Dans les Guyanes, le pétrole ne fait pas le bonheur…

par xavier dupret
mercredi 6 décembre 2023

En ces temps de volonté (du moins, affichée officiellement) de décarbonation de nos économies, personne, sous nos latitudes, n’imaginerait que de par le vaste monde, l’exploitation pétrolière continue à figurer parmi les axes stratégiques de développement du Sud. Et pourtant le pétrole reste un outil de financement du développement de certains pays. Attention, le Sud réel, pas celui fantasmé dans les plaidoyers des ONG du Nord parlant essentiellement aux peuples du…Nord. La nuance est évidemment importante.

C’est ainsi que des contrées comme le Guyana ou le Suriname, peu connus en Europe, sont devenues le terrain de jeu des multinationales du pétrole au cours de la dernière décennie. Mais avant tout, commençons, comme il se doit entre gens de bonne compagnie, par les présentations.

Un mot de géographie économique

Le plateau des Guyanes (nom tiré d’un mot de l’arawak, une langue amérindienne, désignant un arbre abondant dans la région, à savoir le gwayana) s’étire en Amérique du Sud, entre l’Orénoque, l’Amazone, le Rio Negro et l’océan Atlantique. D’un point de vue politique, cette zone est partagée entre plusieurs états. D’ouest en est, on citera la Colombie, le Venezuela, le Guyana, le Suriname, le département français de la Guyane et enfin, l’état brésilien de l’Amapá. Pour le surplus, on notera que le Guyana et le Suriname sont les deux seuls états indépendants d’Amérique du Sud dans lesquels on parle une langue germanique (à savoir l’anglais au Guyana et le néerlandais au Suriname).

 

Située en zone équato-tropicale, cette région du monde est couverte en très grande partie par la forêt tropicale (93% du Suriname, 70% du Guyana et 98% de la Guyane française[1]). Ce facteur environnemental explique un faible peuplement de la zone dans sa globalité. C’est ainsi que le département de la Guyane se caractérisait, en 2014, par une densité de population de 2,9 habitants par km², le Suriname 3,3 et l’Amapá brésilien 5,7[2]. Cependant, des données plus actuelles montrent une croissance de la population. En 2021, on comptait 3,93 habitants au km² au Suriname tandis que le Guyana avait vu la densité de sa population passer de 3,80 à 4,09 habitants au km², soit une progression de l’ordre de 7,63% en une petite dizaine d’années[3]. Pour le département de la Guyane, on observe une hausse plus marquée encore puisqu’en 2020, la densité de la population du plus vaste département français (83.000 km², soit une étendue supérieure à celle du Benelux) correspondait à 3,4 habitants pas km². Entre 2014 et 2020, cette variable a donc progressé de 17,24% pour ce département d’outre-mer[4].

Ces tendances ne doivent pas cependant occulter deux faits fondamentaux. On n’hésitera, en effet, pas à rappeler qu’en dépit de l’augmentation signalée auparavant, ces chiffres restent particulièrement faibles, ce qui a pour conséquence de ne pas permettre, faute de main d’œuvre en suffisance, une exploitation optimale des richesses nationales dans la mesure où les populations du plateau guyanais sont, pour l’essentiel, massées sur le littoral des pays concernés. En ce qui concerne, par exemple, le Suriname, il est établi qu’environ 87% de sa population (qui s’élevait, au total, à 612.000 habitants) vit le long de la plaine côtière longue de 386 km (dont 67% pour la seule capitale, Paramaribo) [5]. Pour ce qui est du Guyana, 90% de ses 800.000 habitants vivent dans l'étroite plaine côtière, qui ne représente que 10% de la superficie du pays[6].

Pour caractériser les Guyanes d’un point de vue socioéconomique, on n’oubliera pas non plus de mentionner l’hyperspécialisation des pays de la région dans les matières premières. Pour prendre la pleine mesure du phénomène, on mentionnera, par exemple, que les exportations de pétrole du Guyana représentaient à elles seules environ 88 % des exportations totales en 2022. Hors pétrole, le sucre, l'or, la bauxite, les crevettes, le bois et le riz représentent près de 90% des exportations non pétrolières du pays[7]. Pour réduire la dépendance à l’égard du secteur pétrolier et, par conséquent, la vulnérabilité aux chocs externes de prix, des réformes structurelles s’avéreront cruciales à l’avenir afin de diversifier l’économie du pays et ainsi garantir une croissance durable.

