Élisabeth II, la reine des Français ?

par Sylvain Rakotoarison
samedi 17 décembre 2022

« Vous n'en avez jamais eu aucun qui vous aimera davantage. » (Élisabeth Ie d'Angleterre, cité par la reine consort Camilla le 17 novembre 2022).

Il a fallu attendre trois semaines et un communiqué pour savoir officiellement, le 29 septembre 2022, que la reine Élisabeth II était morte le jeudi 8 septembre 2022 à 15 heures 10... de vieillesse ! Je reviens sur les funérailles nationales d'Élisabeth II qui ont eu lieu il y a près de trois mois, le lundi 19 septembre 2022. C'était sans doute l'une des dernières grandes cérémonies que le monde contemporain a été amené à assister par son universalité.

Pour un coût d'environ 35 millions d'euros, la cérémonie a été longue, en présence de plus de 2 000 personnes triées sur le volet, dont de nombreux chefs d'État et de gouvernement : Emmanuel Macron (France), Ursula von der Leyen (Union Européenne), Charles Michel (Union Européenne), Joe Biden (États-Unis), Frank-Walter Steinmeier (Allemagne), Sergio Mattarella (Italie), Jair Bolsonaro (Brésil), Wang Qishan (Vice-Président de la République populaire de Chine), Isaac Herzog (Israël), Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud), Justin Trudeau (Canada), Anthony Albanese (Australie), Philippe de Belgique, Felipe VI et Juan Carlos (Espagne), Naruhito (empereur du Japon), Albert II de Monaco, etc.

La retransmission (en particulier par la BBC) de la cérémonie à l'abbaye de Westminster entre 12 heures et 13 heures aurait été regardée par 4,1 milliards de personnes selon le "Daily Mail". Il faut prendre ces chiffres avec des pincettes mais c'était prévisible si l'on se rappelle les 2,5 milliards de téléspectateurs des obsèques de Lady Di le 6 septembre 1997 ou encore les 3,6 milliards de personnes qui avaient regardé les jeux olympiques d'Atlanta en 1996, les 2 milliards de téléspectateurs pour la cérémonie d'ouverture des jeux olympiques de Pékin en 2008 (dont 200 millions de Chinois), etc.



4,1 milliards, cela fait beaucoup, plus de la moitié de l'humanité, peut-être que ce nombre est très exagéré mais ce qui n'est pas exagéré, c'est l'universalisme de l'émotion suscitée à de nombreuses personnes, bien au-delà du Royaume-Uni et du Commonwealth. Parmi eux, il y aurait eu 26 millions de téléspectateurs britanniques (la moitié des adultes de Grande-Bretagne) et près de 8 millions de téléspectateurs français. Les Français ont toujours été très assidus à tous les événements de la Couronne britannique depuis le couronnement d'Élisabeth II le 2 juin 1953, occasion pour eux d'acquérir pour la première fois un poste de télévision : des millions de Français ont regardé le mariage de Charles III et Diana le 29 juillet 1981, puis les funérailles de Diana le 6 septembre 1997 ; 9 millions de Français étaient devant leur télévision pour le mariage de William et Kate le 29 avril 2011 ; 8 millions pour le mariage de Harry et Meghan le 19 mai 2018 ; 2,5 millions pour l'allocution de la reine au début de la pandémie de covid-19 le 5 avril 2020 ; 6 millions pour les funérailles du Prince Philip le 17 avril 2021, etc.

Ces fortes audiences en France ne sont pas anodines. D'une part, la quasi-totalité des chaînes de télévision ont retransmis la cérémonie, ce qui ne donnait pas beaucoup de choix pour ceux qui voulaient regarder la télévision. D'autre part, il y a une certaine histoire d'amour entre la monarchie et la France. C'est une histoire passionnelle faite aussi de haine, mais qui montre que les Français attendent toujours un souverain, un roi. Il y a un besoin de liturgie monarchique dans l'histoire républicaine. C'était du reste l'analyse d'Emmanuel Macron dans l'hebdomadaire "Le 1" dès le 8 juillet 2015 (il n'était encore que ministre) : « Il nous manque un roi en France. ».



Son explication est plutôt gaullienne et justifie la Cinquième République : « Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n'a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le Roi n'est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d'y placer d'autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l'espace. On le voit bien avec l'interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général De Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu'on attend du Président de la République, c'est qu'il occupe cette fonction. Tout s'est construit sur ce malentendu. ».

Le fait d'être la cible de toutes les haines nationales confirme d'ailleurs ce besoin de roi, puisque le Président de la République en fait finalement office, et sur lui se concentrent toutes les attentes, il est responsable de tout, on attend tout de lui, qu'il parle, qu'il agisse, et, paradoxalement, on sera même capable de lui reprocher de s'occuper de tout. Sur BFMTV, l'historien bordelais Philippe Chassaigne notait le 19 septembre 2022 : « Même si la France est une république, il y a cette personnalisation du pouvoir en une seule personne. Nous pouvons donc plus facilement nous projeter sur un véritable monarque outre-Manche. ». Interrogé par "Le Point" le 10 septembre 2022, l'historien Jean Guarrigues estimait que les Français avaient besoin d'un « recours périodique à des figures d'autorité "transcendantales" ou, du moins, à des hommes providentiels » qu'on peut citer : Thiers, Gambetta, Clemenceau, Raymond Poincaré, Léon Blum, Pétain, Pierre Mendès France, Antoine Pinay, De Gaulle, etc.

