« La France injuste »

par Pierre Bilger
vendredi 5 janvier 2007

La France injuste de Timothy B.Smith, avec le sous-titre 1975-2006 : pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus, bien que publié pour la première fois en 2004 et en France au début de 2006, est un livre qu’il faut lire, même si c’est avec retard, ce qui est mon cas.

L’auteur, un professeur canadien d’histoire contemporaine à la Queen’s University dans l’Ontario, au Canada, ne nous rend pourtant pas la tâche facile. Non seulement parce que, dans la plus pure tradition universitaire, l’ouvrage est agrémenté de quatre-vingts pages de notes ou d’annexes sur un total de 350 pages, mais aussi parce qu’il trouble notre confort de lecture par une méthode démonstrative, faite d’accumulation d’innombrables données, soigneusement référencées, qui, peu à peu, composent un tableau à travers un itinéraire qui ne nous épargne ni détours ni allers-retours sans nous offrir ce jardin à la française que les cartésiens que nous sommes affectionnons.

On ne sera donc pas surpris que j’aie eu quelque hésitation à m’engager dans un compte rendu analytique que la densité de l’œuvre aurait pourtant justifié. Heureusement Google en me faisant découvrir celui d’Alexandre Delaigue sur Econoclast.org, site de ressources en économie pour les nuls et les autres, me dispense de cet effort. Je vous invite donc à vous y reporter.


Le point de vue de Timothy B.Smith est en effet passionnant. Il ne s’agit pas d’une énième critique libérale anglosaxonne caricaturale du système français, mais d’une réflexion d’historien qui, comme il le dit dans une interview à 20 Minutes , est pris aux Etats-Unis pour un communiste, qui croit à la dépense publique redistributive et qui se félicite que les pays scandinaves (aient) compris que pour être un bon socialiste, il fallait faire la paix avec le capitalisme. Il résume sa thèse et son parti pris de manière limpide dans sa préface à l’édition française de son livre :

La plupart des gens qui croyaient « le modèle social français » menacé par la Constitution européenne considèrent ce modèle comme solidaire, redistributif, fondamentalement sain et financièrement solvable. Cet ouvrage conteste sans ambages ces affirmations et entend démontrer, dans une perspective de centre gauche, que le modèle français est : premièrement, de manière générale, non redistributif envers les pauvres ; deuxièmement, il est lui-même la cause principale du chômage ; troisièmement, il est injuste pour les jeunes, les femmes, les immigrés et leurs descendants ; enfin, quatrièmement, il est intenable financièrement.

 

De sa démonstration implacable, appuyée la plupart du temps sur des faits et des chiffres convaincants, quelques éléments parmi d’autres retiennent particulièrement l’attention au moment où commence un débat déterminant pour l’avenir du pays. Pour les illustrer et, en même temps, alimenter l’envie de lire le livre, voici quelques citations significatives :

