Georges Kiejman, le roman d’un chanceux

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 10 mai 2023

« Au-delà de la nécessaire lutte contre l'oubli, il peut paraître important de préserver la paix civile. Il y a d'autres moyens qu'un procès pour dénoncer la lâcheté du régime de Vichy. » (Georges Kiejman, le 19 octobre 1990).

La réflexion de celui qui était ministre délégué à la Justice était grave : il ne voulait pas de procès pour René Bousquet, dont les amitiés avec François Mitterrand ont troublé jusqu'au sein de la Mitterrandie triomphante. L'avocat ultra-médiatique Georges Kiejman est mort ce mardi 9 mai 2023 à Paris à trois mois de son 91e anniversaire (il est né le 12 août 1932 à Paris).

Sa mort intervient le lendemain justement d'un hommage à la Résistance et à Jean Moulin rendu dans une atmosphère de gravité et d'humilité à la prison de Montluc à Lyon (où fut interné Jean Moulin). Le Président Emmanuel Macron a définitivement tourné la page des amitiés douteuses, cette page avait commencé à se tourner dès le début de la Présidence de Jacques Chirac.

Pour Georges Kiejman, à l'époque (il y a trente-deux ans), remettre au cœur du débat national les enjeux de la collaboration était un risque pour l'unité nationale, car des Français ont collaboré pas forcément en raison d'une collusion idéologique mais plus précisément par réalisme politique, un réalisme sans vision : pour eux, à l'instar de Pierre Laval, la France devait être bien installée dans ce qu'ils croyaient comme un acquis irréversible, une Europe dominée par l'Allemagne nazie.

Du reste, la biographie de René Bousquet proposée lors de son assassinat, rédigée par Éric Conan le 10 juin 1993 pour "L'Express", rapproche les deux préfets d'origine rad-soc : « Certains aiment faire le parallèle entre René Bousquet et Jean Moulin pour évoquer le mystère des destins personnels révélés pendant l'Occupation. Leur proximité de carrière est flagrante avant guerre. Issus tous deux de milieux radicaux du Sud-Ouest, très brillants, réellement courageux et très ambitieux : jeunes prodiges de la préfectorale, l'un détrônera même l'autre du titre de plus jeune préfet de France. La parenthèse de la guerre les opposera totalement. ».

Que le gouvernement, pour protéger François Mitterrand, ait tout fait pour retarder le cours de la justice dans l'instruction du procès Bousquet (par exemple, un seul traducteur franco-allemande pour mille pages du dossier en allemand), cela ne fait quasiment aucun doute, jusqu'au "divin" assassinat qui empêcha tout procès serein (et non expéditif) d'un dirigeant direct du régime de Vichy.

Mais on ne pouvait pas non plus taxer Georges Kiejman d'allié objectif du pétainisme et des collaborateurs : ses deux parents étaient des émigrés juifs polonais illettrés, arrivés en France en 1931, et son père a été assassiné à Auschwitz (sa sœur, qui a été aussi déportée, en est revenue). Lui a dû son salut à sa mère qui l'a amené dans le Cher. Ça marque de manière indélébile, ce qu'il a convenu dans son autobiographie : « La guerre bouleverse tout, les vies, les destins, les trajectoires, la géographie. Elle brise les famille, tord le temps, transforme les individus, fragmente les sociétés et façonne les âmes à jamais. » (2021).

C'est ce qu'il disait déjà en janvier 2012 sur France Culture dans la série de cinq interviews "À voix nue" : « Je fais partie des gens qui ont survécu, et comme beaucoup de ces gens j'en tire une forme de culpabilité : j'écrirai plus tard dans le livre d'or d'Auschwitz, en visite officielle alors que j'étais ministre, "Pardon d'avoir survécu". C'est un état d'esprit qui agite beaucoup de gens. ».