Mais il y a bien d'autres raisons pour que les Français se sentent concernés par la mort de la reine (selon un sondage, 60% des Français auraient été affectés par la mort d'Élisabeth II). Il y a son insubmersibilité, son inamovibilité, la reine rappelle sa propre existence. Beaucoup de Français n'étaient pas nés quand Élisabeth II a succédé à son père en février 1952, et elle était donc une pierre de référence, un roc qui a toujours existé et qui, comme les autres, s'écroule pour laisser place à l'angoissante nostalgie du avant-c'était-mieux (avant, on était plus jeune !).





Et puis il y a ces relations privilégiées entre la reine et la France. Élisabeth II parlait parfaitement le français et cela peut paraître dérisoire, mais c'est très rare pour un chef d'État ou de gouvernement anglophone qui, généralement, considère l'anglais comme la seule langue au monde. Selon Philippe Chassaigne, c'est la mère d'Élisabeth II qui la voulait francophone, comme de tradition dans la famille d'Angleterre : « Pendant cinq ans, Marie-Antoinette de Bellaigue lui enseigne la langue, tant et si bien que la reine Élisabeth II parlait un français sans aucun accent, un français extrêmement clair avec une très bonne prononciation. Bien mieux d'ailleurs que son père et que son fils, le Prince Charles (…). De Victoria à la princesse Élisabeth, il y avait une tradition de faire apprendre le français aux enfants de la famille royale. Victoria avait elle-même appris le français comme l'italien et d'autres langues. Elle était polyglotte. ».

Jean des Cars parlait d'un « grand roman d'amour avec la France ». Dans leur livre sur l'histoire de l'Élysée (chez Plon), Patrice Duhamel et Jacques Santamaria évoquent cette histoire d'amour en rappelant la première rencontre avec un Président de la République française avant d'être reine, le 20 mai 1948 reçue par Vincent Auriol.





Elle a par la suite rencontré, en tant que reine, tous les autres Présidents de la République successifs jusqu'à Emmanuel Macron qui avait déclaré le jour de sa mort : « Sa mort laisse en nous un sentiment de vide. », quand la Première Ministre Élisabeth Borne affirmait : « Ce soir, les Français aussi sont en deuil. ». En l'hommage de la reine, la Tour Eiffel était éteinte le soir du 8 septembre 2022, les drapeaux des bâtiments officiels étaient en berne, le drapeau britannique était installé sur le perron de l'Élysée, les 9 et 19 septembre 2022. Philippe Chassaigne rappelait aussi : « Les Français avaient été très sensibles [au fait] que la reine et son fils aîné se rendent aussi aux Invalides pour se recueillir devant le tombeau de Napoléon Ier. ».

Jean Leymarie, au lendemain de la mort de la reine, le 9 septembre 2022 sur France Culture, insistait aussi sur le lien historique : « Entre Élisabeth II et l’histoire politique française, il y avait un lien particulier, essentiel. (…) Elle était francophone et francophile. Mais pas seulement. Elle incarnait un autre rapport au temps. C’est plus que de la politique, c’est de l’histoire. Sa seule présence rappelait à quel point l’histoire franco-anglaise est ancienne, de la guerre à la paix : Guillaume Le Conquérant, duc de Normandie devenu roi d’Angleterre, la guerre de Cent ans, les Anglais occupant Paris, et beaucoup plus tard, L’Entente cordiale. La reine revendiquait cet héritage, notre histoire commune. Elle en était heureuse. Pour la souveraine, cette histoire était concrète, vivante. Pendant la Seconde Guerre mondiale, quand l’Angleterre a résisté à Hitler, quand le gouvernement britannique a accueilli le général De Gaulle, Élisabeth n’était pas encore reine mais elle était là. Jusqu’au bout, elle a admiré le fondateur de la Cinquième République. ».



Emmanuel Macron, qui n'avait pas eu l'occasion de recevoir la reine à l'Élysée depuis le début de sa Présidence mais qui l'avait rencontrée trois fois (le 5 juin 2019 à Portsmouth, le 3 décembre 2019 au Palais de Buckingham et le 11 juin 2021 en Cornouailles), avait eu des mots très chaleureux (et en anglais) à l'occasion des festivités des 70 ans de règne le 2 juin 2022 : « Vous êtes le fil d'or qui lie nos deux pays, la preuve de l'amitié indéfectible entre nos nations (…). Vous êtes notre amie [et] une source de sagesse pour les dirigeants de nos deux pays. ».

Indépendamment du temps long, les successeurs d'Élisabeth II n'aimeront pas autant qu'elle la France, les Français et la culture française (elle adorait le foie gras). Ni Charles III ni William ne parlent un français aussi "fluently" qu'elle, et aucun ne sera lié par les liens historiques que savait incarner leur mère et grand-mère pendant la Seconde Guerre mondiale à l'époque où Churchill avait accueilli De Gaulle. Plus encore que le Brexit, la mort d'Élisabeth II donnait peut-être, pour les Français, l'impression de dire définitivement au revoir à la Grande-Bretagne dans l'histoire de la France. D'où cette forte émotion française.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 décembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
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