Emmanuel Mounier, L’irréductibilité de la personne à l’objet

par Robin Guilloux
lundi 12 décembre 2022

http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2022/12/emmanuel-mounier-l-irreductibilite-de-la-personne-a-l-objet.html

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Cherchant à définir ce qu'est la personne, Mounier commence par expliquer ce que la personne n'est pas, puisque, comme le dit Spinoza "omnis determinatio est negatio" : toute détermination (définition) est une négation.

"La personne n'est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet."

Mounier donne comme exemple le corps de son voisin dont son voisin a un sentiment singulier qu'il ne peut lui-même éprouver.

Mounier fait ici allusion à l'isolement existentiel. Comme l'explique Louis Lavelle, je suis "enfermé" dans mon ipséité (le fait d'être moi-même et pas un autre) et je ne peux pas éprouver le sentiment singulier que les autres ont de leur corps, mais seulement l'imaginer par rapport au sentiment singulier que j'ai de mon propre corps.

Mon voisin a un corps, tout comme moi et je peux regarder ce corps de l'extérieur, en examiner les humeurs, les hérédités, la forme, les maladies, bref le traiter comme une matière de savoir physiologique, médical, etc.

Je ne peux pas percevoir les pensées, les sentiments, les émotions d'autrui, mais je peux percevoir son corps. 

Certes, une personne a un corps, mais elle ne se réduit pas à ce que je puis en percevoir, à son corps. Je puis tout savoir sur le corps d'une personne en l'examinant de l'extérieur : ses humeurs, son hérédité, sa forme, ses maladies sans pour autant comprendre sa personne. 

La personne ne se réduit pas non plus à un statut social, à une nationalité, à son appartenance à une classe sociale ou à une communauté religieuse, à des traits de caractère, à des opinions politiques, comme par exemple : fonctionnaire, Français, bourgeois, maniaque, socialiste, catholique, etc.

Les sondages cherchent à connaître ce genre d'information pour dresser une image d'une société donnée et construire des statistiques quantitatifs, des pourcentages, mais les sondages n'appréhendent que des généralités et non des singularités. Or la singularité est l'essence de la personne.

Je peux faire précéder les mots qui signifient l'appartenance à un groupe d'un article indéfini, mais je ne peux pas faire précéder le nom d'une personne du même article indéfini. Je peux dire : Bernard Chartier est un fonctionnaire, mais je ne peux pas dire : c'est un Bernard Chartier.

La personne de Bernard Chartier est une singularité irréductible manifestée par un nom et un prénom. Je ne peux pas faire précéder son nom d'un article indéfini. Bernard Chartier n'est pas le représentant d'un groupe, mais un individu irréductible.

Une personne ne se réduit pas à l'appartenance à un groupe, elle n'est pas le simple représentant d'une classe sociale, d'une religion, d'une nationalité, elle n'est pas le spécimen d'une espèce, elle ne se résume pas à des opinions politiques, voire à des traits de caractère immuables.

Certes, une personne appartient à un ou des groupes et en partage les caractéristiques, les préjugés, les traits de caractère, les comportements etc. 

Je peux déterminer mon voisin Bernard Chartier comme un spécimen d'une classe sociale pour l'utiliser à des fins économiques, par exemple en étudiant ses habitudes de consommation ou politiques, par exemple en cherchant à connaître ses intentions de vote et m'aider à le comprendre, pour savoir comment me comporter avec lui, comment agir sur lui par la publicité pour l'inciter à consommer tel ou tel produit ou la propagande pour l'inciter à voter pour tel ou tel Parti politique.

On ne s'adresse pas, lors d'une campagne électorale de la même manière à un bourgeois et à un prolétaire, on ne vise pas, comme on dit, le même "panel", mais les mots "fonctionnaire", "bourgeois", "maniaque", "socialiste", "catholiques" ne sont des "coupes" prises chaque fois sur un aspect de l'existence d'un homme.

Elles me procurent des informations sur tel ou tel aspect de son existence, mais ne me donnent aucune vue globale sur sa personne qui marche, qui pense et qui veut.

Quand j'aurais réduit une personne à la multiplicité de ses prédicats, je n'aurais pas pour autant atteint son essence : "mille photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche."

Les prédicats d'une personne : bourgeois, fonctionnaire, catholique, socialiste... sont des photographies, des instantanés, des points de vues sur une personne, mais la personne tout entière, corps et âme, la personne qui marche, qui pense et qui veut ne se réduit pas à des photographies, à des clichés.

Les opinions politiques d'une personne peuvent changer, sa sensibilité religieuse se modifier, un croyant peut devenir athée et un athée peut se convertir, le fonctionnaire peut décider un beau jour que non, décidément non, sa vie professionnelle ne lui convient pas et fonder une Entreprise ou mener une vie de voyages et d'aventures...

Les prédicats d'une personne peuvent changer du tout au tout sans que la personne cesse d'être une personne car la personne n'est pas un état, mais une création, une liberté, un faisceau de possibilités et d'initiatives.

Mounier fait ensuite référence à un roman d'anticipation, une dystopie d'un écrivain anglais, Aldous Huxley, Le meilleur des mondes. 

Ecrit en 1932, "Le Meilleur des mondes" ("Brave new world") évoque une société entièrement rationalisée où une poignée d'individus "supérieurs" dirigent de façon totalitaire une masse d'individus privés de leur liberté psychique.

