Le tournant de la rigueur, mars 1983

par Argoul
vendredi 3 mars 2006

Revenons un instant sur la « rupture » qu’a engendrée, pour les socialistes idéalistes, la décision de François Mitterrand de choisir la solidarité européenne plutôt que l’isolat socialiste français. Nous nous appuyons, pour ce faire, sur le Verbatim de Jacques Attali (T.1, Fayard, 1993) et sur Mitterrand, une histoire de Français  (T.2 Seuil, 1998), biographie de Jean Lacouture. Le Petit Védrine illustré (La Découverte 2006), une très bonne biographie ramassée de François Mitterrand, n’apprend rien sur le sujet.

Selon Jacques Attali, le lundi 7 mars1983, « la plus difficile semaine du septennat commence ». La victoire des chrétiens-démocrates en Allemagne et le net recul de la gauche aux élections municipales françaises accroissent la tension entre franc et mark. Nous l’avons oublié aujourd’hui, bien à l’abri derrière le coussin de l’euro, mais les politiques de chaque pays européen, du temps des vieilles devises, étaient immédiatement sanctionnées ou adulées par les marchés internationaux (y compris, pour la France, allemand ou italien). La relance massive, faite à contretemps de la conjoncture, et les charges augmentées des entreprises en 1981, ont entraîné un vif déficit du commerce extérieur car la consommation s’est portée sur les importations. Les entreprises françaises ne construisent ni magnétoscope, ni ordinateur compétitif, ni une bonne part de ce que les Français désirent en 1983 ; celles qui en étaient capables avaient vu leurs charges brutalement augmenter et ne pouvaient investir. Le franc était devenu fragile, gros de deux dévaluations déjà, avec une inflation autour de 8% l’an et un déficit budgétaire pour 1982 de 150 milliards de francs.

Dès lors, il fallut choisir entre dévaluation ou flottement. Le flottement signifiait la sortie du serpent monétaire européen (SME) ancêtre de l’euro. Le franc se trouverait immédiatement dévalué par les marchés de 20% pour rééquilibrer le solde des échanges (exportations contre importations), le déficit extérieur croîtrait de 2 milliards de francs par mois, nécessitant un emprunt international massif qui ne pourrait se faire dans des conditions honorables sans plan de rigueur. Et qui pourrait bien aboutir à la tutelle du FMI, les autres pays ne désirant pas prêter sans discipline. La France, par le pétrole, par sa consommation, par ses exportations, dépendait de l’extérieur. Le temps du splendide isolement d’une population majoritairement rurale était révolu. Selon Attali, trois programmes économiques socialistes se trouvaient alors en concurrence : celui « de bon sens » du Premier ministre Pierre Mauroy et de Jacques Delors, celui, « saint-simonien productiviste » (selon Lacouture) des « visiteurs du soir » (Jean Riboud, JJSS) encouragés par Laurent Fabius, Gaston Deferre et Pierre Bérégovoy - un « national-protectionnisme » (Lacouture), enfin celui des « experts de l’Elysée » dans lesquels Attali se situe, « dans la ligne du Premier ministre mais en plus socialement compréhensible ».

Deux scénarios possibles : sortir du SME et tenter le « socialisme dans un seul pays », ou bien choisir la solidarité européenne et s’entendre avec les Allemands pour une dévaluation du franc/réévaluation du mark concertée. En faisant jouer cette solidarité de pays en marche vers une communauté plus étroite, il est nécessaire de faire des compromis. Il semble, selon les témoins, que François Mitterrand ait depuis toujours « choisi l’Europe » (Lacouture) au détriment des vieilles lunes du socialisme romantique. Mais, en «  maître du bonneteau » (Lacouture), il a mis en scène cette décision de bon sens en consultant, en laissant croire qu’il ne choisissait que contraint et forcé, en jouant la fidélité des uns contre celle des autres pour tester leurs convictions. Nous n’y étions pas, laissons les témoins scruter cet épisode. Mauroy aurait dit : « Je ne sais pas faire (...) La France deviendrait un gigantesque Portugal » ; Delors aurait refusé, lui aussi. Restait à laisser se convaincre tout seul Fabius, Deferre et Bérégovoy, qui penchaient (ce n’est pas nouveau) pour la rupture. Mitterrand dit à Delors de demander à Fabius de voir le directeur du Trésor, qui avoua les réserves de devises au plus bas, un jour ou deux à tenir peut-être. Mitterrand laissa entendre à chacun qu’il serait obligé de changer de gouvernement et que le nouveau devrait endosser la politique à mener. Qui aurait la conviction suffisante et le culot de prendre à sa charge la poursuite d’une redistribution sociale généreuse mais qui irait dans le mur faute d’être financée ? Personne, évidemment. Et Fabius se dit convaincu, Deferre suivit aussitôt, les auteurs ne disent pas ce que pensait Bérégovoy.

