo-saxons par des « penseurs politiques ». L’actualité et la dynamique politiques de cette œuvre sont ainsi largement sous-estimées chez nous. Dans le cadre du travail lancé en 2007 avec la création de deux blogs complémentaires consacrés à la pensée d’Arendt, je propose ci-dessous une traduction personnelle de cette préface de Margaret Canovan.

Hannah Arendt est avant tout la théoricienne des commencements. Tous ses livres sont des récits de l’inattendu (que cela concerne les horreurs inédites du totalitarisme ou l’aube nouvelle des révolutions) et les réflexions sur la capacité humaine à commencer quelque chose de nouveau imprègnent sa pensée. Quand elle publie La Condition humaine en 1958 elle adresse elle-même quelque chose d’inattendu au monde, et quarante ans plus tard l’originalité de ce livre est plus forte que jamais. N’appartenant à aucun genre, il n’a connu aucun équivalent, et son style et sa construction restent très spécifiques à leur auteur. Bien qu’Arendt n’ait jamais essayé de rassembler des disciples ni de fonder une école de pensée, elle a été une grande éducatrice, ouvrant les yeux de ses lecteurs à de nouvelles façons de voir le monde et les affaires humaines. Le plus souvent sa manière d’éclairer les angles morts de l’expérience est faite de nouvelles distinctions, la plupart du temps ternaires, comme si les dichotomies habituelles étaient trop restrictives pour son imagination intellectuelle. La Condition humaine est très fournie en distinctions : entre travail (labor), œuvre (work) et action ; entre pouvoir, violence et force ; entre la terre et le monde ; entre propriété et richesse ; et beaucoup d’autres souvent établies à partir de recherches étymologiques. Mais ces distinctions sont liées à une manière plus controversée de remettre en cause les truismes contemporains. Car, dans ce qui est certainement le trait le plus inattendu du livre, elle trouve dans la Grèce antique le point d’Archimède à partir duquel jeter un œil critique sur des façons de penser et d’agir que nous considérons comme allant de soi. En effet, sa ferme conviction que nous pouvons tirer d’utiles leçons de l’expérience de personnes vivant il y 2500 ans défie la croyance moderne dans le progrès. Les références continuelles aux Grecs augmentèrent le sentiment de confusion de beaucoup des lecteurs de La Condition humaine, qui trouvèrent difficile à comprendre ce qui était réellement traité dans le livre. Voici un long texte qui ne répond à aucun schéma préétabli, plein d’aperçus, mais manquant d’une structure argumentative explicite. La question la plus urgente à laquelle répondre est donc, à quel exercice se livre Arendt ?

À la fois la difficulté du livre et la fascination durable qu’il exerce viennent de ce qu’Arendt fait beaucoup de choses en même temps. Il y a plus de fils de pensée entrelacés qu’il n’est possible d’en saisir à la première lecture et même des lectures répétées peuvent amener des surprises. Mais une chose que Arendt ne fait clairement pas c’est de la philosophie politique au sens habituel du terme : c’est-à-dire offrir des prescriptions politiques appuyées sur des arguments philosophiques. Les lecteurs habitués à ce genre ont essayé de trouver quelque chose de semblable dans La Condition humaine, habituellement en soulignant l’importance attachée par Arendt à la capacité humaine pour l’action. Puisque le livre se caractérise par une critique de la société moderne, il est tentant de supposer qu’elle a pour objectif de proposer une utopie de l’action politique, une sorte de nouvelle Athènes. Non que cette caricature soit sans fondement. Arendt était certainement attirée par la démocratie participative, et était une observatrice enthousiaste des éruptions d’activité civique allant des manifestations américaines contre la guerre du Vietnam aux formations populaires de citoyens constituées par les conseils de l’éphémère Révolution hongroise de 1956. Nous rappeler que la capacité à agir est présente même dans les circonstances les plus improbables était certainement un de ses objectifs. Mais elle refusait énergiquement que son rôle de penseur politique fut de proposer un projet pour le futur ou de dire à quelqu’un quoi faire. Rejetant le titre de « philosophe politique », elle soutenait que l’erreur faite par tous les philosophes politiques depuis Platon avait été d’ignorer la condition fondamentale de la politique : qu’elle s’exerce parmi plusieurs humains, que chacun d’entre eux peut agir et commencer quelque chose de nouveau. Les résultats qui émergent de telles interactions sont contingents et imprévisibles, « sujets de politique pratique, soumis à l’accord de beaucoup ; ils ne peuvent rester au stade des considérations théoriques ou de l’opinion d’une personne ».

