« Décider dans l’incertitude » par Vincent Desportes : une fiche de lecture commentée

par FD
vendredi 14 mars 2008

ECONOMICA - 2e EDITION - 2007. Préface du général d’armée Bruno CUCHE.

« L’action, ce sont les hommes au milieu des circonstances. » Charles de Gaulle.

Lorsqu’il s’engage dans la voie hasardeuse de la guerre, la seule certitude tangible qui peut saisir le décideur avisé est justement celle de l’incertitude. S’il existait une religion guerrière polythéiste, nul doute qu’Incertitude trônerait au sommet de ce panthéon, gouvernant par ses intrigues tous les autres membres dont elle ferait ses vassaux. Seules l’ignorance ou l’inconscience peuvent pousser à nier ce phénomène intangible. Mais en avoir connaissance ne signifie pas non plus, bien au contraire, se condamner à le subir : reconnaître le caractère obligatoire de l’incertitude n’interdit ni d’en rechercher les causes, ni de vouloir en atténuer les effets. C’est précisément ce que l’ouvrage de Vincent Desportes se propose de faire : expliquer, explorer le phénomène en le prenant à bras le corps, puis proposer des approches permettant de vivre avec du mieux possible, de le contourner ou de le tourner à son avantage. Car l’incertitude, à la guerre, n’a pas d’états d’âme ni de préférences : elle recouvre tous les adversaires de son voile opaque. Celui qui saura le mieux adapter ses pas à cette danseuse erratique obtiendra l’un de ces avantages qui peuvent décider de la victoire.

Cet ouvrage est en quelque sorte un addendum que le général Desportes [I] apporte à la somme qu’il avait rédigée, et déjà étudiée dans ces pages, Comprendre la guerre. Dans ce livre, publié quatre ans plus tard, il revient en détail sur le phénomène de l’incertitude, le définissant dans la première partie avant de proposer des voies permettant, dans une certaine mesure, de diminuer, de gérer et d’utiliser l’incertitude. Servi par la même écriture élégante et claire, utilisant l’histoire et appuyant sa thèse en piochant avec bonheur dans les ouvrages des grands auteurs, passés ou actuels, il constitue un excellent vade-mecum pour le décideur militaire et politique.

PREMIERE PARTIE : L’INCERTITUDE DANS L’ACTION MILITAIRE

Depuis toujours, la guerre est imprévisible. Ce constat cruel et déroutant est si frustrant pour le stratège qu’une école « volontariste » a même tenté, et tente encore, de surpasser le phénomène, de dominer, de dépasser les événements. La tentation technologique est, de nos jours, le dernier avatar de cette approche visant à forcer la guerre à se plier à la volonté de l’homme. Las ! du Péloponnèse à l’Irak en passant par Verdun, elle a conservé son caractère aléatoire parce qu’il est inscrit dans son patrimoine génétique que le système qui fait se mouvoir et interagir les organisations militaires combattantes est foncièrement incertain.

- Les facteurs d’incertitude et le décryptage de Clausewitz :

Vincent Desportes l’explique tout d’abord en examinant les deux facteurs d’incertitude récurrents : le facteur humain, tout d’abord, le combattant, qui exerce sa liberté contre celle de l’Autre dans ce grand duel des volontés qu’est la guerre [II]. A fortiori, puisque l’homme combat généralement en groupe, l’addition de toutes ces volontés individuelles crée une logique propre modelée par la culture, la personnalité des chefs, et qui rajoute l’incertitude du comportement collectif face au combat, à la vérité de la guerre. L’environnement, ensuite, tant physique que politico-diplomatique et qui, si le premier peut être rendu plus lisible par des moyens techniques (météo...), reste pour le second largement du domaine de la supposition, de l’intuition.

Clausewitz, une fois de plus, conceptualise brillamment l’incertitude autour de deux notions clés : le brouillard de la guerre et la friction, deux données irréductibles et qui sont au centre de la réflexion du chef, auxquelles s’ajoutent encore les phénomènes de hasard (dont « l’adversaire est le pourvoyeur essentiel ») et de désordre.

- La rationalité limitée du chef militaire :

Ainsi, puisque « l’inconnu est le facteur qui gouverne la guerre », selon l’expression de Foch, le décideur doit planifier et agir en intégrant ce fait, non en le rejetant ou en l’ignorant : pour ce faire, il adopte la « rationalité limitée », un mode de pensée rationnel mais que limite ces trois contraintes irréductibles : « l’information toujours imparfaite, l’impossibilité d’envisager toutes les solutions et l’incapacité d’analyser ces dernières jusqu’au bout de leurs conséquences  ». Au final, puisque l’incertitude est la même pour les deux camps, le vainqueur sera celui qui, par l’intuition et l’instinct de situation, saura le mieux vivre et gérer cette contrainte éternelle. Dans l’action brute de la guerre, on aboutit alors à cette conclusion, sans doute bouleversante pour l’esprit occidental si cartésien : la conduite l’emporte sur la planification. Patton ne dit pas autre chose lorsqu’il proclame que « les généraux victorieux font des plans qui s’adaptent aux circonstances ; ils ne tentent pas de créer des circonstances qui s’adaptent à leurs plans  ».

