Carnet de route. Thaïlande 2. Quand Ayutayah était Londres et Paris

par Ariane Walter
lundi 28 février 2011

L’Histoire dévore les histoires. Elle n’en laisse que quelques traces comme ces pas de dinosaures qui disparurent soixante-cinq millions d’années avant nous.

Un chiffre qui calme.

Nous croyons que nous sommes des Hommes. Nous ne sommes que des œufs. Pas encore ouverts. Nous baignons dans le sang de notre gestation. Nous pressentons notre destin mais nous ne le touchons que pour mourir. Et renaître peut-être. Il faudra attendre. Nous sommes le balbutiement d’une genèse qui n’est qu’une étoile filante.

(En Chine, là où vit l’actuelle Taiyuan, prospéra, il y a 2500 ans, un empire qui dura 2000 ans. Le Zongshuo. Aucune Histoire ne s’en souvient. Un empire de deux mille ans !…Même les Chinois ignorent tout de ce passé qui est le leur.

 A Taiyuan, Il y a une centaine d’années, des fouilles mirent à jour des restes d’une beauté confondante. 2000 ans d’histoire vaporisés ... Combien de rois, de héros filant sur leurs chars, de temples, de palais, d’hommes simples, de saints dont nous ne savons rien ?)

 Mais où sont les peuples d’antan ? Les peuples prodigieux qui transforment les jungles en jardins suspendus ?

 

En Thaïlande, ce pays qui a aussi une histoire, Ayutayah, cité sublime que la terre entière a connue et admirée, domina pendant 400 ans le royaume du Siam. Ces fameux ambassadeurs dont la cour de Louis XIV reçut la visite venaient d’Ayutayah.

Connaissiez-vous ce nom ?

Pour ma part absolument pas.

Et sûrement pas tous ceux qui crachent « Pattaya » quand on leur parle de la Thaïlande.

Ayutayah, la Venise de l’Orient !

Un bras de rivière détourné en joint un autre et l’encercle. Des canaux la traversent. Des flots de crocodile sont ses boucliers. Ses temples d’or témoignent de la sérénité de Bouddha. Sur sa rivière, trois fois plus large que la Seine, s’alignent des galions venus du Portugal, de Hollande, d’Angleterre, de France, de Chine, du Japon, mais aussi des galères d’or à soixante rameurs ! Tel est le témoignage, en 1685, de l’abbé de Choisy, ambassadeur de France. ( Un vrai. Rien à voir avec Mam .)

 Comme si nous avions créé la mondialisation… Comme si la rondeur de la Terre ne prédisposait pas aux éternelles chutes vers nos prochains.

A Ayutayah, les étrangers recevaient des terres et des biens. On les accueillait pour s’enrichir de leurs connaissances, eux fascinés par les nouveautés qu’ils découvraient.

Ayutayah connut quatre cents ans de grandeur.(1350-1767) Balayées par les Birmans. Après eux, les outrages du temps. Puis les emplettes des voisins qui venaient se servir en matériaux. Les ors d’Ayutayah ont disparu comme les granits de Gizeh.

Si les splendeurs des hommes, détruites par les hommes, pouvaient jaillir des nuits et flotter au-dessus de nos têtes, comme ces îles de Miyazaki, débordantes des cris de tous ceux qui les ont construites, elles seraient le jour qui jamais ne finit.

 

Quand j’arrive à Ayutayah, le 20 février 2011, (cette précision m’amuse, on dirait une date historique !) sous une chaleur accablante, au milieu de quelques touristes guidés, je n’ai qu’une hâte : me retrouver seule à l’ombre. Ce qui est facile. Le site est vaste. Surtout pas de guide. Pour commencer, je ne veux rien savoir. Je veux goûter dans le silence cette incroyable dévastation. Ces tours de brique, autrefois couvertes d’or, mais encore plus belles dans leur effondrement. « La poétique des ruines » est une émotion liée à la disparition des myriades d’hommes qui les ont parcourues et fêtées. Le silence qui remplace le vacarme d’une immense humanité est saisissant.