Pas de philosophie politique, donc ; et, cependant, une bonne partie du livre ne semble pas, en face de cela, être du tout de la politique. Les longues analyses du travail, de l’œuvre, et des implications de la science moderne et de la croissance économique, concernent plutôt le cadre de la politique plutôt que la politique elle-même. Même la discussion de l’action est seulement partiellement reliée à des actes spécifiquement politiques. Peu de temps après la publication du livre, Arendt elle-même décrivait La Condition humaine comme « une sorte de prologue » a un travail plus systématique de théorie politique qu’elle avait en projet (mais qu’elle n’a jamais achevé). Puisque « l’activité politique centrale est l’action », expliquait-elle, il avait été nécessaire de mener d’abord un travail de clarification « pour séparer conceptuellement l’action des autres activités humaines avec lesquelles elle est couramment confondue, le travail et l’œuvre. Et, en effet le principe d’organisation du livre le plus évident se trouve dans son analyse phénoménologique des trois formes d’activité qui sont au fondement de la condition humaine : le travail, qui correspond à la vie biologique de l’homme en tant qu’animal ; l’œuvre, qui correspond au monde artificiel des objets que les humains construisent sur la terre ; et l’action, qui correspond à notre pluralité en tant qu’individus distincts. Arendt soutient que ces distinctions (et la hiérarchie implicite des activités entre elles) ont été ignorées dans la tradition intellectuelle façonnée par les priorités philosophiques et religieuses. Cependant, il y a beaucoup plus dans ce livre que l’analyse phénoménologique, et même plus que la critique par Arendt de la représentation dénaturée par la philosophie politique traditionnelle de l’activité humaine. Parce que ces points sont reliés à ses réponses aux événements contemporains. Quand elle dit dans son prologue qu’elle ne propose « rien de plus que de penser ce que nous faisons », elle montre clairement que ce qu’elle a en tête n’est pas une simple analyse générale de l’activité humaine, mais « une reconsidération de la condition humaine à partir de la perspective fournie par nos nouvelles expériences et nos nouvelles peurs ». Quelles expériences et quelles peurs ?

Le prologue s’ouvre sur l’un de ces événements qui révèle la capacité de l’être humain à initier de nouveaux commencements : le lancement du premier satellite dans l’espace en 1957, qu’Arendt décrit comme un « événement, dépassé en importance par aucun autre, même la fission de l’atome ». Comme la Révolution hongroise de 1956, qui se produisit alors qu’elle travaillait sur ce livre, cet événement inattendu l’amena à réaménager ses idées, mais fut en même temps une justification d’observations déjà faites. Car, notant que cette surprenante démonstration de la puissance humaine était saluée de toutes parts non avec fierté et crainte, mais plutôt comme un signe que l’espèce humaine pourrait s’échapper de la terre, elle souligne que cette « rébellion contre l’existence humaine telle qu’elle a été donnée » était en cours depuis quelque temps. En s’échappant de la terre vers les cieux, et à travers des entreprises comme la technologie nucléaire, les êtres humains sont en train de défier avec succès les limites naturelles, posant des questions politiques rendues très largement plus difficiles par l’inaccessibilité de la science moderne à la discussion publique. Le prologue d’Arendt se déplace de ce thème vers un « autre événement non moins menaçant » qui semble à première vue étrangement sans rapport : l’apparition de l’automatisation. Alors qu’elle nous libère du fardeau du labeur difficile, l’automatisation entraîne le chômage dans « une société de travailleurs » où toutes les occupations sont conçues comme des moyens de gagner sa vie. Tout au long du livre, encadrant l’analyse phénoménologique des activités humaines, un contraste dialectique entre ces deux sujets apparemment sans rapport est progressivement développé. D’un côté, l’aube de l’ère spatiale démontre que les êtres humains littéralement transcendent la nature. En tant que résultat de « l’aliénation de la terre » (constitutive) de la science moderne, la capacité humaine à commencer de nouvelles choses remet en question toutes les limites naturelles, laissant le futur dangereusement ouvert. De l’autre côté, retrouvant les traces du développement d’Arendt sur « l’aliénation du monde », les sociétés modernes automatisées captives d’une production et d’une consommation toujours plus efficaces nous encouragent à nous conduire et nous penser comme une simple espèce animale gouvernée par des lois naturelles.

