André Maurois, A la recherche de Marcel Proust (notes de lecture)

par Robin Guilloux
lundi 26 septembre 2022

 

"Tel il est à douze ans : pas un pli des cheveux n'en sera changé. La manière de s'asseoir, de prendre, de tourner la tête, de s'incliner est dans cette forme de la vie." (Alain)

L'histoire de Marcel Proust :

"L'histoire de Marcel Proust est, comme le décrit son livre, celle d'un homme qui a tendrement aimé le monde magique de son enfance ; qui très tôt a éprouvé le besoin de fixer ce monde et la beauté de certains instants ; qui, se sentant faible, a gardé longtemps l'espoir de ne pas quitter le paradis familial, de ne pas avoir à lutter contre les hommes, de les fléchir pas la gentillesse ; qui, ayant éprouvé la dureté de la vie, et la force amère des passions, est lui-même devenu sévère, parfois cruel ; qui a été, au moment de la mort de sa mère, privé de son refuge, mais s'est pourtant donné, grâce à la maladie, une vie protégée ; qui, à l'abri d'une demi claustration, a consacré les années qui lui restaient à recréer cette enfance perdue et les désillusions qui l'avaient suivie ; qui enfant a fait, du temps ainsi retrouvé, la matière d'une des plus grandes œuvres romanesques de tous les temps."

"Au commencement était Illiers..."

"Au commencement était Illiers, petite ville voisine de Chartres, aux confins de la Beauce et du Perche, siège provisoire et personnel du Paradis Terrestre. Là vivait depuis des siècles une bonne et ancienne famille du pays, les Proust, solidement enracinée dans ce terroir. Un enfant qui passait ses vacances à Illiers y trouvait l'antique bourgade française, la vieille église encapuchonnée sous son clocher, le riche parler des provinces, un code mystérieux de manières, et les vertus des "Français de Saint-André des Champs" dont les faces, sculptées au Moyen-Âge sur les porches et les chapiteaux, apparaissaient encore, toutes semblables, sur le pas des boutiques, sur les marchés et dans les champs."

Les décors de l'enfance :

"L'enfance de Proust se passe dans quatre décors qui, transposés et transfigurés par son art, nous sont devenus familiers. Le premier, c'est Paris, où il vivait chez ses parents, dans une maison bourgeoise et cossue, 9 Boulevard Malesherbes. L'après-midi, on le conduisait aux Champs-Elysées où il jouait avec une bande petites filles qui allaient, ensemble, devenir Gilberte.

Le second décor, c'est Illiers, où la famille passait ses vacances chez la tante Amiot, au numéro 4 de la Rue du Saint-Esprit. Il goûtait les longues journées de lecture qu'il passait au "pré Catelan", petit parc ainsi baptisé par l'oncle Amiot auquel il appartenait, jardin situé sur l'autre rivé du Loire, bordé par la plus belle haie d'aubépines et, au fond duquel, dans une charmille qui existe encore, Marcel jouissait d'un silence profond, coupé seulement par le son d'or des cloches. Là il lisait George Sand, Victor Hugo, Charles Dickens, George Eliot et Balzac. "Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré."

Les deux derniers décors étaient accessoires. Il y avait la maison de l'oncle Weil, à Auteuil. Enfin, pendant une partie de l'été, Marcel Proust était envoyé avec sa grand-mère sur une des plages de la Manche, Trouville ou Dieppe, plus tard Cabourg. 

La grand-mère :

Dans l'album de Madame Adrien Proust, on lit : "Lettre de mon petit Marcel, Cabourg, 9 septembre 1891 : "Quelle différence avec "ces années de mer ou Grand-Mère et moi, fondus "ensemble, nous allions contre le vent et causant !" Fondus ensemble... Jamais garçon ne fut plus fondu avec une famille dévotieusement aimée".