Le cas du Suriname est similaire. En 2021, les exportations d’or représentaient 80% des recettes d’exportation du pays. A la même époque, on pouvait observer que les productions industrielles (en ce compris, les activités de raffinage du pétrole) ne représentaient que 6% des exportations du pays[8]. Alors que le pétrole du Guyana est exploité depuis 2015 par la firme Exxon Mobil (Etats-Unis) et pourrait repositionner ce petit pays méconnu dans le top 6 des grands producteurs mondiaux, les choses sont allées plus lentement au Suriname voisin. En effet, c’est seulement en septembre de cette année que Total, après des années de prospection sur le terrain et sans doute de négociations plus ou moins discrètes avec les pouvoirs publics, a annoncé que les grandes manœuvres pétrolières pourraient commencer au Suriname.

Le pétrole, une bénédiction ?

Pour ce pays, la nouvelle semble, pour l’heure, faire figure de manne venue du ciel. Le Suriname verra, en effet, pour la première fois de son histoire des forages pétroliers offshore dans ses eaux territoriales. Les chiffres peuvent donner le tournis. Et pour cause, la société française TotalEnergies a annoncé mercredi un projet de 9 milliards de dollars, soit près de trois fois le montant du PIB surinamais en 2021[9]. La décision définitive d’investissement tombera à la fin de l’année prochaine et si tout va bien, l’exploitation pourra commencer en 2028[10].

La presse mainstream, dont l’unanimisme n’a d’égal que la superficialité en matière d’analyse économique, mise sur le fait que l’exploitation du pétrole sera, à l’avenir, de nature à stimuler l'économie d’un pays en proie à de graves difficultés économiques qui ont, d’ailleurs, motivé l’application de mesures d’austérité imposées par le Fonds monétaire international (Fmi). L’histoire récente du Guyana voisin n’autorise pas à tant d’optimisme. Avant de poursuivre cet exercice de comparaison, on prendra soin de poser un constat particulièrement troublant. Si l’on intègre l’économie parallèle dans le PIB du Suriname, on peut estimer que le secteur informel représente 30% de la richesse officiellement produite chaque année[11]. Il s’agit là d’un milliard de dollars par an.

Or, les bénéfices attendus de l’exploitation pétrolière au Suriname seraient de l’ordre de 20 milliards de dollars pendant 20 ans, soit un milliard par an[12]. Il s’agit là d’un montant absolument comparable à l’apport du secteur informel. Le développement de ce dernier n’a, depuis des décennies, pas spécialement permis au Suriname de rompre avec la pauvreté. Cette dernière concernerait la moitié des habitants du pays. On observe, d’ailleurs, qu’en dépit d’une croissance à deux chiffres grâce l’essor du secteur pétrolier, le taux de pauvreté au Guyana se maintenait au niveau de 48,4% en 2019[13]. Certes, il est légitime de rétorquer que le secteur informel englobe, en partie, des activités illégales et que le revenu assuré par ces dernières n’est pas intégralement réinvesti au Suriname alors que l’exploitation des ressources pétrolières du pays, au contraire, se caractériserait par un important effet d’impulsion pour l’économie nationale, du secteur financier aux hôtels en passant par la construction. Ce discours tenu par les autorités du pays repose sur une part de vérité. Contrairement à l’économie informelle, le secteur pétrolier va, en effet, se caractériser par une centralisation de l’investissement sur le territoire national.

De ce fait, on peut raisonnablement attendre de son expansion au Suriname une amélioration des conditions de vie de la population. Les données présentées par le Guyana corroborent, d’ailleurs, ce point de vue puisque le taux de pauvreté y a baissé de 12,5 points de pourcentage entre 2006 et 2019. Pour autant, on ne considérera pas que l’avenir du Suriname ne sera plus, grâce au pétrole, que luxe, calme et volupté. Pour s’en convaincre, on scrutera précisément l’état de l’économie du Guyana. Sans exagérer, on peut estimer que le Guyana constitue le futur du Suriname du moins si ce dernier adopte les politiques macroéconomiques clairement orthodoxe, du Guyana.

 

Les leçons du Guyana

Il y 8 ans, l’exploitation pétrolière des ressources du Guyana démarrait. Dès cette époque, les pronostics allaient bon train pour prédire une prospérité généralisée pour le pays. Il est vrai qu’en 2015, alors qu’Exxon débarquait au Guyana, le produit intérieur brut par habitant et par an y tournait autour des 11.000 dollars. Cette année, le FMI prévoit que ce montant dépassera les 60.000 dollars. D’un point de vue plus macro, l’économie du Guyana connaît une croissance soutenue du fait des plans de modernisation du gouvernement mais surtout l’expansion sans précédent du secteur pétrolier. Après une croissance record du PIB réel en 2022 de 62,3 %, la plus élevée au monde, ce dernier devrait continuer de croître extrêmement rapidement en 2023 (38%)[14].

