Mémoires d’une Grande Roue

par C’est Nabum
mercredi 20 décembre 2023

 

Les ocelles des nacelles.

 

Je crains désormais de n'être plus qu'un point de vue qui n'a pas froid aux yeux. Adieu le bonheur de dissimuler dans mes nacelles des amoureux désirant se dissimuler aux regards inquisiteurs de leurs proches. Le temps hivernal n'est guère propice au batifolage tandis que mes passagers sont caparaçonnés, engoncés et couverts de la tête au pied. Il est vrai qu'ils auront la récompense des marrons grillés et du vin chaud à la fin de quelques tours réfrigérants.

J'ai perdu le plaisir de ces rencontres secrètes, des confessions et des aveux. Mes passagers ne sont plus lovés pour se retrouver seuls au monde mais tout au contraire, se plaisent à offrir à la planète entière, leur passage en mon sein. L'objectif braqué sur la cité, ils filment ou photographient la brume, les toits et les éclairages de la Noël afin que toutes leurs connaissances partagent leur point de vue.

Prendre de la hauteur ce n'est plus chercher l'ivresse de la solitude mais tout au contraire, se complaire dans une multitude qu'on traîne dans son boîtier. Le ticket n'est plus chic et encore moins choc amoureux, il ouvre les voies aériennes d'un satellite qui déploiera ses ailes pour me rabaisser et me rendre ridiculement insipide. Je n'aime pas qu'on me traite de la sorte en me contraignant par communication interposée, toutes les médiocrités de ce monde.

Je ne me prive pourtant pas de rester terre à terre et d'essayer de conserver des relations amicales avec mes collègues, manèges forains au ras du sol. Dans le cas précis, j'ai un seul comparse, un carrousel fort élégant qui se plaît à une rotation horizontale alors que je me complais dans la verticalité. Nous ne sommes absolument pas en phase ce qui ne devrait pas l'autoriser à monter sur ses grands chevaux lorsqu'il m'interpelle.

J'estime qu'être pris de haut par ce freluquet sous le prétexte fallacieux qu'il réside là à l'année me reste en travers de la gorge. Me faire traiter ainsi de nomade et de paon n'est pas agréable. Je lui aurais bien donné rendez-vous à la grande fête foraine du printemps si celle-ci avait encore lieu. Mais voilà, je sers désormais de prétexte pour ne plus avoir d'attractions foraines dans cette cité qui préfère circonscrire son espace festif à la grande parade johannique.

J'ai d'ailleurs reçu de nombreuses plaintes de la part de mes collègues : montagnes russes, grand huit, train fantôme, chenille et autres stands plus spectaculaires les uns que les autres. On me bat froid depuis que je bénéficie d'un privilège qui sert aussi d'excuse à cette décision honteuse. J'avoue ne pas comprendre ce privilège qui me met en porte à faux dans la corporation.

Il conviendrait rapidement d'aplanir ce différent. Mais reconnaissez-le, aplanir n'est pas mon fort et cessez de rouler les mécaniques est plus encore hors de ma portée. Mes ocelles dans vos yeux, je peux vous affirmer que si je fais la roue, ce n'est pas que par mesquinerie. Quand les choses ne tournent pas au mieux dans une grande ville, j'aime à proposer mes services pour mettre un peu d'huile dans les rouages.

Je compte bien intercéder en faveur des autres manèges à l'exception des montagnes russes qui depuis le déclenchement du conflit ukrainien ne sont plus en odeur de sainteté sur la place. J'attends la visite de l'échevin pour le prendre en otage au sommet de ma rotation, le laissant tout là-haut jusqu'à ce qu'il revienne en arrière.

Quoique attraction vedette, je n'en conserve pas pour autant l'esprit de famille et le sens de la solidarité. Ce dernier point risque fort de surprendre votre échevin, peu enclin à ce qu'il considère être comme un sentiment qui doit exclusivement tourner en sa faveur et au seul profit de sa ville. Je vous ferai part des répercussions de mon action, je ne suis pas Grande Roue à me démonter, je ferai le tour de la question. En attendant, cette petite conversation m'a fait grand bien, elle m'a remise dans l'axe tout en me permettant de me décentrer un peu, ce qui ne fait jamais de mal.


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