La maladie  : 

"Marcel Proust avait neuf ans quand se produisit dans sa vie d'enfant, un incident capital - ou, comme il eût dit : capitalissime. Un jour, il fut pris d'une d'étouffement (asthme ou rhume des foins) si violente qu'il dut renoncer chaque année, au printemps, à tout contact avec la nature. Désormais il allait être un malade, sans cesse sous le coup d'une attaque de suffocation. On admet aujourd'hui que l'asthme et le rhume des foins sont souvent des maux provoqués par des émotions et liés à un morbide besoin de tendresse. Beaucoup d'asthmatiques ont souffert dans leur enfance soit d'un excès, soit d'un défaut d'amour maternel, ce qui les a amenés à dépendre entièrement de leur mère, tantôt à se raccrocher avec force à un autre appui : mari, ou femme, parent, ami, médecin. La suffocation serait en réalité un appel. Marcel Proust paraît être, de cette théorie, la vivante démonstration. Nous savons ce qu'était son angoisse si sa mère s'éloignait. Il restera toute sa vie un être qui aura le sentiment qu'il dépend des autres. Il aura besoin d'être aimé, loué, désiré. Il ne se sentira en sécurité que si une marge considérable d'affection lui est offerte."

La névrose :

"Ainsi la névrose (mot qu'il faut bien employer pour désigner un état qui passe les limites de la santé) va contribuer à faire de lui un minutieux et subtil analyste des passions. Il enregistre des variations plus petites que Benjamin Constant lui-même, ou que Stendhal, parce qu'il est un être plus sensible. "La famille magnifique et lamentable des nerveux est le sel de la terre. Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d'œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit, ni surtout ce qu'ils ont souffert pour le lui donner... Et aussi : "Il y a en la maladie une grâce qui nous rapproche des réalités d'au-delà de la mort."

Le désir d'écrire : 

"Dès l'enfance, il y eut certainement chez lui le désir d'écrire et surtout celui de saisir une beauté captive qui lui paraissait cachée sous les choses. Il lui semblait confusément qu'il aurait dû délivrer, en l'exprimant quelque vérité prisonnière. "Le toit de tuiles faisait dans la mare... une marbrure rose à laquelle je n'avais encore jamais fait attention. En voyant sur l'eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m'écriai dans mon enthousiasme, en brandissant mon parapluie refermé : "Zut ! zut ! zut ! zut". Mais, en même temps, je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces propos opaques et de tâcher de voir plus clairement dans mon ravissement..." Souvenons-nous bien de ces mots : devoir... tâcher de voir plus clair... délivrer la beauté captive... Tout Proust est déjà dans cet enfant."

Une générosité cachée :

"Ceux qui l'aimaient admiraient en lui "une délicatesse presque enfantine, une simplicité charmante, une distinction qui était vraiment visible, une noblesse de cœur", une politesse aussi empressée envers les humbles qu'à l'égard des superbes (adressant, par exemple, une lettre : "Monsieur le Concierge de Monsieur le Duc de Guiche") ; une générosité qui lui imposait de choisir longuement ce qui lui semblait le plus joli, le plus souhaité et qui venait du meilleur fournisseur... Ses grandes charités étaient cachées et, toute sa vie, il ne put entendre parler d'une infortune sans vouloir, tout de suite, contribuer à la secourir."

Ruskin (critique d'art anglais dont Proust traduisit La Bible d'Amiens :

"L'univers reprit tout d'un coup à mes yeux un prix infini, écrit Proust. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle importance aux choses qu'il m'avait fait aimer qu'elles me semblaient chargées d'une valeur plus grande même que celles de la vie. Ce fut, à la lettre, dans une circonstance où je croyais mes jours comptés ; je partis pour Venise afin d'avoir pu, avant de mourir, approcher, toucher, voir incarnées, en des palais défaillants mais encore debout, les idées de Ruskin sur l'architecture domestique du Moyen-Âge..."

Une conception de l'âme humaine dépourvue de manichéisme :

"Mais, à ses yeux, tout âme humaine était un mélange de bonté et de méchanceté. Monsieur Verdurin, qui se montre capable de générosité, est au fond méchant ; Monsieur de Charlus cache, sous ses sarcasmes, une réelle bonté. Et Proust, comme ses héros, se savait à la fois bon et méchant. Beaucoup de ses familiers craignaient son impitoyable perspicacité et volontiers eussent dit, comme jadis Alphonse Daudet : "Marcel Proust, c'est le Diable !"