Quelques heures plus tard je visite un musée tout neuf, superbement conçu. Seule et pieds nus. Quelle jouissance incroyable, cette solitude, cette fraîcheur. Ce musée, le centre d’Etudes historiques d’Ayutayah, propose une reconstitution de la ville d’autrefois. Il n’a pas grand de succès. Il faut dire qu’il y a tant à voir sur le site. Se promener à vélo en filant dans tous les sens avant de se rappeler que la ville est aussi étendue que Paris.

C’est le moment d’apprendre.

D’immenses maquettes récréent la splendeur d’Ayutayah. Nous sommes toujours saisis par le talent des époques lointaines. Nous n’en revenons pas. Mais comment faisaient-ils ? Nous avons l’impression que sans nos grues et nos bulldozers, seuls des extra-terrestres peuvent dresser des pyramides. Mais non. C’est nous qui sommes manchots, tellement habitués à nous faire servir. Nous sommes des techniciens. Ils étaient techniciens et esthètes. Bien plus que nous qui vivons dans des espaces confinés, dans un monde petit où construire un simple jardin est une offense à la spéculation immobilière. Eux connaissaient la grandeur et l’immensité. Leur planète était infinie. Cette planète nous l’avons perdue. Nous avons perdu l’infini de la terre et des mers. Nous sommes bien pauvres à côté des splendeurs d’Ayutayah.

 J’ai vu le temple Wat Chai Wattanaram. L’équilibre de ses tours saisit le plus ignorant. Car la beauté est notre langue maternelle. Je suis saisie, les larmes me piquent quand je découvre  ce que l’on pourrait appeler la manifestation surhumaine de l’humain.

 J’apprends de petites histoires.

Avant Ayutayah, il y avait une gentille monarchie à la Chinoise (Antique.). Le Roi sortait dès qu’un de ses sujets venait sonner la cloche qui était à l’entrée du palais, mise à la disposition des mécontents. L’empereur Wou, dit-on, fondateur de la seconde dynastie, un saint homme, n’avait jamais le temps de finir son shampoing, sortant, précipitamment, les cheveux mouillés dès que quelqu’un agitait cette fameuse cloche. J’imagine bien notre Sarko, sortant les cheveux mouillés, une serviette sur la tête, pour répondre aux grévistes : « Quoi ? L’âge de la retraite ? Mais à soixante ans, bien sûr ! » Et de repartir pour terminer son brushing. Autre temps, autres mœurs. Là, les cloches c’est nous, qui plus est rasés gratis !

Comment vivait-on à Ayutayah ?

Des peintures représentent un peuple joyeux. Une tapisserie de sourires, de fêtes et de danses. Que tous soient morts vaporisés dans le grand ventre du vide, rend cette joie d’autant plus vivante. Parfaite. Intouchable. J’avais éprouvé la même impression en regardant les peintures du palais de Cnossos. Heureux les peuples qui laissent en souvenir leur sourire et leur joie !

 Les sourires de l’Egypte, Les sourires de Bouddha.

 Quel sourire laisserons-nous ? Les visages torturés de Picasso ? La sensualité de nos mannequins anorexiques ? Les rires enregistrés de nos medias ? Quelles statues, quels livres témoigneront de la beauté qui est le vaisseau de notre voyage ? Aujourd’hui ?

« On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. »

 Mais, cher Gide, en art il n’y a que de bons sentiments. Connaître l’homme, l’étudier dans ses efforts et ses défaites et sans cesse donner envie d’inventer, de prendre le relai, de marquer d’un caractère unique, d’une expression unique ce qui est l’essentiel, propre à tous, voilà qui est la finalité de toute création. C’est cette bienveillance qui nous saisit à la gorge quand nous regardons un chef-d’œuvre.

 

Ayutayah détruite, ce fut la naissance de Bangkok…

Autre chapitre.

Je ne peux trop parler de cette ville qui m’a accablée de chaleur et de bruit. Je n’en ai vu ni la tête ni la queue. J’ai été noyée dans ses entrailles. A chaque carrefour le portrait de la reine et du Roi. J’imagine la même chose chez nous. Qui vous savez et sa chérie, en tête et en pied, partout. Un cauchemar.