- L’histoire comme outil de compréhension de l’incertitude :

Pour comprendre le phénomène de l’incertitude, nous dit Desportes, « l’étude de l’histoire constitue le complément indispensable de l’expérience  ». Il reprend là une thèse qu’il avait déjà développée dans Comprendre la guerre : le chef qui veut accéder à la vérité de la guerre est celui qui en aura l’expérience, qui en connaîtra les théories et qui aura étudié minutieusement l’histoire militaire [III]. Mais, si l’histoire, en révélant les aspects permanents de la guerre (friction, incertitude, domination de la dimension humaine), est un instrument indispensable, l’auteur met également en garde contre le risque de « se laisser abuser par l’histoire » : en rationalisant l’aléatoire, en réorganisant les événements pour les rendre lisibles, elle estompe le brouillard et peut donner l’impression a posteriori que la guerre est totalement maîtrisable par l’esprit. Il conviendra de « chercher la réalité derrière l’histoire » et de toujours garder à l’esprit que « la décision dans l’action a toujours été une synthèse du rationnel et de l’aléatoire ».

DEUXIEME PARTIE : DECIDER ET AGIR DANS L’INCERTITUDE

Comme l’indique Edgar Morin : « si l’ignorance de l’incertitude conduit à l’erreur, la certitude de l’incertitude conduit à la stratégie ». On a vu précédemment qu’il était vain de vouloir forcer la nature intangible de la guerre, de « passer par-dessus l’événement  », comme le souhaitait Schlieffen. A l’inverse, Moltke l’Ancien développe une approche originale qui entend s’adapter en souplesse en conjuguant deux principes : « une grande liberté d’appréciation et d’action laissée à ses grands subordonnés d’abord, une communauté de culture militaire et de doctrine d’emploi, ensuite  ». Le concept de Moltke est au cœur de la pensée du général Desportes. Mais pour garder la liberté d’action, tant dans la planification que dans l’action, il préconise trois grandes familles de procédés :

- La diminution du brouillard de la guerre pour limiter la part de l’imprévu.

- La gestion de l’incertitude, selon le principe de l’action contraléatoire [IV], par le développement de méthodes optimisant les capacités d’action malgré le contexte général de l’imprévisible.

- L’utilisation de l’incertitude, par la construction de modes d’action tirant parti des frictions et du hasard.

- Diminuer l’incertitude :

Ceci passe bien sûr par la recherche du renseignement, une quête qui peut se conduire « à l’occidentale », par la construction et la mise à jour permanente du « diagnostic stratégique » et tactique ; ou « à l’orientale », dans une posture d’attente sous la forme de « l’écoute stratégique (ou tactique) » qui s’efforce de détecter les facteurs favorables puis de s’appuyer sur « le potentiel de situation » en sachant saisir au bon moment l’occasion qui se présente.

Mais le renseignement est à la fois « indispensable et imparfait » : d’une part, si les nouvelles technologies peuvent lever une partie des secrets matériels de l’ennemi, aucune ne saurait pénétrer les mystères de son esprit ; d’autre part, la profusion de renseignements qu’injectent, justement, les nouveaux capteurs perfectionnés, entraîne une surabondance d’informations dont la gestion est délicate (la circulation de l’information, par exemple, doit être bien pensée pour ne pas créer confusion et/ou redondance). Au final, « le risque de la perfection du renseignement, c’est de confier finalement la décision à l’événement  ». Car la « vision parfaite » reste une dangereuse utopie et sa quête peut mener à l’échec : « attendre la certitude pour agir, c’est forcément perdre l’initiative et laisser passer les conditions favorables ».

Le stratège avisé doit voir le renseignement comme un allié dont il faut mesurer les limites et non un maître à qui toute décision serait subordonnée. L’intuition, la prise de risque, la rationalité limitée doivent permettre au chef de compléter, en exerçant sa propre liberté, les renseignements qui lui sont fournis. Le général Fiévet définit ainsi la démarche stratégique comme « la maîtrise du temps dans le concret et l’aléatoire qui refuse à la fois la planification systématique et l’improvisation irrationnelle  ».

- Gérer l’incertitude :

Aucune décision militaire ne saurait donc être totalement et définitivement rationnelle et l’adaptation aux circonstances est primordiale : « l’efficacité de l’action tactique suppose (...), dans le respect du principe de réalité, l’adaptation permanente de ses objectifs et de ses modalités » [V].

Cette préservation de sa capacité à agir malgré l’imprévu, suppose une planification raisonnée et « très en amont de cette dernière, la préparation des hommes à l’action dans l’incertitude  ». Ceci doit se faire dans « une communauté de culture permettant les convergences des initiatives individuelles vers la réalisation du projet opérationnel  ». On retrouve une nouvelle fois ici l’impact et la pertinence du concept de Moltke le Grand.