La question des clés et des modèles (le duc et la duchesse de Guermantes, Robert de Saint-Loup, Le baron de Charlus, Madame Verdurin...)

"Tout ce que nous décelons dans les Carnets et les Cahiers, des procédés de travail de Proust, permet d'affirmer, d'une part, qu'il s'est servi de propos, de gestes, de pensées, de caractères observés par lui dans la vie pour composer ses personnages, mais aussi qu'aucune "clé" précise n'ouvrirait la porte du mystérieux édifice, parce que tout personnage est fait de plusieurs personnages de la vie."

Naissance d'une œuvre :

"Ainsi, vers 1905, Marcel Proust, après vingt années de lectures, d'observations, de patientes études sur le style des maîtres, se trouvait en possession d'un fonds immense de notes, de morceaux, de portraits et d'images. Lentement, nés de ses amitiés et de ses haines, des personnages qui s'étaient formés en lui, se nourrissaient de ses expériences et devenaient pour lui plus vivants que des vivants. Au cours de ses longues insomnies, il avait tiré de ses souffrances et de ses faiblesses une philosophie originale qui allait lui donner, pour un roman, un sujet merveilleux et neuf. Sur ces immenses paysages sentimentaux, la lointaine lumière du paradis perdu jetait un jour oblique et doré, qui parait de poésie toutes les formes. Restait à orchestrer cette riche matière mélodique et à faire, de tant de fragments, une œuvre."

Les thèmes de La Recherche : 

"Le premier, celui sur lequel il commencera et terminera son œuvre, c'est le thème du Temps. Proust est obsédé par la fuite des instants, par le perpétuel écoulement de tout ce qui nous entoure, par la transformation qu'apporte le temps dans nos corps et dans nos pensées".

Le deuxième thème est la mémoire. Ce qui détruit les êtres et les choses : le Temps, la mémoire les conserve.

"Ne pas oublier, écrit Proust dans un de ses Carnets, qu'il est un motif qui revient dans ma vie, plus important que celui de l'amour d'Albertine (...) c'est le motif de la ressouvenance, matière de la vocation artistique...

La madeleine :

Lorsque, plongeant une petite madeleine dans du thé, à l'instant même où la gorgée mêlée de miettes du gâteau touche son palais, il tressaille, attentif à ce qui se passe d'extraordinaire en lui : "Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse ; ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ?"

Et, tout d'un coup, un souvenir lui apparaît, celui du petit morceau de madeleine que, le dimanche matin, quand il était enfant, sa tante Léonie lui offrait après l'avoir trempé dans une infusion de thé ou de tilleul.

"Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir..."

Dès qu'il a reconnu ce goût, toute son enfance surgit, non plus sous la forme de souvenirs intellectuels vidés de toute vigueur, mais solide, vivante et toute chargée encore des émotions qui lui donnaient tant de charme.

A ce moment, le temps est retrouvé et, du même coup, il est vaincu, puisque tout un morceau du passé a pu devenir un morceau du présent. Aussi de tels instants donnent-ils à l'artiste le sentiment d'avoir conquis l'éternité. Cette "nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supraterrestre", il ne l'oubliera jamais".

Le sujet de La Recherche :

"Le sujet de la recherche du temps perdu, c'est donc le drame d'un être merveilleusement intelligent et douloureusement sensible qui part, dès l'enfance, à la recherche du bonheur dans l'absolu, qui essaie sous toutes les formes de l'atteindre, mais qui se refuse, avec une implacable lucidité, à se duper lui-même comme font la plupart des hommes. Eux acceptent l'amour, la gloire, le monde à leurs cours fictifs. Proust, qui s'y refuse, est amené à chercher un absolu qui soit hors du monde et du temps. C'est cet absolu que les mystiques religieux trouvent en Dieu. Proust, lui, le cherche dans l'art, ce qui est une autre forme de mysticisme, pas très éloigné de l'autre, puisque tout art, à ses origines fut religieux et que, bien souvent, la religion a trouvé dans l'art le moyen de communiquer aux hommes des vérités que l'intelligence n'atteignait qu'avec peine."