 

Faut-il, pour autant, sortir les trompettes thébaines ? Certainement pas. Tout d’abord, on observera que la réduction du taux de pauvreté commence à marquer le pas. Entre 2019 et 2022, il n’a que très faiblement baissé, en passant de 48,4 à 48,2%. Certes, la crise de la Covid est passée par là mais l’expérience antérieure de l’industrie minière guyanaise permettent de souligner d’entrée de jeu les menaces que la croissance tirée par les ressources fait peser sur la création d'emplois et la compétitivité des secteurs hors matières premières. L’histoire économique du Sud prouve à suffisance qu’une dépendance excessive aux exportations de pétrole reste in fine associée à une lente création d’emplois et à des taux de pauvreté élevés. De plus, on note une tendance suite aux importantes vagues d’investissement dans le secteur extractif, très intensif en capital, une tendance à l’appréciation du taux de change, laquelle présente des effets négatifs sur la productivité des facteurs de production et partant, la dynamique de création d’emplois. C’est ainsi qu’entre 2006 et 2017, l’industrie minière du Guyana s’est développée rapidement, mais au lieu d’une création d’emplois soutenue, le pays a davantage expérimenté une évolution de l’emploi intersectorielle.

 

C’est ainsi que l'emploi dans le secteur public s'est développé mais la prestation de services est restée médiocre. L'agriculture a continué à absorber de la main d’œuvre excédentaire, mais à de très bas salaires, tandis que l'emploi industriel s'est contracté en raison des effets de l’appréciation du taux de change qui a diminué la compétitivité sur les marchés internationaux des exportations de produits transformés localement. Ces années de croissance sans emploi ont exercé un effet tout relatif sur la réduction de la pauvreté mais ont surtout bloqué les progrès de l'économie guyanaise. On se bornera à constater que ce bilan critique a été reproduit récemment par le Fmi, soit un organe assez peu soupçonnable de visées radicales et/ou subversives[15].

 

Le phénomène dont il est question plus haut, à savoir une appréciation du taux de change entraînant une perte de compétitivité de l’économie nationale et, partant, une faiblesse dans la création d’emplois, correspond à un type particulier de contrainte qualifiée dans la littérature de maladie hollandaise (dutch disease). Elle doit son nom à l’épisode qu’a traversé l’économie hollandaise dans les années 1950 après la découverte des vastes champs gaziers dans la région de Groningen. L’expression fut popularisée dans les années 1970 par le magazine économique londonien « The Economist »[16]. Le mécanisme de la maladie hollandaise correspondait au fait qu’à cause de l’augmentation des flux de revenus imputable à la croissance des revenus d’exportation de gaz, le florin s’était apprécié par rapport au dollar. Cela a eu pour conséquence, entre autres choses, que les autres exportations néerlandaises sont devenues comparativement plus chères pour les autres pays tandis que les importations sont devenues meilleur marché, ce qui a rendu ces secteurs moins compétitifs.

 

En termes explicatifs, le mécanisme sous-jacent à ce type d’évolution est le suivant. Tandis que les revenus augmentent dans un secteur dont la production est en croissance, la monnaie d’une économie donnée s'apprécie. Cela a alors pour conséquence que les autres exportations du pays deviennent plus coûteuses à l'achat pour les autres pays, tandis que les importations deviennent moins chères, ce qui rend ces secteurs moins compétitifs. Bien qu'il fasse le plus souvent référence à la découverte de ressources naturelles, la problématique de la maladie hollandaise renvoie également à « tout développement qui entraîne un afflux important de devises étrangères, y compris une forte hausse des prix des ressources naturelles, une aide étrangère et/ou un investissement direct étranger »[17].

 

Certains économistes particulièrement orthodoxes affirment que le syndrome hollandais ne constitue pas dans le fond une mauvaise chose. Selon eux, les économies doivent simplement se concentrer sur ce qu’elles produisent le plus efficacement. La remarque peut sembler, à première vue, fondée. Il faut toujours se méfier des apparences. Les prix des matières premières sont, en effet, particulièrement fluctuants, ce qui implique que la plupart des économies exportatrices de ce type de biens ont besoin d’industries de soutien car lorsque les matières premières seront épuisées, il ne restera plus grand-chose pour soutenir les pays en question. Il suffit de regarder l’état actuel de Nauru, une île du Pacifique qui dépendait autrefois presque du phosphate, un ingrédient d’engrais recherché, et qui depuis l’épuisement définitif de son secteur extractif, est en grande difficulté. Voilà pourquoi si les pays bien dotés en matières premières n’utilisent pas leurs réserves à des fins de diversification de leurs économies ou ne parviennent à faire baisser leur taux de change réel, les symptômes de la maladie hollandaise peuvent s’avérer particulièrement difficiles à gérer[18]. La chose est d’autant plus vraie que l’économie surinamaise est structurellement beaucoup plus fragile que celle du Guyana.

