Quel papillon écraser pour éviter une tornade ?

par Argo
mercredi 4 avril 2007

N’en déplaise aux tenants d’un déterminisme forcené ou à ceux qui sont convaincus qu’il y aurait un « sens de l’Histoire » et que notre passé continuera toujours à éclairer notre futur, de nos jours la « théorie du chaos » semble fournir un meilleur cadre pour l’analyse de la dynamique de notre société et notamment lorsqu’il s’agit de décrypter ou d’anticiper ses évolutions.

Aujourd’hui, on constate que l’évolution de nos sociétés découle de moins en moins de phénomènes de masse prédictibles et rationnels. D’infimes perturbations dont nous sommes bien incapables de prédire les conséquences prennent une part de plus en plus prépondérante dans la dynamique sociétale. Un phénomène connu sous le nom d’« effet papillon ». Nos consciences politiques se fondent souvent plus sur des réactions individuelles fluctuant au gré d’anodins faits divers et d’échéances électorales que sur de vastes et stables courants de pensée.

Ceci est probablement lié au monde dans lequel nous vivons. Un monde où la circulation de l’information devient de plus en plus fluide, instantanée, universelle, où des événements isolés peuvent être reliés très rapidement, avec les risques d’amalgame que cela comporte. Sans remettre en cause les bienfaits de notre « société de l’information », nous devons constater certains effets négatifs : la source croissante d’instabilité et de complexité qu’elle engendre et même si cela peut sembler paradoxal, le voile de plus en plus opaque qu’elle jette sur notre vision du futur.

La théorie du chaos ne fait pas référence à la définition que donnaient les Grecs anciens du chaos, «  un gouffre sombre et silencieux ayant préexisté à toute forme de vie » et à la théorie sous-jacente selon laquelle l’ordre naîtrait du désordre. Elle n’a pas non plus de rapport direct avec celle du « bordel ambiant » qui s’apparente somme toute à un modèle déterministe, relativement prévisible et assez bien étudié et décrit en France.

La théorie du chaos fut initialement formulée à la fin du XIXe siècle par le génial mathématicien Henri Poincaré (et non pas par son cousin Raymond, l’homme d’Etat) lors d’une étude portant sur la stabilité du système solaire. Poincaré y mettait en exergue un phénomène connu aujourd’hui sous la dénomination de « sensibilité aux conditions initiales ». Elle fit par la suite l’objet de nombreux développements (Lyapounov, Wiener, Von Neumann) jusqu’à sa popularisation définitive par le météorologue Edward Lorenz, notamment en 1972 lors d’un article fameux destiné au grand public et intitulé « Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Ou, si l’on préfère, comment un infime changement des conditions initiales (dans un système instable) peut-il déclencher un cataclysme planétaire ?

Cette théorie nous apprend en effet que certaines situations, compte tenu de la complexité des forces en présence, au lieu de conduire à un équilibre, peuvent mener à une évolution chaotique, impossible à prévoir et donc à maîtriser.

Nos responsables politiques pourraient s’en inspirer. Ils gagneraient à mieux prendre en compte la complexité et l’instabilité du monde dans lequel nous vivons, plutôt que de nous proposer :

Quant à l’effet papillon, en empruntant à l’actualité récente, nous pourrions par exemple nous demander « Comment l’arrestation d’un grand père chinois à Belleville ou celle d’un fraudeur congolais en gare du Nord peut-elle dégénérer en une manifestation de désobéissance civile, une guérilla urbaine, puis un cataclysme politique ? ». Quelles sont les forces en présence dans le milieu si perturbé de notre société ?

Les « papys chinois », « Angelo H » et autres personnes en situation irrégulière ?

Laissons la justice en décider calmement et objectivement, sans prêter attention aux délirantes légendes urbaines que leurs interpellations ont pu engendrer. S’ils sont coupables, ils seront punis pour leurs actes. Pas pour les émeutes car ils n’ont jamais incité la foule à intervenir en leur faveur ou appelé à la résistance des passants. Ils reconnaissent les faits qui leur sont opposés et leur sort suscite au fond peu de compassion, pas de contestation, aucune bienveillance. Ils se seraient bien passés de cette publicité autour de leur petite personne... Il en viendra d’autres après eux. Cocus de l’histoire, ils sont déjà oubliés... Ils ne constituent qu’un infime mécanisme du détonateur... Autant accuser le papillon d’être directement responsable de la tornade au Texas. Pathétique !

Les forces de l’ordre ?