La métaphysique de Proust :

Voilà donc la métaphysique de Proust : le monde extérieur existe, mais il est inconnaissable ; le monde intérieur est connaissable, mais nous échappe sans cesse parce qu'il change ; seul le monde de l'art est absolu. L'immortalité est possible, mais elle l'est de notre vivant. Pourtant, lorsqu'il termine le récit de la mort de Bergotte, où il aurait voulu voir, semble-t-il, une préfiguration de sa propre mort, Proust ajoute :

"Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure ; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyons obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le petit pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer. Toutes ces obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître sur cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées - ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement - et encore ! - pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance".

"On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairés, ses livres, disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes éployés et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection".

Une conception pessimiste de l'amour :

"Proust a toujours pensé que les peintures, classiques ou romantiques, de l'amour, n'atteignent pas la vérité profonde et que "rien n'est plus différent de l'amour que l'idée que nous en faisons". Il a donc tenté de définir avec plus d'exactitude les phénomènes de la rencontre, du choix, des effets de la présence et de l'absence et, enfin, de l'oubli allant jusqu'à l'indifférence totale (...) Il nous a donné ainsi une peinture de l'amour qui est neuve, mais tragique.

"L'amour non partagé, autant dire l'amour", dit Proust. "J'appelle ici amour une torture réciproque". L'amour chez Proust, est indissociable de la jalousie. C'est le thème de la partie de la Recherche intitulé "La Prisonnière".

Ainsi l'homme va de désir en désir, de douleur en douleur, d'extase en extase, de déception en déception, de regret en regret, d'oubli en oubli, jusqu'au jour où l'amour est enfin sublimé par les effets de l'âge et où des émotions, esthétiques ou autres, l'emportent sur lui".

L'humour : 

"Les thèmes comiques de Proust seront, à la fois, les thèmes qui ont toujours effrayé, donc diverti les hommes, et ceux qui sont propres à son temps, à son milieu et à sa personne. Le premier des thèmes permanents, et le plus fort, c'est la Danse Macabre : la réaction égoïste à la mort des autres (le duc et la duchesse de Guermantes minimisent la maladie de Swann, proche de la mort pour se rendre la conscience tranquille à un bal masqué et le duc fait toute une histoire du fait que la duchesse de Guermantes a mis des souliers noirs et non des rouges) la maladie, les médecins, thème que l'on retrouve chez Molière et chez Jules Romain. Un second procédé commun à Proust et à Dickens (...) c'est de tirer des effets amusants du côté mécanique de l'être humain, ou de la ressemblance avec des animaux, des végétaux ou des minéraux. Le snobisme est également une source de comique.

Les monstres : 

"C'est un fait important que, dans les très grandes œuvres romanesques, il y a toujours un ou plusieurs monstres et que ces personnages, à la fois inhumains et surhumains, sont ceux qui dominent l'œuvre et lui donnent une incomparable unité ; tel est le cas de Vautrin dans Balzac ; tel est celui de Charlus dans Proust. Le monstre ouvre des fenêtres sur de mystérieuses profondeurs, parce que nous ne pouvons le comprendre entièrement. Il nous dépasse, ne fût-ce qu'en horreur, et pourtant il y a en lui des éléments qui sont aussi en nous. En d'autres circonstances, nous aurions pu devenir ce qu'il est ; cette idée nous effraie et nous fascine. Les monstres donnent au roman des dessous inexplorés qui vont jusqu'au sublime".

Proust, romancier social :

"Balzac a peint un monde, Proust a peint le monde." Voilà, en une phrase, l'accusation. "On trouve dans cette œuvre", disait l'Antiproustien, "la peinture de quelques salons aristocratiques ou de grande bourgeoisie, observés en des jours, très rares, de réunions mondaines, et une étude des passions qui se développent dans ce climat de loisirs trop bien nourris : l'amour-maladie, la jalousie, le snobisme. Ce n'est pas là, et ce sera de moins en moins l'image d'une société. Les oisifs appartiennent à une espèce qui va disparaître ; avec eux s'évanouiront leurs artificielles passions et leurs maigres soucis. Des hommes d'affaire, des ouvriers, des paysans, des soldats, des savants, des conservateurs, des révolutionnaires : voilà de quoi est faite notre société. Balzac l'avait pressenti ; Proust sur l'a ignoré."

