« Tibet : la question qui dérange » par Claude B. Levenson chez Albin Michel

par Libr’Op
mardi 8 avril 2008

En 1993, j’ai eu l’avantage de faire la connaissance de Claude B. Levenson auteur de ce « Tibet : la question qui dérange » que je présente ici aux lecteurs d’Agoravox. Autorité en la matière, Claude B. Levenson est une proche du Dalaï-Lama que j’ai eu moi-même le plaisir de rencontrer en France et en Inde à de multiples reprises.

Tibet : la question qui dérange : « L’histoire enseigne que toutes les civilisations sont mortelles, ce n’est pas une raison pour les laisser assassiner », clame Claude B. Levenson, c’est, en effet, que « Nous avons besoin du Tibet, car si le Tibet venait à disparaître, ce serait l’extinction de l’ultime flamme vive qui maintient encore le monde en éveil ».

Dans son ouvrage Tibet : la question qui dérange publié chez Albin Michel, Claude B. Levenson, liée de longue date au Dalaï-Lama et spécialiste très engagée de la cause tibétaine, fait face courageusement à la « machine de propagande » mise en route par Pékin où « contrevérités et coercition » font « bon ménage dans son arsenal ».

Un bien lourd labeur.

L’écrivaine dispose toutefois de sérieux appuis à commencer par certains dissidents chinois « de renom » qui ont pris parti pour le Tibet : Wei Jingsheng, « l’inflexible », pour qui les cadres du PCC « s’expriment et se conduisent en colonialistes » sur le Toit du Monde, ou encore l’astrophysicien Fang Lizhi et l’écrivain Wang Ruowang qui « n’ont pas hésité à se prononcer en faveur du droit des Tibétains à l’autodétermination ». Wang Ruowang va jusqu’à maintenir que « l’indépendance est le droit du peuple tibétain », rien moins.

Et, pour Harry Wu, « c’est aux Tibétains de décider s’ils souhaitent faire partie de la Chine ou non ». « Choqué » par la condition des Tibétains au Tibet, Hu Yaobang, secrétaire général du PCC, avait promulgué « six exigences prioritaires » pour améliorer le sort des habitants de ce pays vaste comme l’Europe centrale réduit à la peau de chagrin d’une « Région autonome » dont « l’autonomie » purement nominale gît entre les seules mains du Parti communiste chinois.

Hu Yaobang paya de sa carrière son outrecuidance et sombra dans la disgrâce. Si comme le dit l’auteur « Le Tibet meurt de nos silences », il ne meurt du silence de celui-là. Aussi faut-il continuer de « résister afin de ne pas tolérer l’intolérable ».

Autre voix qui s’éleva en faveur du Tibet, celle d’un député indien qui écrivit à son Premier ministre lors de la visite du président chinois à la mi-mai de 2006 : « seuls le Dalaï-Lama et le peuple tibétain ont le droit de décider du destin de leur terre dont ils ont été illégalement évincés par la force ».

C’est que, dans ce qui apparaît comme un « Shangri-la pour le monde entier », là donc au Tibet, « se joue à ciel ouvert une certaine idée de la liberté ». Pour Claude B. Levenson, en effet : « L’enjeu est aussi en ce sens notre propre liberté ».

Pour l’heure, si « La colonisation par sinisation accélérée ne faiblit pas », c’est que la Chine ne saurait se développer sans l’exploitation des ressources naturelles dont regorge le Toit du Monde. Qu’on en juge : « Plus de 40 % des ressources recensées à l’intérieur des frontières actuelles de la Chine se trouvent au Tibet, de l’arsenic au zinc en passant par la bauxite, le charbon, le fer et l’uranium, sans négliger l’or, le jade ni le saphir, pas plus que le quartz ou le sel, ni même le pétrole ».

Vertigineux !

Surtout qu’en sus c’est au Tibet, « un vrai château d’eau », que prennent leur source les fleuves parmi les plus géants de la planète : Yangtsé, Fleuve Jaune, Mékong, Brahmapoutre et quelque 365 rivières. Pour résumer : « Le Tibet recèle environ 20 % des ressources hydrauliques de la Chine ». D’où l’idée qui aurait germé dans la tête des « autocrates de Pékin » consistant à « détourner des eaux tibétaines vers la Chine continentale », notamment le Brahmapoutre, qui arrose le nord de l’Inde, qui irait alimenter le Fleuve Jaune. Claude B. Levenson dénonce cette « utilisation sans scrupules des eaux tibétaines ». Mais n’est-elle pas un peu seule sur ce créneau ?