Tout ce qui caractérisait l'ancienne société a été aboli : la recherche scientifique (trop dangereuse), l'art (remplacé par le "cinéma sentant" et "l'orgue à parfums"), la religion (remplacé par le "culte de Notre-Ford"), la connaissance de l'Histoire, la littérature, la poésie, mais aussi la famille, le mariage, la procréation par des moyens naturels, la viviparité et la passion amoureuse. "Détail" essentiel, qui pourrait passer inaperçu, les habitants du meilleur des mondes ne parlent plus qu'une seule langue (un anglais simplifié).

Les enfants sont conditionnés par "hypnopédie", dès leur plus jeune âge, à accepter leur condition tandis qu'une drogue miraculeuse, le soma, assure un état d'euphorie immédiat et quasi permanent, dissipant les sentiments "négatifs" comme l'angoisse de la mort et le sentiment de solitude ; une autre drogue, le SPV, dispense les effets d'une passion violente, sans ses inconvénients, la liberté sexuelle est encouragée dès le plus jeune âge, à condition de ne pas s'attacher et de ne pas procréer.

Seule une poignée d'individus survit à l'état primitif dans une réserve conservée pour des raisons expérimentales.

Une armée de médecins et de psychologues s'attachent à conditionner chaque individu selon des renseignements minutieux. Comme le dit Mounier, ce monde surindividualisé est cependant l'apposé d'un univers personnel, car tout s'y aménage, rien ne s'y crée, rien n'y joue l'aventure d'une liberté responsable. Il fait de l'humanité une immense et parfaire pouponnière.

"Faire de l'humanité une immense pouponnière", c'est la tâche que s'est donnée le grand Inquisiteur dans les frères Karamazov de Dostoïevski : "Sous notre houlette (...) les hommes seront heureux et renonceront à se révolter. Ils ne s’extermineront plus comme ils le font aujourd’hui partout à la faveur de la liberté que tu leur a léguée (le grand Inquisiteur s'adresse au Christ revenu sur la Terre). Nous saurons les convaincre d’ailleurs qu’ils ne seront libres qu’à partir du moment où ils auront renoncé à faire usage de leur liberté et nous l’auront sacrifiée dans un esprit de soumission sans retour. […] Nous donnerons un bonheur humble et paisible à ces êtres faibles et lâches, le seul qui leur convienne. […] Nous leur permettrons même de pécher puisqu’ils sont si faibles et ils nous aimeront comme des enfants à cause de notre tolérance. […] ''

"Lorsqu'on évoque le statut du vivant, écrit Jean-Claude Guillebaud dans Le principe d'humanité, il est d'usage - dans les colloques ou les comités d'éthique - de citer pieusement un texte d'Emmanuel Kant, la fameuse troisième formulation de l'impératif catégorique", définissant le principe d'humanité. Le texte est ainsi rédigé : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen." (Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Livre de Poche, 1993)

La formule de Kant signifie que l'homme - dans son corps comme dans son être - ne peut pas être instrumentalisé. Il y va de son statut et de son identité. Il ne peut être ni approprié, ni vendu, ni utilisé comme matière première dans un autre but que lui-même. L'homme est sa propre fin ; il ne saurait être - seulement - un moyen. L'être humain, au demeurant, est unique et, à ce titre, ni échangeable ni remplaçable.

La personne n'est pas, selon Mounier, le plus merveilleux objet du monde, un objet que nous connaîtrions du dehors, comme les autres, mais une intériorité, une liberté, une conscience.

Elle est la seule réalité que nous connaissions puisque chaque être humain a une conscience ; cette conscience n'est pas donnée, elle se fait, elle se construit du dedans. 

La personne ne relève pas de l'indicible, elle s'exprime par une création incessante de situations, de règles et d'institutions. La conscience n'est pas seulement une réalité individuelle incommunicable, elle s'exprime dans le Droit national et international, les institutions politiques, la manière dont les hommes décident de faire société, de tisser des liens sociaux.

Cette ressource de la personne est indéfinie. Les personnes peuvent changer le Droit, modifier leurs institutions, décider de s'organiser autrement pour mieux défendre et sauvegarder leur liberté, assurer leur bien-être, instaurer plus de justice.

"Rien de ce qui exprime la personne ne l'épuise, rien de ce qui la conditionne ne l'asservit" : la liberté de la personne n'est pas construite sur rien, mais sur des situations comme l'affirme Jean-Paul Sartre.

Une colombe, dit Kant, ivre de ses ailes, pense qu’elle serait bien plus libre si elle n’avait pas à affronter l’air et ses caprices. Elle ignore que c’est justement lui qui la porte, et que le vol, comme la pensée, doit s’appuyer sur la réalité pour pouvoir pleinement se déployer.

Bernard Chartier est né dans un lieu et à une époque précise, il vient d'une famille bourgeoise ou prolétaire, ses idées, ses idéaux, ses préjugés, sa langue lui ont été transmise en grande partie par son éducation, sa personnalité est née de ses rencontres successives, mais les conditions de la personne (famille, éducation, langage...) sont contingentes, elles l'expriment sans l'épuiser, la conditionnent sans l'asservir.

Le personne n'est pas une chose, une substance tapie sous nos comportements, un principe abstrait de nos gestes concrets. Elle se saisit et se connait dans son acte et dans la série de ses actes. Elle n'est pas un objet, mais un mouvement d'autocréation. 

 


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