Réponse à l'accusation : il est faux que Proust ait été indifférent à la vie publique et nationale de son temps. Il s'est attaché à montrer les effets, sur la société française, de bouleversements comme l'Affaire Dreyfus et la guerre. Bien loin de n'avoir aucune idée sur la société politique, il développe sans fin ce thème, important, et générateur de paix civile, que cette société est essentiellement mobile, que les valeurs y sont relatives, changeantes, et que la vie sentimentale des peuples est aussi folle que celle des individus. Mais les hommes, aveuglés par leurs passions, se refusent à voir ce que celles-ci ont de transitoire et de vain.

Que si l'antiproustien objecte : "Mais, encore une fois, ces transformations politiques ne sont observées par lui que dans un monde limité", la réponse est facile. Proust s'intéresse moins à tel milieu donné qu'à découvrir et à formuler des lois générales de la nature humaine (...) La jalousie telle que l'éprouve Swann, le snobisme des Verdurin ou de Legrandin, l'attachement douloureux du Narrateur à sa mère, se retrouvent, sous des formes non pas identiques, mais analogues, sous tous les cieux".

Un roman d'apprentissage :

"Autant que Wilhelm Meister et plus complètement que les romans de Stendhal, la Recherche du temps perdu apparaît comme un roman d'apprentissage, en même temps qu'elle était, comme les Essais de Montaigne ou les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, une somme de la condition humaine, une métaphysique et une esthétique, de sorte que ces Anglais, ces Américains, ces Allemands qui plaçaient cette immense autobiographie romanesque au-dessus d'Anatole France, de Paul Bourget, de Maurice Barrès et de tous les écrivains français de leurs temps, ne se trompaient pas".

Proust, tel qu'en lui-même :

"Ici se termine notre recherche. Nous avons tenté de retrouver l'histoire d'un homme qui, avec un courage héroïque, a cherché la vérité à travers l'extase ; qui s'est heurté à l'indifférence des hommes, au mystère des choses et surtout à ses propres faiblesses ; mais qui, ayant choisi de renoncer à tout pour délivrer les images captives, a vu, entre quatre murs nus, dans la solitude et le jeûne, dans la douleur et le travail, s'ouvrir enfin la seule porte à laquelle avant lui nul écrivain n'avait frappé, et nous a révélé, dans notre propre cœur, et dans les objets les plus humbles, un monde si beau que l'on peut dire de lui ce que lui-même disait de Ruskin : "Mort, il continue à nous éclairer comme ces étoiles éteintes dont la lumière nous arrive encore", et c'est "par ses yeux fermés à jamais au fond du tombeau que des générations qui ne sont pas encore nées verront la nature".

Conclusion :

"Au commencement avait été Illiers, une petite ville aux confins de la Beauce et du Perche, où quelques Français se serraient autour d'une vieille église encapuchonnée sous son clocher ; où un enfant nerveux et sensible lisait, les beaux après-midi du dimanche, sous les marronniers du jardin, François le Champi ou Le Moulin sur la Floss ; où il entrevoyait, à travers une haie d'aubépines roses, des allées bordées de jasmins, de pensées et de verveines, et restait là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d'aller avec sa pensée au-delà de l'image ou de l'odeur. "Certes, quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait, ce coin de nature, ce bout de jardin n'eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu'ils seraient appelés à survivre en leurs particularités les plus éphémères", et pourtant c'est son exaltation qui a porté jusqu'à nous le parfum de ces aubépines mortes depuis tant d'années, et qui a permis à tant d'hommes et de femmes, qui n'ont jamais vu et ne verront jamais la France, de respirer en extase, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l'odeur d'invisibles et persistants lilas. Au commencement était Illiers, un bourg de deux mille habitants, mais à la fin était Combray, patrie spirituelle de millions de lecteurs, dispersés aujourd'hui sur tous les continents et qui demain s'aligneront au long des siècles - dans le Temps."

 


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