Les animaux humains inconscients de leurs capacités et responsabilités ne sont pas bien armés pour prendre en charge des pouvoirs menaçant (la survie de) la terre. Un tel rapprochement fait écho à l’analyse antérieure par Arendt du totalitarisme comme un processus nihiliste déclenché par une combinaison paradoxale de convictions : d’un côté la croyance que « tout est possible », et de l’autre celle que les êtres humains sont simplement une espèce animale gouvernée par les lois de la nature et de l’Histoire, au service de laquelle les individus sont entièrement superflus. Cet écho n’est pas surprenant, puisque La Condition humaine est liée structurellement au travail d’Arendt sur le totalitarisme, et les deux ensemble contiennent un diagnostic original et saisissant de la situation humaine contemporaine.

Le livre fut construit à partir des lectures de la fondation Charles R. Walgreen qu’Arendt donna à l’université de Chicago en avril 1956, elles-mêmes issues d’un projet beaucoup plus vaste sur les « éléments totalitaires dans le marxisme ». Arendt s’était embarquée dans ce projet après avoir fini Les Origines du totalitarisme, qui contenait beaucoup sur les antécédents de l’antisémitisme et du racisme nazi, mais rien sur l’arrière-plan marxiste de la version meurtrière par Staline de la lutte des classes. Sa nouvelle entreprise visait à estimer quels traits de la théorie marxiste pouvaient avoir contribué à ce désastre. En fait, sa pêche ramena une prise si riche et si variée que le livre sur Marx n’a jamais été écrit, mais beaucoup des fils de pensée (trains of thought) tirés trouvèrent leur chemin dans La Condition humaine, notamment sa conclusion que Marx avait irrémédiablement mal conçu l’action politique en termes d’un mélange des autres activités humaines appelées par elle travail et œuvre.

Comprendre l’action politique comme faire quelque chose est du point de vue d’Arendt une erreur dangereuse. Faire - l’activité qu’elle nomme œuvre - est quelque chose qu’un artisan réalise en contraignant la matière brute à se conformer à son modèle. La matière brute n’a rien à dire dans le processus ni les êtres humains à jouer le rôle de matériau brute dans une tentative de créer une nouvelle société et de faire l’Histoire. Parler de « l’homme » faisant sa propre Histoire est trompeur, puisque (Arendt nous rappelle cela de façon incessante) qu’il n’existe pas une telle personne : « les hommes » et non « l’homme » vivent sur la terre et habitent le monde. Concevoir la politique en termes de faire conduit à ignorer la pluralité humaine dans la théorie et à contraindre les individus dans la pratique. Néanmoins, Arendt découvrit que Mars avait hérité cette idée fausse de la politique de la grande tradition occidentale de pensée. Depuis que Platon a tourné le dos à la démocratie et formulé son projet de cité idéale, les penseurs politiques ont écrit sur la politique d’une manière qui ignore systématiquement le plus saillant des traits politiques des êtres humains -celui qu’ils sont pluriels, que chacun d’entre eux est capable de nouveaux points de vue et de nouvelles actions, et qu’ils ne s’accordent pas avec un modèle ordonné, prévisible à moins que leurs capacités politiques n’aient été annihilées. L’un des principaux objectifs d’Arendt dans La Condition humaine est donc de remettre en cause l’ensemble de la tradition de la philosophie politique en retrouvant et en mettant en lumière ces capacités humaines négligées.

Mais cette critique de la philosophie politique n’est pas le seul grand thème du livre qui provienne de ses réflexions sur Marx. En effet, bien que Marx parle de faire, utilisant la terminologie de la dextérité manuelle, Arendt prétend qu’en réalité il comprend l’histoire en termes de processus de production et de consommation beaucoup plus proche de la vie animale - du travail, en fait. Alors qu’il avait complètement tort, du point de vue d’Arendt, de supposer que ce processus pourrait conduire par la révolution au « royaume de la liberté », elle fut frappée par son image de l’individualité noyée dans la vie collective de l’espèce humaine, dévouée à la production et la consommation et avançant inexorablement sur ce chemin. Elle trouva en cela une représentation révélatrice de la société moderne, dans laquelle les préoccupations économiques ont commencé à dominer à la fois la politique et la conscience de soi. Un second thème entrelacé avec la phénoménologie d’Arendt est donc sa prise en compte du développement d’une « société de travailleurs ».