  • Dans le chapitre Le malentendu de l’Etat-providence français : 40% environ de la population en âge de travailler, pauvre, sans emploi ou en situation de sous-emploi, ne bénéficie que d’un accès limité aux prestations sociales. Il ne s’agit pas d’une coïncidence : la politique sociale française ne sert pas les intérêts des citoyens réduits à la pauvreté et des (chômeurs). Où va l’argent ? Pour la plus grande part, aux plus riches et aux classes moyennes, à « ceux du dedans », titulaires d’un emploi confortable (essentiellement des hommes d’âge mûr) ; une très petite partie de cet argent revient à « ceux du dehors » (chômeurs, bas salaires, pauvres, jeunes, immigrés). Il faut ajouter que les retraités français sont les plus riches du monde (par rapport aux salariés) et qu’ils prennent leur retraite beaucoup plus tôt que leurs homologues de nombreux pays européens. Ce sont eux qui constituent le noyau dur des partisans de l’Etat-providence, et ce sont leurs désirs - non ceux des 1,7 million de travailleurs pauvres, des parents isolés, des enfants d’immigrés au chômage, des handicapés, des jeunes foyers confrontés aux bas salaires et aux loyers élevés - qui déterminent le programme de politique sociale depuis 1980.
  • Dans le chapitre La trahison des intellectuels : la mondialisation, bouc émissaire des problèmes économiques et sociaux de la France : « Sophie Meunier et Philippe Gordon ont récemment montré que ces réformes radicales (de même que les réformes mises en œuvre sous le gouvernement Jospin à la fin des années 1990) ont été appliquées à la dérobée, sans justification intellectuelle et sans que leurs auteurs aient cherché à en retirer récompense ou mérite politique. Imaginez Ronald Reagan ou Margaret Thatcher omettant de s’attribuer le mérite de leurs efforts pour déréguler l’économie ! Or c’est précisément ce qui est arrivé en France à la fin des années 1980. Puisque la fin du dirigisme n’a pas été présentée comme la bonne solution, indépendamment des forces extérieures, les critiques extrémistes ont beau jeu d’accuser la mondialisation de ces changements apparemment funestes. L’incapacité des élites dirigeantes françaises à justifier leurs réformes, d’un point de vue politique et intellectuel, constitue une faute cardinale qui a directement favorisé la montée de l’extrémisme. En dix ans, les élus de tous bords sont passés maîtres dans l’art de la langue de bois : ils affirment à l’opinion publique qu’ils défendront le grand Etat-providence alors qu’ils en démolissent tranquillement, en sous-main, l’appareil dirigiste.
  • Dans le chapitre La rupture avec le socialisme : MM. Mitterrand et Chirac n’ont jamais assumé leur responsabilité dans la crise de l’emploi. Tous deux ont cherché des coupables et des alibis ailleurs : la nécessité de préparer le pays à l’union monétaire européenne, la marée montante de la mondialisation néolibérale, la menace de la concurrence asiatique, le reaganisme et le thatchérisme, l’influence grandissante des investisseurs internationaux, le « mur de l’argent », etc.
  • Dans le chapitre La persistance des inégalités : A moins d’abaisser les cotisations sociales dégressives et d’introduire un véritable impôt sur le revenu progressif, qui frappe le quart supérieur de la population pour donner au quart inférieur, la France restera une société hautement inégalitaire. Ce n’est pas la mondialisation qui a empêché les socialistes de choisir cette voie : c’est par atavisme et par crainte de s’aliéner leurs propres partisans - les classes moyennes et aisées en majorité - que les socialistes n’ont pas honoré cette promesse électorale.
  • Et encore dans le même chapitre : Le système de Sécurité sociale française a toujours été dirigé par des travailleurs syndiqués de sexe masculin, des professions libérales et des fonctionnaires. Il en résulte que ceux qui n’ont pas un bon emploi sont moins étroitement associés aux prestations. Il n’y a jamais eu de place, dans la vision mythique de la solidarité des travailleurs, pour une jeune femme au chômage, un parent isolé gagnant le salaire minimum, un homme né en Algérie vivant dans une cité-ghetto de la banlieue de Lyon, un handicapé rejeté par le marché du travail, vivant seul à Paris avec pour toute ressource une maigre allocation versée par l’Etat. Fonder l’accès aux prestations sociales sur la citoyenneté permet, à l’inverse, de ne pas marginaliser au sein du système de prestations sociales les exclus du marché du travail.