Au-delà des « rêves tissés d’immensités, de sérénité et de nuages », « au-delà des Songes éthérés d’un Shangri-la de pacotille », le Tibet est une « terre d’appropriation dont les maîtres de Pékin happent goulûment les richesses pour hâter leur course mégalomane ». Ce qui me semble fort bien décrire la situation. Les Hans veulent « rendre irréversible la conquête de l’Ouest » saccageant « un pays, une culture, la mémoire d’un peuple ».

De nous remettre en mémoire quelques chiffres édifiants : « alors que les Hans forment 93 % de la population chinoise, les régions des minorités ethniques représentent 60 % du territoire ; 89,6 % des terres de pâturage ; 37 % des forêts ; 49,7 % des ressources forestières et plus de 50 % des ressources hydrauliques ».

On comprend les formidables enjeux pour Pékin.

Certes, « le statut actuel du Tibet est celui d’un État illégalement occupé » selon le juriste Michaël Van Valt qui, dès 1987, a publié un ouvrage de fond sur le sujet, un ouvrage juridique qui fait référence en la matière. « Le vrai, le seul problème tant pour la Chine que pour le Tibet est celui de la légitimité de la présence chinoise au Tibet ».

Et cette légitimité, peut-on le constater, a sérieusement été remise en question par le soulèvement insurrectionnel qui vient de déferler récemment sur Lhassa et tout le « Grand Tibet » à l’image des émeutes précédentes en 1987, 1988 et 1989 ainsi que de leur « répression sanglante ».

Mais le « dragon chinois » peine « à digérer le lion des neiges tibétain ». Car, si « les Tibétains, eux, survivent plutôt mal que bien en une existence parallèle, comme en marge de leur propre histoire » voilà qu’ « au cœur du Tibet, Lhassa refuse de plier ou de se rendre, sous les dalles ou le béton une autre vie palpite, qui résiste à l’entreprise d’anéantissement voulu par ceux qui se prennent pour ses maîtres ».

De repenser alors à cette vision du Premier Zhou En-lai qui « avait prédit qu’il faudrait un siècle pour que le communisme s’implante au Tibet ». La plume de Claude B. Levenson de remarquer du tac au tac : « A moins qu’en suivant la voie du milieu, il ne faille cent ans au bouddhisme tibétain pour remodeler le visage de la Chine ».

Le chef de file actuel de la dissidence chinois, Hu Jia, tout juste condamné à trois ans et demi d’emprisonnement pour délit d’opinion requalifié en crime de subversion, n’est-il pas décrit comme un « fervent bouddhiste » (sic) ? En effet, peut-on nier le succès considérable de la secte bouddhiste Falun gong ? Et le fait que, par le passé, des révoltes menées par des sectes bouddhistes ont renversé des dynasties en place en Chine ? Mais Claude B. Levenson, certainement en raison d’un manque de place, n’évoque pas cette question hautement révélatrice et qui expliquerait pourquoi le PCC se livre à une « lutte à la vie à la mort » au Tibet, et ce, de façon thématiquement déclarée, depuis 1993.

Voilà pourquoi le Dalaï-Lama autorité spirituelle et temporelle bouddhiste, prix Nobel de la paix (1989), ferait « tellement peur aux autocrates » qui à Pékin se déchaînent contre lui, l’accablent des sobriquets les plus infâmants tout en l’accusant de tous les maux.

Or, le Dalaï-Lama que les Tibétains au Tibet réclament à grands cris, s’il a tôt dénoncé « la duplicité et la barbarie des communistes chinois », n’en a pas moins relégué aux oubliettes « l’aspiration à l’indépendance » des Tibétains, prévoyant même de transformer le Tibet en zone de paix au sein de la République populaire chinoise.

C’est « le plan en 5 points », vœu pieux que le « hiérarque » et « conscience morale du XXe siècle » selon Michel Rocard, présenta d’abord en 1987 au Capitole de Washington DC puis en 1988 à Strasbourg au Parlement européen. En vain. Le plan, « caduque », est abandonné en 1991 faute de réaction positive du PCC.

Mais n’était-ce pas se leurrer sachant que pour « les autocrates de Pékin » le Tibet est une « zone géostratégique, militaire et économique, cruciale » ? C’est qu’aussi Pékin a des ambitions territoriales qui dépassent le Tibet mais passe par lui, à savoir l’« occupation tout aussi illégale de l’Aksai Chin annexé en 1962 » et la « revendication Arunachal Pradesh » territoires de l’Union indienne. Il y a d’ailleurs eu guerre frontalière entre les deux grands voisins en 1962.

