À bout de bras et de cœur

par C’est Nabum
mardi 7 mars 2023

Alexandre-Joseph Caboche

Moi, Alexandre-Joseph Caboche, je suis né à Orléans deux ans avant que le dix-neuvième siècle ouvre le bal d'une époque riche en bouleversements. Issu d'une famille de gueux, d'humbles ouvriers cherchant chaque jour un engagement pour gagner quelques sous, je n'envisageais pas de connaître un parcours qui allait faire de moi un orléanais qui a son portrait au musée. Cette histoire mérite de vous être narrée même si je n'ai pas pris la peine de rédiger mes mémoires faute d'avoir appris à lire et à écrire. Mais qu'importe, il se trouvera bien un bonimenteur pour se retrousser les manches et me redonner vie un petit moment.

Gamin, j'ai traîné mes culottes courtes sur le quai de Recouvrance, admirant cette formidable animation qui régnait en ce temps-là en bord de Loire. Je venais y glaner à moins que ce ne fut chaparder de quoi améliorer un ordinaire qui était bien maigre chez nous. Je ne me souviens pas d'avoir jamais connu l'abondance, la vie était rude pour les besogneux et les petites gens qui gravitaient dans la ville basse.

J'ai appris à me battre, à boire, à vivre d'expédients comme nombre des gamins des rues. Une belle école qui forge un caractère bien trempé et surtout, la capacité de se tirer des mauvais pas. Ceci me sera fort utile par la suite, sans doute bien plus que de me mettre dans ma sale caboche, des savoirs dont je n'ai jamais eu l'usage. Je m'amuse à passer ici pour un mauvais bougre, sans doute pour illustrer un patronyme qui m'a souvent valu des moqueries avant que les beaux messieurs boutent leur chapeau devant moi.

Mes universités se passèrent avec les mariniers, des gars truculents qui appartenaient à une confrérie inaccessible pour moi, né dans une famille de cul-terreux. Mais qu'importe, j'avais le désir de partager leur compagnie - surtout dans les tavernes vous aurait dit ma pauvre épouse, si elle était encore là pour contrebalancer mes forfanteries -. Embarquer sur un chaland m'étant impossible, je me fis un malin plaisir à naviguer dès que je pouvais en « empruntant » des 'nayons' laissés sans surveillance par leurs propriétaires.

Je devins bien vite un expert de l'art de naviguer à la bourde, ce que confirmerait à sa manière ma chère mère si elle était encore de ce monde. La malheureuse, elle s'est tellement fait de mauvais sang à cause de moi qu'elle a quitté cette vallée de larmes avant que de connaître mon heure de gloire. C'est mon plus grand regret, moi dont les honneurs qui me furent accordés ne m'ont pas fait tourner la tête.

Dès que j'en eus la force, tout juste sorti de l'enfance, encore un peu morveux, j'ai loué mes bras pour décharger les bateaux. Je n'étais pas encore portefaix, je n'étais pas encore assez costaud mais chaque jour qui passait renforçait ma force musculaire. Je rendais des services, courais en tous sens sur ce pierré qui a disparu sous l'herbe et l'indifférence aujourd'hui. Je devins un solide gaillard qui ne put échapper à la conscription à l'âge de 21 ans.

Je quittais les miens et ma chère Loire pour rejoindre le sixième régiment d'infanterie de la Garde Royale. L'armée, toujours prompte à reconnaître les capacités des uns et des autres, contre toute attente fit de moi un clairon, une affectation à laquelle je dois sans doute la vie quand mon régiment partit en 1823 se mêler à la guerre civile espagnole.

Affecté dans les Bouches du Rhône dans la 12° légion qui deviendra l'année suivante le sixième régiment d'infanterie Royale, je découvrais un fleuve plus impétueux encore que ma Loire. Je profitais des rares moments de permission pour parfaire mon art de me mouvoir sur l'eau ce qui me servira bien plus tard. En attendant de revoir Orléans, j'allais voir du pays sans pour autant m'être engagé tout en m'époumonant dans ce maudit clairon en envoyant des camarades à la mort.