Ce thème du « social » reste un des thèmes les plus déconcertants et les plus sujets à controverse du livre. Beaucoup de lecteurs ont été offensés par les mentions péjoratives des préoccupations sociales, et ont aussi supposé qu’en critiquant le matérialisme conformiste de la société moderne, Arendt avait tendance à recommander une vie d’action héroïque. Mais cette lecture passe à côté de la complexité du livre, puisqu’un autre de ses thèmes centraux concerne les dangers de l’action, qui démarre de nouveaux processus en dehors du contrôle des acteurs, incluant le processus même qui a donné lieu à la société moderne. Au cœur de son analyse de la condition humaine est l’importance vitale pour une existence civilisée d’un monde humain durable, construit sur la terre pour nous protéger des processus naturels et fournir un cadre stable pour nos vies de mortels. Comme une table autour de laquelle les gens sont rassemblés, ce monde « à la fois relie et sépare les hommes ». Seule l’expérience de partage d’un monde humain commun avec d’autres qui le regardent de différents points de vue peut nous rendre capable de faire le tour de la réalité et de développer un sens commun partagé. Sans cela, nous sommes chacun ramenés à la subjectivité de notre expérience personnelle, dans laquelle seuls nos sentiments, nos besoins et désirs font la réalité.

La principale menace pour le monde humain depuis plusieurs siècles a été la modernisation économique qui (comme Marx l’a indiqué) a détruit toute stabilité et mis tout en mouvement. Contrairement à Marx, pour qui elle faisait partie d’un processus historique inévitable, Arendt faisait remonter ce changement aux effets inattendus d’actions humaines contingentes, notamment l’expropriation massive des propriétés du clergé et des paysans menée lors de la Réforme. Car la propriété (au sens des droits à la terre transmis de génération en génération) a toujours été le principal bastion du monde civilisé, en donnant aux propriétaires un intérêt à maintenir sa stabilité. Le grand changement mis en mouvement par l’expropriation au XVIe siècle a eu deux effets. Le premier, la transformation des paysans, avec leur rôle de point stable, en travailleurs journaliers entièrement absorbés par la lutte pour satisfaire leurs besoins vitaux. Le second, avec la transformation de la propriété stable en flux de richesses - le capital, en fait, avec les effets dynamiques si bien décrits par Marx. Au lieu d’habiter un monde stable d’objets faits pour durer, les êtres humains se trouvèrent engloutis dans un processus accéléré de production et consommation.

Alors même que Arendt réfléchissait aux implications de l’automatisation, ce processus de production et de consommation était allé bien plus loin que la simple couverture des nécessités vitales ; en effet les activités, méthodes, et biens de consommation étaient tous hautement artificiels. Mais, fait-elle remarquer, ce côté artificiel du monde moderne est très différent de celui du monde stable habité par les civilisations antérieures. Objets, meubles, maisons même sont devenus des éléments de consommation, tandis que le processus de production automatique a pris un rythme quasi naturel auquel les êtres humains doivent s’ajuster. C’est, dit-elle « comme si nous avions ouvert de force les frontières claires qui protégeait le monde, l’artifice humain, de la nature, du processus biologique qui s’y déroule de la même façon que le cycle naturel qui l’englobe, livrant et abandonnant à ces processus la stabilité éternellement menacée du monde humain ». Ailleurs dans La Condition humaine elle décrit ce qui est arrivé comme une « croissance non naturelle du naturel » ou comme « la libération du processus de la vie » puisque la modernisation s’est révélée extrêmement puissante pour accroître la production, la consommation, et la procréation, donnant lieu à une race humaine en pleine expansion qui produit et consomme comme jamais auparavant. Son affirmation est que puisque ces affaires économiques viennent au centre de l’attention publique et de la politique publique (au lieu de rester cachés dans l’intimité du ménage comme dans les civilisations antérieures), les coûts ont été la dévastation du monde et la tendance toujours croissante des êtres humains à se concevoir dans les termes de leur désir de consommer.