A la gare du Nord, non seulement elles ne sont pas à l’origine de la rixe entre Angelo H et les contrôleurs de la SNCF, mais elles auraient eu un rôle modérateur, selon les déclarations de l’intéressé lui-même. Certains débordements ne peuvent être exclus, mais globalement nous leur donnons pour mission de maintenir l’ordre et je ne vois pas pourquoi, au nom de quelle logique, nous les empêcherions ensuite de faire le travail que nous leur avons confié. Absurde !

Les provocateurs et casseurs occasionnels ou chroniques ?

On ne peut nier l’existence d’une minorité d’adeptes de l’affrontement avec les forces de l’ordre et de la dégradation publique. Et comme aurait dit un célèbre trouvère, qu’ils soient jeunes ou vieux ne change rien à l’affaire. "Abrutis d’la dernière averse ou vieux cons des neiges d’antan", il y aura toujours un petit stock de haine ordinaire, autoentretenue à l’ombre d’une minorité de cerveaux étriqués, prête à exploser à la moindre occasion (intervention policière, match de football ou manifestation). Rien de nouveau et surtout rien d’imprédictible. Rien qui ne justifie l’interdiction des matchs de football, des défilés publics ou des contrôles de titres de transport et d’identité. Allez les Bleus !

Les banlieues déshéritées, le chômage et la fracture sociale ?

Comme c’est commode de mettre les agissements d’une minorité de hooligans dans cette perspective. Accuser nos banlieues de fabriquer une minorité de casseurs me paraît tout simplement déshonorant pour la majorité silencieuse de leurs habitants qui n’attendent pas qu’on s’étripe entre politiciens logés à Neuilly ou Boulogne-Billancourt, à propos des causes probables ou de l’origine du mal. Pas plus que vous n’attendez du médecin qu’il vous fasse un cours sur l’origine de votre cancer et ses causes probables. Foutaises ! Ils veulent qu’on les en débarrasse. Point final !

Les médias ?

On ne peut les accuser de faire leur métier en surexposant certains événements jouant un rôle direct dans le débat électoral. Encore moins de servir un « complot global ». Pris individuellement, les médias n’ont pas à justifier d’une quelconque vocation démocratique. Ce n’est pas leur objet. Certes, ils peuvent toujours être manipulés mais la pluralité d’opinions qu’ils expriment devrait au moins nous épargner le spectre du « complot global ». Pitié !

Les hommes politiques ?

Au lendemain de chaque incident, c’est règlement de compte à OK Corral. Chacun y va de son coupable, la droite, la gauche, les flics, la « racaille », les « barbares », l’Europe et l’euro, la gratuité des transports, le capital, la fracture sociale et les banlieues déshéritées. On jette de l’huile sur tous les feux ! Un débat stérile dans lequel aucun n’avance de solution concrète et dont finalement M Le Pen sort gagnant. Sa sobriété aussi remarquable que calculée traduit sa certitude de profiter, in fine, aussi bien des événements que de l’étripage médiatique qui les suit. Aujourd’hui, M Le Pen n’a plus besoin de provoquer pour exister. Bien au contraire, l’agressivité, la pusillanimité de ses adversaires, lui permettront bientôt de se draper dans les habits du grand réconciliateur de la nation. Et de rallier de plus en plus d’indécis. Et si la tornade, c’était lui ? Au secours !

On pourrait bien sûr citer d’autres forces qui interagissent. Mais si on s’arrête simplement à celles-ci, pourrions-nous pour une fois les considérer individuellement et sans animosité ? Chercher ensemble à comprendre comment une modification, même subtile, de l’une d’entre d’elles peut mener à des conséquences désastreuses ? Et surtout, comment faire pour établir un équilibre ? Il doit être encore possible d’adopter une approche optimiste visant à changer positivement au moins un de ces paramètres. Et pourquoi pas plusieurs ?

Et pour conclure, puisque nos hommes et nos femmes politiques n’échappent pas eux non plus à l’effet papillon, ils devraient envisager un peu plus souvent la possibilité que leurs déclarations, loin de produire l’équilibre voulu, puissent induire des oscillations violentes et imprévisibles au sein de la communauté de leurs concitoyens. Et déclencher au bout du compte des séismes incontrôlables...

Pour éviter si possible que le vote du 6 mai ne se résume misérablement, une fois de plus, à choisir quel papillon écraser pour éviter une tornade à la France. Avec le risque toujours possible, que le simple fait d’écraser ce papillon ne déclenche lui-même une autre tornade, en France ou ailleurs, demain ou encore demain, une histoire pleine de bruit et de fureur que l’idiot que je suis ne vous contera pas. Instabilité, quand tu nous tiens...


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