Je suis persuadé que c'est de ce sinistre épisode que j'ai placé la vie au-dessus de tout, y compris de ma propre existence. Mais ne brûlons pas les étapes, je me dois de vous narrer cette terrible campagne d'Espagne où le Roi de France vint par notre entremise, remettre sur le trône son collègue Ferdinand VII que le triennat libéral avait destitué.

Rétablir l'absolutisme en Espagne avec une armée qui avait connu les meurtrières épopées napoléoniennes vous parait à votre époque une curieuse attitude. Nous les hommes de troupe, de toute manière, nous n'avions pas notre mot à dire. Nous marchions au pas, un point c'est tout. C'est de retour à Orléans, que je pris la résolution de ne plus jamais me taire, ce qui me poussa à prendre des responsabilités dans ma corporation.

En 1823, nous nous rendons à pied jusqu'aux Pyrénées. Nous étions début février et cette année-là il y eut un rude hiver, je peux vous l'assurer. Le 7 mars nous arrivons à Pau, belle ville dans laquelle nous prenons un peu de repos avant que de reprendre un chemin qui nous semble interminable et dénué de cohérence. Nous approcherons la frontière et n’entendrons pour la première fois le bruit du canon du côté d'Irun que le 20 mars. Nous allons encore poireauter d'allées et venues sans raison apparente jusqu'au 6 avril quand nous passons enfin la frontière. L'armée française n'a jamais brillé par sa célérité sauf en cas de retraite.

Le 19 avril, nos chefs remirent une croix militaire à un tambour pour un acte de bravoure. Le garçon avait escaladé les murs fortifiés de la ville de Logroño et ouvrit une de ses portes afin d'investir la cité. J'ignorais alors qu'à mon tour j'allais me montrer brave et héroïque comme disent ceux qui restent à l'arrière.

Nous poursuivîmes notre balade touristique en avril et mai et eûmes droit le 26 mai à un passage en revue par le Prince d'Angoulême. Cette guerre prenait des allures de promenade de santé jusqu'à changer du tout au tout peu de temps après. C'est devant Cadix en juillet que débutèrent les choses sérieuses avec leur lot de souffrance. Les hommes montaient au feu tandis que je sonnais la charge pour que des pauvres bougres aillent se faire trucider. Ce fut une belle boucherie dans des décors enchanteurs. La guerre est une belle saloperie.

J'eus l'opportunité de sauver plusieurs fois des camarades. Mon courage fut montré en exemple. Je n'avais aucun mérite, je pense qu'il était dans ma nature de me porter au secours des autres plutôt que d'aller les trucider pour respecter les ordres. Je bénissais ce clairon qui remplaçait ces maudits fusils qui faisaient tant de dégâts. Les combats pour nous durèrent ainsi jusqu'au 5 octobre et nous ne comptions plus les morts dans nos rangs comme chez ces pauvres gens d'en face qui ne nous avaient fait aucun mal.

Le 30 octobre nous repartîmes au feu et l'on peut considérer que nous emportâmes la partie fin décembre 1823. Nous occupions Cadix début 1824 quand je reçus mon avis de démobilisation. Je pouvais m'en retourner à Orléans, avec des images atroces plein la tête. Ma Loire fut une douce consolation, devenant un portefaix reconnu par ses homologues qui me nommèrent bien vite président de leur corporation.

Je continuais de m'évader de mon triste sort en partant souvent sur la rivière, conservant cette habilité à manier la grande perche ainsi qu'à connaître les flots que j'avais découverts dans ma jeunesse. C'était sans doute aussi l'occasion d'évacuer les images terribles de la guerre qui me hantèrent toute ma vie. Je pris épouse et vivais chichement d'un labeur de forçat bien mal rémunéré. Le labeur ne manquait pas tandis que le nouveau quai du Châtelet allait bientôt offrir des conditions de déchargement plus aisées à partir de 1830.