La conséquence de son raisonnement n’est pas, cependant, que ce que nous avons à faire est de nous sortir de notre immersion dans le travail et d’adopter l’action. Car cette hégémonie moderne du travail ne signifie pas que les êtres humains ont cessé d’agir, d’initier de nouveaux commencements, de démarrer de nouveaux processus - seulement que la science et la technologie sont devenues l’arène de « l’action dans la nature ». Au moment même où les hommes sont devenus de plus en plus enclins à se penser eux-mêmes comme une espèce animale, leur habilité à transcender de telles limites a été dramatiquement révélée par des inventions scientifiques. Car la contrepartie à « l’aliénation du monde » subie par les travailleurs est parmi les scientifiques « l’aliénation de la terre ». Alors qu’Archimède a déclaré il y a longtemps qu’il pourrait soulever la terre à condition de trouver un point d’appui, Arendt soutient que (depuis l’époque de Galilée jusqu’aux ingénieurs de l’espace et scientifiques du nucléaire contemporains) des hommes ont trouvé des moyens de regarder la terre d’un point de vue cosmique, et (exerçant le privilège humain d’initier de nouveaux commencements) ont défié les limites naturelles au point de constituer une menace pour le future même de la vie. Selon son diagnostic de la situation contemporaine, des pouvoirs prométhéens - libérant des processus avec des conséquences insondables - sont exercés dans une société d’êtres trop absorbés par la consommation pour prendre une quelconque responsabilité pour le monde humain ou pour comprendre leurs capacités politiques. Elle fait observer dans son prologue que « l’absence de pensée » (elle-même reliée à la perte du monde humain commun) est « une des caractéristiques éminentes de notre époque », et son but en pensant à voix haute fut sûrement d’encourager la pensée chez les autres.

Dans la mesure où l’objectif d’Arendt était de provoquer pensée et discussion, elle y a réussi de façon éclatante. Comme beaucoup de ses écrits, La Condition humaine a été le sujet d’intenses débats depuis sa parution. En effet, peu d’autres œuvres de théorie politique moderne ont eu une presse aussi variée, considérée par certains comme l’œuvre d’un génie et par d’autres comme ne méritant même pas d’être réfutée. Beaucoup d’universitaires se sont offensés du style et de la construction peu orthodoxes du livre. Ne prêtant aucune attention aux débats dominants, Arendt mène sa propre analyse sans définir ses termes ni s’engager dans un raisonnement conventionnel. Son traitement de l’animal laborans et son analyse des affaires sociales rendit son auteur impopulaire auprès de beaucoup à gauche, mais sa prise en compte de l’action apporta un message d’espoir et d’encouragement à d’autres radicaux, incluant des personnes appartenant au mouvement des droits civiques et derrière le rideau de fer. Pendant le mouvement des étudiants des années 60 La Condition humaine fut acclamé comme un texte de la démocratie participative, et l’association avec ce mouvement en retour éloigna ses critiques.

Dans les années récentes, comme la pensée de Arendt a retenu une attention croissante (en partie pour des raisons qu’elle n’aurait pas bien accueillies, intérêt pour son sexe (gender), son ethnie et sa relation romantique avec Heidegger), l’importance du livre a commencé à devenir largement reconnue, mais son sens reste en discussion. Telle est la complexité de ses fils entrelacés qu’il y a place pour beaucoup de lectures différentes. Aristotéliciens, phénoménologistes, Habermasiens, postmodernes, féministes, et beaucoup d’autres ont trouvé l’inspiration dans les différents fils de son riche tissu, et les quarante années écoulées depuis sa publication ne sont pas suffisamment longues pour permettre une évaluation de sa signification durable. Si nous pouvons extraire un thème central d’un livre si complexe, ce thème doit être le rappel de l’importance vitale de la politique, et d’une compréhension appropriée de nos capacités politiques et des dangers et des opportunités qu’elles offrent.