  • Dans le chapitre Les groupes protégés : Aucune population de retraité n’est aussi riche (par rapport au salaire moyen) que les Français. En 1993, la France est parvenue à une sorte de point limite : les retraités français de soixante ans et plus avaient atteint le même niveau de richesse que les actifs qui subvenaient à leurs besoins. En 2000, les retraités français étaient de 15 à 20% plus riches en moyenne que les actifs. Ce chiffre inclut les revenus déclarés à l’exclusion des autres avoirs (l’immobilier, par exemple) (...) outre les inégalités flagrantes associées aux régimes de retraite spéciaux, les riches sont généralement favorisés, quel que soit leur régime d’affiliation.
  • Dans le chapitre Les exclus : les immigrés, les jeunes, les femmes : La jeunesse française, comme la jeunesse italienne, n’est défendue par personne. Dans toute son histoire, le mouvement syndical français n’a jamais négocié pour les créations d’emplois ; autant il s’est montré généreux en paroles de compassion envers les chômeurs, autant il a concentré ses efforts sur la défense des emplois existants (...) Le mouvement syndical a exigé des augmentations salariales supérieures à la norme européenne, a appelé à la réduction de la semaine de travail, a réclamé des plans de préretraite et des augmentations de valeur des pensions de retraite (...) Les travailleurs ne se sont pas battus pour les moins chanceux qu’eux - les aspirants au travail.
  • Enfin dans le chapitre L’exception française : Beaucoup d’hommes politiques français sont incapables d’accepter l’idée que le marché devrait être libre de détruire et de créer des emplois. Surtout, la plupart des citoyens français ne lui font pas confiance. Ils ne croient pas que le marché soit source de prospérité ; si l’on se souvient que plus de 50% de la population dépend de l’Etat pour son revenu (fonctionnaires, retraités, bénéficiaires de l’aide sociale), ce sentiment se comprend aisément. Une réforme d’envergure paraît très improbable tant que cette hostilité au système même qui fonde le social n’est pas surmontée. Les dirigeants français ont une longue route devant eux : ils pourraient commencer par abandonner leur obsession de la mondialisation et recentrer le débat public sur les enjeux nationaux. Si le chômage était une vraie préoccupation, la politique la plus « solidaire » consisterait en un programme redistributif pour combler les vides du marché et assurer un salaire décent, tout en dérégulant le marché du travail dans le but de créer des emplois et de réduire le taux de dépendance (...) Dans une étude récente sur la dérèglementation en Europe, la France se distingue comme le seul pays où la question n’est pas largement débattue : les hommes politiques (des deux principaux partis) n’osent pas en parler, et le grand public est inconscient du problème. 

Certes cette description au vitriol de la réalité française, qui n’épargne aucune des équipes politiques qui se sont succédé au pouvoir depuis trente ans, n’est pas exempte, comme le relève Alexandre Delaigue, ici ou là, d’imprécisions, d’inexactitudes ou d’obsolescences, inévitables dans ce dernier cas pour un livre publié pour le première fois en 2004.
Il n’en reste pas moins que ce diagnostic cinglant reste d’une actualité brûlante et nous interpelle avec vigueur :

  • quand cesserons-nous de nous abriter derrière des alibis commodes et trompeurs, Europe ou mondialisation, pour éviter de nous interroger sur le délabrement d’une gestion publique qui est de notre seule responsabilité et dont les fondements essentiels n’ont pas été renouvelés depuis 1940 ?
  • Quand accepterons-nous de reconnaître que notre système de redistribution est régressif et injuste par la combinaison de prestations sans sélectivité ni hiérarchisation et de prélèvements obligatoires pesant, directement ou indirectement, tous instruments confondus, proportionnellement davantage sur les moins favorisés que sur les plus riches ?
  • Quand nous engagerons-nous à réexaminer l’ensemble de nos prestations sociales pour faire en sorte qu’elles bénéficient en priorité à ceux qui en ont le plus besoin ?
  • Quand nous attaquerons-nous à une réforme du système fiscal qui donne, dans notre pays, à l’impôt sur le revenu toute la place que lui réservent tous les États développés et modernes, y compris les plus libéraux, de manière à réduire sérieusement et démocratiquement les inégalités excessives de revenu et de patrimoine ?
  • Quand nous déciderons-nous à concentrer sur les seules entreprises, unique source de la création de richesse, toute la marge de manœuvre qui pourra être disponible quand la dette publique aura été ramenée à un niveau supportable, pour poursuivre avec détermination l’allègement de leurs charges fiscales et sociales en vue de renforcer leur capacité de recherche et d’investissement, au lieu de chercher à retenir, sans chance réelle de succès, par le moyen d’allègements abusifs de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt de solidarité sur la fortune quelques « déserteurs fiscaux » de quitter le pays ?
  • N’est-il pas temps aussi de nous interroger sur la préférence pour la retraite qui caractérise notre société d’aujourd’hui tant en termes de revenus que de durée de la vie active au détriment de la jeunesse de notre pays et des exclus du marché du travail ?
  • Quand, enfin, comprendrons-nous que les créations d’emplois ne pourront être à la hauteur des besoins que quand nous aurons le courage de réformer le marché du travail de manière à ce que la facilité de les détruire encourage la volonté de les créer, tout en garantissant à chacun tout au long de sa vie professionnelle la formation et les ressources nécessaires en situation de transition entre deux emplois ou de chômage persistant ?

Voilà des questions qu’il serait utile de débattre au cours des semaines qui viennent. On peut en tout cas savoir gré à Timothy B. Smith de nous aider à les poser.


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