Je n’ai visité que deux spots touristiques : la maison de Jim Thomson et le grand palais. La maison est charmante, d’une grande délicatesse. Le grand palais est prodigieux d’ornements, mais se retrouver en Thaïlande avec des hordes d’Européens au visage de marbre, voilà qui gâche tout. On n’est plus en Thaïlande où sont les vedettes sont les Thaïs, le sourire des Thaïs, mais dans une enclave touristique où des gens qui se sont payés des voyages au demeurant assez chers traînent des airs épuisés et désabusés.

 Mais il y eut bien sûr ces moments simples qui composent les meilleurs souvenirs.

Bangkok, la ville barbe à papa fluo, me fait penser à une foire d’antan. Ces foires qui s’installaient dans nos villes, avec leurs odeurs de barbe à papa, de pommes glacées, de beignets, leurs couleurs piquantes, leurs musiques tonitruantes à chaque baraque. Bangkok est plus zouc que zen. Le spicy, ils ne l’ont pas que dans leurs assiettes. Le manège que j’ai préféré est celui des autos- tamponneuses : les fameux tuk-tuk.

 Quand j’entendais ce mot « tuk-tuk » j’étais comme un drogué qui entend « seringue ». Accroc. Ne plus marcher sous un soleil de plomb, mais sauter dans un jouet qui se lance à tout vitesse au milieu d’une noria de taxis fluos, traverser des dédales de taudis et de tours, de marchés et de restos, un sous chaque arbre, et des jardineries, des jardineries, des jardineries, dans un vent de char antique, quel plaisir ! Les taxis sont fuschia, rose, anis, vert pomme, bleu vif, bleu tendre, rouge sang, les cars sont fleuris, les tuk-tuk piquants, les boutiques sortent de tubes de peinture écrasés d’une main hasardeuse.

Nous avons été victimes d’une arnaque signalée dans le guide du routard. Et cela a été un moment charmant.

Vous voulez visiter un temple ? Un homme bien habillé vous signale qu’il est fermé. Qu’il vaut mieux que vous alliez en voir un autre. Qui est loin…En tuk-tuk peut-être ? Justement , en voici un…

 Comme je l’ai dit « tuk-tuk » est un mot qui me fait marcher à la baguette magique. Je me précipite, je bondis, je m’affale sur sa banquette. Ma fille qui donne dans le genre routard, tout à pied même la muraille de Chine d’ouest en est, tente en vain de m’en dissuader. J’y suis, j’y reste.

L’arnaque, au demeurant, est gentille et connue. Le chauffeur va nous conduire dans des magasins où il doit amener des clients. Il l’avoue d’ailleurs. « Si vous acceptez de visiter ces magasins, même en y restant cinq minutes, et même sans rien acheter, j’aurai des bons d’essence. »

Faute avouée est complètement pardonnée. Et voilà comment nous filons en bavardant et en riant dans des quartiers improbables car les boutiques qui ont recours à ce genre d’arnaque ne sont pas évidemment sur les Champs-Elysées. Ce chauffeur est un homme charmant qui parle le globisch comme moi. On échange des impressions, on papote en tourbillonnant dans le grand flot de la ville, en retrouvant les rumeurs de la jungle, nous les singes facétieux qui volons de file en file. Cela vaut tous les temples et tous les dieux, ce petit moment de banale humanité.

A l’hôtel, nous sommes au Shanti Lodge. Dans une rue calme près de la rivière. « Calme » en Thaï signifie « un peu moins bruyant », et près de « à trois cents mètres. »

 Quand on arrive, trente paires de chaussures attendent leur propriétaire devant la porte. L’hôtel est une de ces auberges de routard qui n’ont pas un seul mur de la même couleur. Leur sono marche jusqu’à pas d’heure.

 Quand je me lève le matin vers 5h, ouf, ils ont arrêté, mais dès que la serveuse me voit, par Bouddha, vite, prise en faute, elle remet son bastringue. Et les bars voisins qui ne veulent pas perdre la face en font autant. C’est la guerre des gongs version disco. Une heure après tout s’arrête. Miracle ! Presque ! La sono est branchée sur un temple où un moine fait un discours qui va durer deux heures environ…

Ah ! Le silence d’Ayutayah… Je ne le retrouverai qu’au bord de la rivière Kwaï. Autre mythe…

 

 Des photos du voyage sur le site de Fabrice Leroux. En illustration, Bangkok à la tombée de la nuit.

http://fabriceleroux.com/thailande.html/2


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