La vision d’Arendt sur la condition humaine, nous rappelle que les êtres humains sont des créatures qui agissent au sens de démarrer des choses et de déclencher des suites d’événements. C’est quelque chose que nous continuons de faire que nous en comprenions ou non les implications, avec le résultat qu’à la fois le monde humain et la terre elle-même ont été dévastés par les catastrophes que nous nous sommes infligées à nous-mêmes. Regardant ce qu’elle appelle « l’époque moderne » (du XVIIe au début du XXe siècle), elle diagnostique une situation paradoxale dans laquelle des processus économiques radicaux ont été déclenchés par l’action humaine, alors que ceux qui sont concernés pensent de façon croissante qu’ils sont des épaves impuissantes emportées par les courants des forces socioéconomiques. Les deux tendances, croyait-elle, furent liées avec une nouvelle concentration de l’attention publique sur les activités économiques qui traditionnellement avaient été des affaires privées, concernant le ménage. Dans son prologue, cependant, elle observe que cette « époque moderne » dont elle parle est maintenant terminée, puisque l’arrivée de la technologie nucléaire a commencé « une époque nouvelle et inconnue » dans la longue interaction entre les êtres humains et leur habitat naturel. Si elle vivait aujourd’hui, elle pourrait pointer une nouvelle variation du thème familier du pouvoir et de l’impuissance, à nouveau connectée avec l’émergence dans le domaine publique d’une fonction jusqu’alors dissimulée dans l’intime. D’un côté l’apparition de l’ingénierie génétique (avec son pouvoir de déclencher de nouveaux processus faisant exploser les limites naturelles) confirme de façon saisissante la transcendance humaine et ce qu’elle appelle « une rébellion contre l’existence humaine comme elle nous a été donnée ». De l’autre côté, notre auto-compréhension comme des animaux nous a plongés dans une pression sans précédant non seulement sur la production, mais aussi sur la reproduction. Les affaires de sexe, autorisées seulement récemment dans le domaine publique, semblent rapidement évincer les autres sujets du discours publique, alors que des scientifiques néo-darwiniens nous encouragent à croire que tout ce qui nous concerne est déterminé par nos gènes.

Puisque le fossé entre pouvoir et responsabilité semble plus large que jamais, son rappel de la capacité humaine pour l’action et sa tentative « de penser ce que nous faisons » sont particulièrement opportuns. Cependant, nous devons écouter avec attention ce qu’elle dit, puisque nous pouvons mal comprendre son message en le considérant comme un appel à l’humanité pour qu’elle sorte de sa torpeur, prenne en charge les événements, et construise consciemment notre propre futur. Le problème avec ce scénario quasi-marxiste est qu’il n’existe aucune « humanité » qui pourrait assumer la responsabilité de cette façon. Les êtres humains sont pluriels et mortels, et ce sont ces traits de la condition humaine qui donnent à la politique à la fois sa miraculeuse ouverture et sa désespérante contingence.

Le plus encourageant message de La Condition humaine est son rappel de la natalité humaine et du miracle du commencement. En contraste marqué avec l’insistance de Heidegger sur notre mortalité, Arendt soutient que la foi et l’espoir dans les affaires humaines vient du fait que de nouvelles personnes viennent continuellement au monde, chacun d’eux unique, chacun capable de nouvelles initiatives qui peuvent interrompre ou détourner la chaîne des événements mis en mouvement par de précédentes actions. Elle parle de l’action comme de « la faculté faiseuse de miracle de l’homme », pointant que dans les affaires humaines il est tout à fait raisonnable d’attendre l’inattendu, et que de nouveaux commencements ne peuvent être exclus même quand la société semble enfermée dans la stagnation ou entraînée sur une route inexorable. Depuis la publication du livre, ses observations sur l’imprédictibilité de la politique ont été confirmées de façon saisissante, pas moins que par l’effondrement du communisme. Les révolutions de 1989 furent notablement arendtiennes, illustrant sa vision sur comment le pouvoir peut surgir comme de nulle part quand les personnes « commencent à agir de concert » et peut refluer de façon inattendue de puissants régimes.

Mais si son analyse de l’action est un message d’espoir dans les sombres temps, elle est aussi porteuse d’avertissements. Car l’autre côté de cette miraculeuse imprédictibilité de l’action est le manque de contrôle sur ses effets. L’action met les choses en mouvement, et quelqu’un ne peut prévoir les effets de ses propres initiatives, ni garder son seul contrôle sur ce qui arrive quand elles s’emmêlent avec les initiatives des autres dans l’arène publique. L’action est donc profondément frustrante, puisque ses résultats peuvent se révéler très différents de ce que l’acteur visait. C’est à cause de ce « côté hasardeux » de l’action parmi plusieurs autres que les philosophes politiques depuis Platon ont essayé de substituer à l’action un modèle de la politique basé sur la fabrication d’une œuvre d’art. Suivant le roi philosophe qui voit le modèle idéal et façonne ses sujets passifs pour s’y conformer, schéma après schéma ont été élaborés de sociétés parfaites dans laquelle chacun se conformerait aux dessins de l’auteur. La curieuse stérilité des utopies vient de l’absence en elles de quelque place pour l’initiative, de quelque espace pour la pluralité. Bien que cela fasse maintenant quarante ans qu’Arendt ait pointé ce fait, la philosophie politique conventionnelle est toujours prise dans le même piège, ne voulant toujours pas prendre au sérieux l’action et la pluralité, cherchant encore des principes si irrésistibles que même les générations non encore nées doivent les accepter, rendant donc superflue la contingence fortuite des ajustements effectués dans les arènes politiques réelles.