Résumé d’Attali : « Si nous sortons du SME, nous ne serons plus assez crédibles pour ne pas subir une forte décote par rapport au dollar. Et nous entrerons alors dans la spirale des déficits. » Le 21 mars, le deutsche mark, le florin, la couronne, les francs belges et luxembourgeois étaient réévalués, le franc français et la lire italienne, dévalués. François Mitterrand (qui n’avait pas l’intention de changer de Premier ministre, mais a testé les ambitions) garda Pierre Mauroy dans un gouvernement resserré de 15 ministres au lieu de 35 (économies obligent) et, dès le 24 mars, le plan de rigueur de Delors était adopté en conseil des ministres : baisse du déficit budgétaire, hausse des taxes sur la vignette auto, l’alcool et le tabac, hausse du forfait hospitalier et de l’essence, hausse des tarifs EDF, GDF et SNCF, emprunt forcé, baisse des stocks pétroliers, contrôle des changes et instauration d’un carnet de change aux devises limitées à 2000 francs pour chaque touriste français se rendant à l’étranger... Ces mesures étaient de l’ordre de 2% du PNB, selon Attali : « On reprend ce qu’on avait donné en juin 1981 » ; Lacouture marque que cette reprise est presque du double. Après l’erreur d’avoir relancé la demande à contretemps de la conjoncture internationale, il s’agissait de conforter l’offre purement française pour consolider le budget et les entreprises. Le budget de l’année suivante a vu une stabilisation des effectifs des fonctionnaires et une baisse autoritaire de 10% de tous les programmes d’équipement.

Le Président parle de « rigueur socialement juste », le Premier ministre de mesures « rudes mais transitoires », le premier secrétaire du PS (Lionel Jospin) de « parenthèse ». Raymond Barre approuve, le franc tient, l’Assemblée vote la confiance. Selon Jacques Attali : « La rigueur n’est pas une parenthèse ; c’est une politique ». En effet, selon Lacouture, le programme appliqué en 1981 avec ses nationalisations massives, sa relance choc et sa baisse du temps de travail sans baisse de salaire, constitue une rupture des équilibres européens, donc une menace sur le franc. Persévérer « était une rupture globale, collective, peut-être la mise en cause de la démocratie, en tout cas celle d’une forme de solidarité européenne vieille de près de trente ans » (Lacouture T.2 p.64). « C’est effectivement la fin des grandes illusions en matière de transferts sociaux ; mais sans remise en cause des réformes », note Attali. Il faut dire que la naïveté romantique du « peuple de gauche » était navrante d’irréalisme et d’ignorance (faute d’éducation économique et de discours adulte des politiques). Un témoignage personnel : j’étais alors tout jeune second d’agence à la BNP (Banque nationale de Paris). Des clients venaient me voir pour solliciter un prêt, immobilier ou de consommation. Une banque ne prête jamais à guichet ouvert, sans garantie. L’un d’eux s’est étonné : « Comment ? Mais je ne suis pas à la Banque nationale Populaire, ici ? Avec la gauche, je croyais que les prêts sociaux étaient automatiques... »

Eh bien non, la contrainte robespierriste a sans doute traversé les esprits de nombre de socialistes 1981 ; ils avaient fait tellement rêver avec le « changer la vie ». Mais le président Mitterrand, élu des classes moyennes autant que du peuple de gauche, était voué au bien-être de tous, pas de quelques-uns. Le compromis avec le réel était inévitable, après les grandes réformes symboliques. Ce balancement mitterrandien, ce sens de l’équilibre, est sans doute le génie de ce président. Le « tournant » de 1983 signifie qu’au socialisme de la rupture comme dictature de « classe », qui sent son XIXe, succède le socialisme de l’aménagement pour tous, en concertation avec nos partenaires européens, et définitivement immergé dans le mouvement du monde.


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