J'ai toujours trouvé que Georges Kiejman ressemblait à ce personnage du vilain candidat à être le maître du monde dans la bande dessinée pour la jeunesse "Les 4 As". Le docteur Hargnon, scientifique, est le représentant d'une pays joliment appelé la Paramécie, chargé de voler les belles inventions des gentils savants et de les utiliser à mauvais escient pour conquérir le monde (je parle bien sûr uniquement de la ressemblance physique).



Connu pour ses activités d'avocat et aussi ses amitiés culturelles et politiques, Georges Kiejman n'a jamais laissé indifférent, agaçant ou fascinant. Qualifié par le journal de la gauche caviar "Libération" de « brillant dandy des prétoires » en guise de titre pour sa notice nécrologique (« l'avocat monument » pour le magazine "Elle"), Georges Kiejman aimait vivre et se faire aimer. Trois fois marié (en particulier avec l'actrice Marie-France Pisier dont il fut le premier mari), l'avocat était un proche de Pierre Mendès France (qu'il a aidé en campagne) et de Françoise Giroud, ainsi qu'un ami fidèle de François Mitterrand (il l'invitait dans sa résidence de vacances au bord de la mer).


Dès 1981, Robert Badinter, alors Ministre de la Justice (qui a aussi perdu un parent dans les camps), lui a confié la mission de participer à la rédaction du nouveau code pénal, une refonte qui s'apparentait à un travail de titan qui a abouti en 1994. Engagé à gauche, Georges Kiejman n'a jamais sollicité de mandat électif (au contraire de beaucoup d'avocats réputés) et François Mitterrand le fit entrer au gouvernement du 2 octobre 1990 au 28 mars 1993 comme ministre délégué de trois Premiers Ministres, Michel Rocard, Édith Cresson et Pierre Bérégovoy, d'abord auprès du Ministre de la Justice, puis, à partir du 15 mai 1991, chargé de la Communication, enfin, à partir du 2 avril 1992, auprès du Ministre des Affaires étrangères, chargé de la Coopération internationale et du Développement.



Justice, culture et relations internationales, telles furent ainsi les trois portefeuilles ministériels qu'il a reçus, pas un ministre politique de première importance mais des sujets cruciaux dans une France en devenir. Lorsqu'il s'est exprimé sur le procès Bousquet, il était Ministre délégué à la Justice et ses propos étaient donc très écoutés. Il assumait par ailleurs sa vie parisienne, confiant (à l'hebdomadaire "Le Point" le 23 janvier 2021) : « Je préfère la gauche caviar à la gauche con-con ! ».

Georges Kiejman était donc un exemple, parmi de nombreux autres, d'un avocat redoutable qui a fait de la politique (en dilettante), en passant par la case ministérielle, au même titre que Robert Badinter, Roland Dumas (deux autres amis avocats de François Mitterrand), Éric Dupond-Moretti également bien plus tard. Il ne faut pas confondre cependant avec des personnalités politiques qui sont certes avocates mais après leurs responsabilités politiques (un ancien député a le droit d'être un avocat) ou alors qui ont déjà leur réputation politique avant d'être avocat (c'est le cas de Nicolas Sarkozy qui a fait des études de droit, tout comme celui de François Mitterrand). Il faut rappeler que dans la tradition républicaine depuis 1870, les parlementaires sont principalement des hauts fonctionnaires, des médecins, des avocats et de professeurs, professions qui permettent des aménagements de temps pour des engagements politiques (au contraire des chefs d'entreprises, ingénieurs, mais aussi des ouvriers, militaires, commerçants, etc.).



La réputation et la consécration de Georges Kiejman étaient bien du domaine de son métier, avocat. Il était présent dans de nombreuses affaires ultra-médiatisées, en tant que spécialiste du droit public et du droit d'auteur.