 

Arendt observe qu’il existe quelques remèdes aux difficultés de l’action, mais elle souligne leur portée limitée. L’un est simplement de démarrer une nouvelle action pour interrompre le processus apparemment inexorable, mais cela en soi ne guérit en rien les dommages du passé ni ne rend sur le futur imprévisible. Seules les capacités humaines de pardonner et de promettre peuvent traiter ces problèmes, et seulement partiellement. Confronté (comme tant d’organisations politiques contemporaines) avec la séquence fatigante des vengeances des maux passés qui ne produisent que de futures vengeances, le pardon peut rompre cette chaîne, et les récents efforts de réconciliation entre les races en Afrique du Sud offrent une illustration impressionnante de la position d’Arendt. Comme elle le constate, cependant, personne ne peut se pardonner à lui-même : seule l’imprévisible coopération des autres peut le faire, et quelques maux se cachent derrière le pardon. De plus cette façon de rompre la chaîne des conséquences entraînées par l’action ne marche que pour les conséquences humaines  ; il n’y a aucun remède à travers le pardon pour « les actions sur la nature » qui déclenche des réactions nucléaires ou provoque l’extinction des espèces.

Un autre moyen de faire face aux conséquences imprévisibles des actions plurielles est la capacité humaine à faire et à tenir des promesses. Les promesses faites à un autre n’ont rien de fiable, mais quand plusieurs personnes se mettent ensemble pour s’engager entre eux pour le futur, les contrats qu’elles créent entre elles peuvent jeter des « îles de certitudes » dans « un océan d’incertitudes », créant une nouvelle sorte d’assurance et leur permettant d’exercer collectivement un pouvoir. Contrats, traités, et constitutions font tous partie de cette espèce ; ils peuvent être extrêmement forts et sûrs, comme la constitution des États-Unis, ou (comme l’accord au pacte de Munich de Hitler) ils peuvent ne pas valoir le papier sur lequel ils sont écrits. En d’autres termes, ils sont hautement contingents, très différent des accords conclus dans l’imagination des philosophes.

Arendt est bien connue pour sa célébration de l’action, particulièrement pour les passages où elle parle de la gloire éternelle gagnée par les citoyens athéniens quand ils s’engagèrent avec leurs pairs dans le domaine publique. Mais La Condition humaine est tout autant consacrée aux dangers de l’action, et à la myriade des processus déclenchés par l’initiative humaine et maintenant violemment hors de contrôle. Elle nous rappelle, bien sûr, que nous ne sommes pas des animaux sans défense : nous pouvons nous engager dans une nouvelle action, prendre des initiatives pour interrompre de tels processus, et tenter de les mettre sous contrôle grâce à des accords. Mais à part les difficultés physiques pour regagner du contrôle sur des processus déclenchés sans réfléchir par l’action sur la nature, elle nous fait aussi penser aux problèmes causés par la pluralité elle-même. En principe, si nous sommes d’accord pour œuvrer ensemble nous pouvons exercer un grand pouvoir ; mais l’accord entre plusieurs personnes est difficile à atteindre, et jamais à l’abri d’initiatives perturbatrices d’autres acteurs.

Alors que nous nous tenons au seuil d’un nouveau millénaire, la seule prédiction sûre que nous puissions faire est que, malgré la continuation des processus déjà en mouvement, le futur ouvert deviendra une arène pour des initiatives humaines innombrables qui sont au-delà de notre imagination actuelle. Il n’est peut-être pas trop inconsidéré de faire une autre prédiction : que les futurs lecteurs trouveront de la matière à penser et de la place pour débattre dans La Condition Humaine, ramassant et développant certains des fils de cet extraordinaire livre. Comme le disait Hannah Arendt, vers la fin de sa vie :

« Chaque fois que vous écrivez un texte et que vous l’envoyez dans le monde et qu’il devient public, chacun est évidemment libre de faire avec lui ce qu’il lui plaît, et cela doit être ainsi. Je n’ai aucun problème avec cela. Vous ne devez pas essayer de garder la main aujourd’hui sur ce qu’il peut arriver à ce que vous avez pensé pour vous-même. Vous devez plutôt essayer d’apprendre à partir de ce que les autres en font. »


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