Ma vie se serait écoulée ainsi sans nouveaux coups d'éclats si la Loire ne s'était pas mise en colère en 1846. Je m'en souviens encore comme si c'était hier. Je peux vous assurer, vous qui ne l'avez jamais connu ainsi, qu'elle est capable de devenir terrifiante notre belle et douce rivière, crachant un flot furieux, envahissant tout en grondant comme une bête féroce. Vous ne vous seriez jamais aventurés à construire vos demeures dans le val inondable si vous aviez été comme moi, témoin des dévastations dont elle est capable.

Nous étions fin octobre 1846. Il n'avait cessé de pleuvoir, un vent mauvais soufflait sur notre Val tandis que de la Loire d'en haut venaient aussi des nouvelles inquiétantes. Les Cévennes étaient elles aussi sous le déluge du ciel, une conjonction qui n'annonçait rien de bon comme en 1825, alors que je rentrais tout juste de l'armée.

Je n'ai nulle envie de vous narrer par le détail l'enfer que furent ces quelques jours de cahot. Si dans la ville les bas quartiers étaient sous les flots, la situation était bien plus dramatique dans le Val où durant de longues journées, des habitations étaient totalement encerclées par une Loire en colère. Beaucoup de malheureux n'avaient eu de recours que de se réfugier sur le toit tandis que d'autres n'avaient pu échapper à la mort.

Pendant de longues heures, je n'eus de cesse que de parcourir la campagne inondée pour aller secourir des gens à bord d'une embarcation bien fragile dans le tumulte d'une Loire en furie. Maintes fois j'ai manqué moi aussi de tomber à l'eau tandis que je luttais contre un courant d'une force colossale.

En compagnie de deux camarades, je vins secourir tous ceux que je pouvais, ne comptant ni ma fatigue ni mes efforts et surmontant la peur et le froid. J'agis comme beaucoup d'autres, mariniers ou portefaix comme moi et qui avions le bonheur de pouvoir disposer d'un bateau encore en état de naviguer. Il fallait également connaître parfaitement les mouvements des eaux pour parvenir à nous diriger sur ce qui était désormais une immense étendue d'eau.

L'année suivante, mes mérites me valurent de recevoir, à la demande d'une population orléanaise particulièrement reconnaissante une distinction qui me plaçait au-dessus de mon humble condition de portefaix. On me fit donc Chevalier de la légion d'honneur, un honneur qui rejaillit sur tous mes collègues qui agirent de la sorte.

Ce qui m'honora le plus ce fut l'offrande que me fit Mademoiselle Schmitt, une artiste peintre que j'avais sauvée des flots. Elle réalisa mon portrait en guise de remerciement tandis que je posais fièrement pour elle avec sur le poitrail ma belle médaille. J'eus également l'honneur de la presse dans laquelle on vanta mes mérites en décrivant ma bravoure durant la grande inondation. J'avais alors 48 ans et j'étais dans la force de l'âge.

En 1856, je me portais à nouveau au secours des naufragés tandis que je n'étais plus de ce monde en 1866 pour faire de même. J'avais rendu mon dernier soupir deux ans plus tôt et pouvais m'embarquer avec le passeur pour un territoire sans guerre ni inondation au terme d'une existence humble certes mais menée avec dignité et courage.

Je me sentais un peu oublié dans ce musée Cabu quelque peu ignoré des touristes et des orléanais eux-mêmes. Il a fallu qu'un raconteur d'histoires de Loire passe me rendre visite pour que je lui confie ceci.

J'aimerais que mon portrait soit de sortie pour avoir le droit également de participer au prochain Festival de Loire en 2023. J'estime y avoir ma place même si les organisateurs ne me semblent guère férus d'histoire ligérienne. Il est vrai que ceci n'a rien de spectaculaire pour attirer les foules.

À contre-courant.

Une chanson en hommage à tous ces héros anonymes


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