De plus, si l’on se fie aux arguments du PCC pour mettre la main sur le Tibet, le Népal et le Bhoutan « appartiendraient » donc à la Chine, relève à juste titre Claude B. Levenson. Alors se pose la question de savoir ce qu’a fait l’ONU. L’auteur y revient dans son chapitre très détaillé sur « L’épreuve du Tibet ». Le solde semble peu encourageant : « des résolutions sans lendemain ».

Dès le 7 novembre 1950, le Dalaï-Lama lance un Appel aux Nations unies, seul El Salvador répond. En 1959, le délégué philippin aux mêmes Nations unies s’exclame : « Il est clair qu’à la veille de l’invasion de 1950 le Tibet n’était assujetti à aucun pays étranger ». Qui l’a entendu ?

Pour Claude B. Levenson la chose est claire : « À l’épreuve du Tibet, l’ONU a failli à sa mission première de protection du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et a fait fi de la « défense du plus faible » comme de la « décolonisation ».

Peut-être peut-on y voir l’importance du droit de veto dont Pékin, depuis 1971, jouit au Conseil de sécurité en tant que membre permanent, et, auparavant, l’importance du soutien du grand frère soviétique. Mais, là, l’auteur ne revient pas sur les relations entre la Chine communiste et la défunte URSS toute puissante avant la chute du Mur de Berlin à la fin de 1989.

C’est encore que la Chine, elle nationaliste, fait partie des premiers fondateurs de l’ONU en 1944 à Washington DC aux côtés des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la Russie et de « vingt-six États en guerre contre les puissances l’Axe ».

De son côté, le Tibet vit isolé, replié sur lui-même, qui, même après sa déclaration d’indépendance par le XIIIe Dalaï-Lama en 1913, s’abstient de rejoindre la Société des nations, ancêtre des institutions onusiennes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Tibet, au lieu de s’engager avec les Alliés, préserve donc une neutralité qui sera jugée de mauvais aloi.

C’est que le nouveau Dalaï-Lama, l’actuel Tenzin Gyatso né en 1935 en Amdo, est encore dans les limbes, il n’a que 4 ans lors de la déclaration des hostilités, et le pays est gouverné par deux régents plus soucieux de leurs querelles internes que de rayonnement diplomatique externe. Le Tibet n’est donc pas dans les petits papiers du « Machin » comme disait de Gaulle pour désigner l’ONU.

Pour remonter dans l’Histoire, dès le XIXe siècle la politique britannique consiste à donner pratiquement à la Chine « un contrôle complet sur le Tibet, en soulignant que la Grande-Bretagne ne permettrait aucune interférence au Népal, au Bhoutan ni au Sikkim ». Or, et la Grande-Bretagne et la Chine font partie des membres fondateurs de l’ONU. Pas le Tibet. Et les vieilles ententes ont à n’en pas douter la vie dure. Surtout que la Russie, elle aussi membre fondateur onusien, tentait à la même époque d’étendre son influence sur le Toit du Monde.

On comprend dès lors que la question du Tibet soit si complexe pour la diplomatie internationale héritière de la colonisation, des guerres de l’opium et autres traités inégaux puis des fameux Accords de Yalta dont le Toit du Monde fit les frais comme tant d’autres. Claude B. Levenson n’aborde pourtant pas cet aspect des choses.

Mais, quoi qu’il en soit, pour le Tibet, les bonnes volontés, sur la scène internationale, n’ont pas par ailleurs manqué comme en 2000 avec la « Résolution du Parlement européen sur la possible reconnaissance du gouvernement tibétain en exil sous les trois ans ». Résolution qui, par malheur, est restée elle aussi lettre morte. En octobre 1991, George Bush père signe une résolution non contraignante du Congrès américain déclarant explicitement le Tibet « pays occupé selon les principes de la loi internationale, dont les représentants légitimes sont le Dalaï-Lama et le gouvernement en exil, reconnus par le peuple tibétain ». Une résolution elle encore sans suite ni effet.

Tôt, dès les années 1959-60, la Commission internationale des Juristes s’était indépendamment prononcée, puis, par la suite, le Tribunal permanent des Peuples. Les Nations unies ont donc « adopté en 1959, 1961 et 1965 des résolutions sans lendemain qui demandent au gouvernement chinois de respecter les libertés fondamentales et le droit à l’autodétermination du peuple tibétain ».

Et force est de constater que toutes les autres initiatives ont fait également chou blanc face à la dictature chinoise qui, « jamais » à l’image de toute « dictature ne s’embarrasse de scrupules pour prêcher le faux en le proclamant vrai », pour reprendre les justes termes de Claude B. Levenson.