La planification, en particulier, doit être très souple : le danger vient toujours d’un plan trop rigide et de l’incapacité culturelle des décideurs à s’en écarter. Comme le note Desportes, « la logique d’invention, de construction permanente, doit prendre le pas sur la logique de programmation ». Modes d’action et dispositifs doivent aussi être suffisamment adaptables et flexibles pour se couler sans difficulté dans les circonstances imprévues, sans à-coups, hésitations ou persistances dans un plan rendu caduque par l’action ennemie.

Sur le plan matériel, « l’outil par excellence de gestion de l’incertitude », ce sont les réserves, la provision de puissance, « la massue préparée, organisée, contenue, entretenue  », selon Foch, et dont la libération, sur un mode réactif ou proactif (en saisissant, en créant et/ou en exploitant une soudaine opportunité), permet d’imposer son tempo et sa volonté à l’ennemi. Sans réserves, point de succès possible en cas de défaillance du plan et c’est le courage du chef que de savoir toujours disposer d’une réserve puissante.

Culturellement, la force doit cultiver la simplicité (la guerre étant complexe et hasardeuse par essence, l’esprit de l’homme ne doit pas en rajouter en plus : « donner des ordres simples »), la polyvalence (principe de modularité), la culture de l’initiative (« ne pas tout prescrire »), l’aptitude à la prise de risque, la persévérance et le courage.

Et Vincent Desportes en revient à cette école prussienne qui lui semble la plus lucide (et qui est, en fait, une école française à l’origine puisque Moltke s’est largement inspiré de Napoléon et de Clausewitz, le célèbre penseur ayant lui-même puisé son inspiration dans l’observation du « dieu de la guerre », selon son propre aveu) : développer à la base de la formation une culture militaire commune, qui s’ancrera fermement dans l’esprit de tous les acteurs, puis, dans le feu de l’action, les laisser exercer leur liberté d’action, confiant dans leurs capacités à prendre la bonne décision qui servira le but général.

- Utiliser l’incertitude :

Confronté à l’incertitude, le stratège adopte tout d’abord une attitude réactive (il cherche à en réduire l’impact et à la gérer au mieux lorsqu’elle survient). Mais, puisque l’incertitude frappe également l’adversaire, il doit également s’engager dans une voie proactive articulée autour de trois axes d’effort : préserver l’incertitude par le « secret sur ses propres dispositifs, capacités et intentions » ; « développer l’expectative chez l’adversaire  » ; enfin, « détruire, chez ce dernier, les outils de réduction et de gestion de l’incertitude ».

La première exigence est aisée à comprendre : « vos plans doivent rester impénétrables  » rappelle Sun Tzu.

La deuxième impose de « pratiquer la réalisation systématique de l’inattendu et (de) rechercher l’originalité par principe  ». La déception, le leurrage des capteurs, mais aussi la mobilité de la force, « élément de la flexibilité », constituent des facteurs multiplicateurs de surprise.

La dernière, enfin, exige la destruction des moyens de renseignement et de diffusion de l’information de l’ennemi mais aussi de le priver de son meilleur outil de gestion de l’incertitude : ses réserves.

CONCLUSION

L’incertitude est l’une des vérités intangibles de la guerre, a fortiori dans le nouveau contexte de « guerre au sein des populations » contre un adversaire irrégulier, imprévisible par nature puisque refusant le combat « conventionnel » ; aussi, « la clef de l’efficacité du commandement demeurera, au fond, la capacité de traiter le problème de l’incertitude ». Pour ce faire, Vincent Desportes propose un style de commandement fondé sur la décentralisation et la subsidiarité, mais aussi sur la confiance et la culture partagée : « le rôle du chef devient clair : il est de définir le projet commun et de construire la bulle de liberté d’action au sein de laquelle le subordonné pourra exercer pleinement son autonomie ». Le commandement rigide et direct, l’exécution méticuleuse de consignes détaillées et complexes doivent inspirer la plus grande méfiance. On y préférera les nouveaux « maîtres-mots du savoir commander, la coordination et la liberté, bref, le commandement indirect ou par influence  ».



[I] Pour une (brève) biographie de l’auteur, le lecteur se reportera à la fiche de lecture précédente.

[II] Sur ce point, la consultation des travaux de Charles Ardant du Picq est bien sûr essentielle.

[III] David Petraeus écrit d’ailleurs : « Il est en effet notable que toute expérience de la guerre non complétée par la réflexion intellectuelle n’est qu’une longue suite d’horreurs absurdes. De même, toute théorie militaire échafaudée en l’absence d’expérience vécue est vaine. »

[IV] Selon le général Beaufre, la « manœuvre contraléatoire » est celle « qui vise à prévenir cet aléatoire fruit de la dimension humaine de la guerre, elle-même par essence dialectique des volontés et libertés antagonistes ».

[V] Sun Tzu notait déjà : « Suivez la stratégie que vous vous êtes fixée mais adaptez votre tactique aux réactions de l’ennemi.  »


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