On le retrouvait ainsi comme défenseur des éditions Gallimard (notamment Ionesco, Montherlant, Camus), des éditions du Seuil et de Guy Debord, également Élisabeth Roudinesco dans une affaire de diffamation. Il a défendu beaucoup de réalisateurs et d'acteurs (en particulier Jean-Luc Godard, François Truffaut, Louis Malle, Costa-Gavras, Maurice Pialat, Jacques Demy, Simone Signoret, Yves Montand, Jeanne Moreau, Sophie Marceau, etc.), également Roman Polanski (lors de son affaire en 2009), la famille de Marie Trintignant contre son compagnon et meurtrier. Il a assuré la défense du militant d'extrême gauche Pierre Goldman accusé du meurtre de deux pharmaciennes (il fut acquitté : c'est cette victoire qui le rendit célèbre), de l'auteur de l'enlèvement et de la séquestration du baron Édouard-Jean Empain.

Dans des affaires un peu plus politiques, Georges Kiejman était l'avocat du gouvernement des États-Unis dans le procès contre le terroriste Georges Ibrahim Abdallah, celui de la famille de Malik Oussékine, tué par des policiers lors d'une manifestation contre le projet de loi Devaquet, celui des enfants du général Mohamed Oufkir emprisonnés sans justification au Maroc, celui des héritiers de François Mitterrand contre la publication du témoignage du docteur Claude Gubler (pour violation du secret médical), celui des époux Lucie et Raymond Aubrac dans une affaire de diffamation, celui de Liliane Bettencourt dans une affaire l'opposant à sa fille Florence Bettencourt-Meyers (l'affaire fut conclue à l'amiable), celui de la famille de Ghislaine Marchal contre la révision du procès d'Omar Raddad, celui de Mohamed El Fayed dans l'affaire concernant l'accident tragique de Lady Diana.

Dans des affaires très politiques, il a défendu l'hebdomadaire satirique "Charlie Hebdo" dans l'affaire des caricatures de Mahomet en 2007 (il a gagné contre des organisations musulmanes), il a aussi supervisé le divorce de Nicolas et Cécilia Sarkozy, défendu l'ancien Président Jacques Chirac en 2011, etc.



Dans le résumé de l'éditeur sur l'autobiographie de Georges Kiejman qu'il a coécrite avec la journaliste Vanessa Schneider (éd. Grasset), sortie le 17 novembre 2021, il est expliqué ceci : « Rapide, intelligent, cultivé, séducteur, mais aussi implacable et déterminé, il devient un avocat réputé dans les années 1960. (…) Au carrefour des arts, de la justice et de la politique, grand amoureux des femmes à qui il rend un hommage pudique, il lève le voile sur ce que cachent sa robe noire et son intelligence ironique : un homme qui voulait être aimé. ».

Dans ce livre, Georges Kiejamn disait adorer son métier d'avocat, ses excursions dans la vie politique, les arts et la culture (littérature, cinéma, etc.), mais avant tout, il adorait les femmes : « La séduction avec une femme, l'impression d'avoir percé un peu son mystère, l'idée folle qu'elle a besoin de vous, il n'y a rien de plus fort. Leur présence est comme un alcool chaud. Elles me mettent à l'aise. Je ne me suis jamais ennuyé avec une femme. Je ne peux pas le dire des hommes que j'ai rencontrés. ».

Amoureux des femmes et amoureux de la vie, qu'il a commencée dans un extrême dénuement et qui s'est transformée dans les années 1960, alors qu'il avait à peine 30 ans, en opulence grâce principalement à la chance, déjà celle d'aller vers le métier d'avocat. Le 16 janvier 2012, il précisait sur France Culture : « Des chances providentielles, j'en ai eu tout le temps ! ». Souhaitons-lui d'avoir la chance de trouver maintenant ce qu'il espérait trouver après cette ultime étape.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (09 mai 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Georges Kiejman.
Robert Badinter.
Roland Dumas.
Éric Dupond-Moretti.
Patrick Devedjian.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.



 


Lire l'article complet, et les commentaires