Cette propension au « faux » proclamé « vrai » est on ne peut mieux illustrée par l’intronisation par Pékin d’un « faux » Pantchen Lama, deuxième plus haute autorité spirituelle au Tibet, après que le « vrai », Gendhun Choekyi Nyima, ait été « kidnappé par les autorités chinoises » avec toute sa famille. On ne les a jamais revus. Qui s’en émeut-il ? Ingrid Betancourt ? Par suite, Gendhun Choekyi Nyima a été présenté par les partisans du Tibet à travers le monde comme le plus jeune prisonnier politique de la planète.

Aujourd’hui, après que le nouveau Karmapa se soit fait la belle dans des conditions rocambolesques depuis son monastère Kargyu de Tsurpu près de Lhassa, les « autocrates de Pékin » vont jusqu’à désigner eux-mêmes les réincarnations des grands lamas. De quoi réveiller, si besoin en était, les aspirations des Tibétains à l’indépendance.

Or, peut-être faudrait-il reprocher à Claude B. Levenson d’avoir fait l’impasse sur le mouvement indépendantiste tibétain, organisé et structuré autour du Tibetan Youth Congress sis à Dharamsala en Inde, ainsi qu’à ses multiples initiatives pacifiques comme la publication de la revue Rangzen (Liberté) ou l’organisation de « marches » dont la première, lancée en 1994, fut, par malheur, étouffée dans l’œuf tout comme les suivantes.

Ce mouvement indépendantiste est réel et consistant parmi la diaspora et se réunit, bien entendu, sous l’emblème du drapeau national tibétain et du slogan « Rangzen » (Liberté), tout un programme. Et il est dommage que ce mouvement si vivace soit la plupart du temps passé sous silence, notamment dans la presse française, alors qu’il traduit, me semble-t-il, les exactes aspirations et revendications de la jeunesse tibétaine... de 7 à 77 ans !

Mais comme les correspondants de l’AFP et du quotidien Le Monde à New-Delhi me le rétorquèrent lorsque je les informai de l’initiative de la première « marche de retour au Tibet » ourdie courant 1994 depuis Dharamsala où je résidais : « Vous voulez changer le monde ?! »

Effectivement et merci pour l’info.

On comprend combien il est ardu aux partisans de l’indépendance tibétaine de se faire entendre, surtout que le Dalaï-Lama préfère à l’indépendance une « réelle l’autonomie » dont la réalité est la bête noire des « autocrates de Pékin » qui, dans ce dialogue de sourd propre à ceux qui ne veulent pas entendre, taxent le hiérarque tibétain de velléité d’indépendance et de « séparatisme ».

Pourtant, comme le souligne Claude B. Levenson avec force raison, la position dudit « hiérarque » ne pèche guère par manque de limpidité : « La question du Tibet est de nature essentiellement politique. C’est une question de domination coloniale : l’oppression du Tibet par la République populaire de Chine et la résistance du peuple tibétain ».

Dont acte.

Alors est-ce pour autant l’impasse ou le conflit armé ? Non. « Cette question », en effet, « ne trouvera de solution que par la négociation et, non pas, comme le désirerait la Chine, par la force, l’intimidation et le transfert de population ». Néanmoins au regard de Claude B. Levenson, prophétique : « Pour éviter la répression voire le bain de sang, la voie est particulièrement étroite » ; et l’on voudra bien en convenir à l’aune des récents événements qui ont endeuillé Lhassa et tout le « Grand Tibet ».

Quoi qu’il en soit, pour conclure, comme le remarque l’auteur « Reconnaître l’intégrité territoriale de l’État chinois ne signifie pas reconnaître la légitimité de l’invasion ni de l’occupation du Tibet ». C’est un point. Un autre point me paraît être l’initiative de ces « sympathisants espagnols » qui, selon Claude B. Levenson, « ont déposé une plainte en 2006 à l’Audience nationale de Madrid pour "génocide à l’encontre du peuple tibétain" contre plusieurs dirigeants chinois à la retraite. » Fait révolutionnaire s’il en fût, « En vertu de sa "compétence universelle", la justice espagnole a accepté d’ouvrir le dossier ». Bien vu.

Comme quoi, en dépit des aléas et des pressions comme de la coercition exercés par Pékin, des citoyens de ce monde désespérant ne désespèrent toujours pas de contribuer à ce que justice soit faite et que la vérité éclate.

En effet, pour rependre en conclusion finale les mots mêmes de l’auteur de ce Tibet : la question qui dérange : La vérité tibétaine - en quoi vaudrait-elle moins que celle d’un régime dictatorial et de surcroît colonisateur ?

Rangzen avec Libre Opinion. Claude B. Levenson, Tibet : la question qui dérange, Albin Michel, 2008.


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