Spécificités surinamaises

En effet, l’histoire du Suriname, dont l’indépendance a été proclamée tardivement (1975), n’a pas été des plus paisibles. Après un coup d’état militaire qui a éclaté en 1980, le pays est entré dans une phase d’instabilité profonde. C’est ainsi qu’une guerre civile y a sévi de 1986 à 1992. Depuis une trentaine d’années, le pays connaît une stabilisation relative sur le plan institutionnel. En revanche, le cadre macroéconomique du pays n’a pas été marqué par une amélioration comparable[19].

C’est ainsi que le gouvernement surinamien a été contraint d’entrer en défaut de paiement en 2021[20] et aussi, par voie de conséquence, de restructurer sa dette extérieure. Un accord de principe avec les investisseurs occidentaux a été conclu en mai de cette année après trois ans d’âpres négociations. Selon les termes du deal conclu, un volume de 675 millions de dollars a été restructuré avec un groupe important d’investisseurs. Ces derniers ont accepté des pertes de 25% sur cette partie de leurs actifs. En échange, ils ont reçu de nouvelles obligations en dollars et la garantie de recevoir un supplément de revenu dans la mesure où les découvertes de pétrole au large des côtes du pays permettront, comme nous l’avons vu, au gouvernement surinamais de bénéficier de rentrées de liquidités.

Dans le cadre de la restructuration, le Suriname émettra également pour 650 milliards de dollars de nouveaux billets à 10 ans avec un taux d'intérêt de 7,95 %. En 2024 et 2025, les intérêts seront payés en espèces au taux de 4,95%. L’instrument de récupération résultant de l’octroi de revenus pétroliers aux créanciers privés entrera en fonctionnement une fois que le gouvernement aura reçu une première tranche de 100 millions de dollars de redevances pétrolières. Une fois ce seuil de revenus atteint, le gouvernement allouera 30% des redevances annuelles aux créanciers ayant accepté les termes de la restructuration.

L'accord était conditionné à ce que le Suriname parvienne à un accord avec le Fmi d'ici le 15 juin. Les tractations avec le Fonds avaient échoué l'année dernière alors que ce dernier n’avait pas été en mesure de définir un cadre macroéconomique de référence d’un commun accord avec les autorités surinamiennes. Depuis, les relations se sont améliorées. C’est ainsi qu’en juin de cette année, le Conseil d'administration du Fmi a achevé aujourd'hui le deuxième passage en revue du fonds de financement élargi d’une durée de 36 mois en faveur du Suriname, permettant, au passage, un décaissement immédiat d’environ 53 millions de dollars, dont la moitié destinée à l'appui budgétaire du pays[21]. Il est vrai que le gouvernement surinamais n’avait guère le choix. La situation du pays ne lui permettait guère de bouder le Fmi puisque c’est ce dernier qui tient à bout de bras le financement de l’Etat surinamais depuis décembre 2021, date à laquelle le Fonds lui a accordé un prêt de 688 millions de dollars. Depuis, et c’est un classique bien connu en finances internationales, le gouvernement surinamais est sommé par le Fonds d’appliquer des mesures de compression budgétaire afin d’être en mesure de rembourser son prêteur en dernier ressort. Pour mémoire, un prêteur en dernier ressort désigne une organisation à laquelle il est loisible de faire appel pour obtenir des fonds en situation d’urgence. C’est le rôle du FMI depuis l’adoption des accords de Bretton Woods de 1944.

Le rapprochement avec le Fonds n’a pas manqué d’influer sur le cadre de gouvernance du pays. C’est ainsi qu’en avril de cette année, le président Chan Santokhi a ratifié la loi accordant l’indépendance à la banque centrale. Cette nouvelle réglementation, une première dans l’histoire du pays, avait été adoptée par l'Assemblée nationale en juin 2022, après que le Suriname se soit engagé à mettre en œuvre cette réforme dans le cadre du programme d’aide du Fonds monétaire international accordé en décembre 2021[22]. Cette présence renforcée du FMI constitue une donnée avec laquelle devront composer les gouvernements à venir au Suriname, quelles que soient, par ailleurs, leurs orientations idéologiques. Jusqu’à présent, aucun pays ne s’est déclaré en défaut de paiement au détriment du Fmi et cela n’est pas prêt d’arriver, y compris au Suriname car cela signifierait une coupure d’avec le reste de la planète sur le plan financier. En effet, qui prêterait de l’argent, même à très court terme et moyennant de très gros taux d’intérêt, à un pays qui est en délicatesse avec le Fmi ?

Pour se convaincre de la position fragile du Suriname, il est important de passer en revue certains chiffres. La dette extérieure (c’est-à-dire la dette libellée en dettes étrangères et dépendant, en cas de défaut, de juridictions étrangères) du Suriname représentait 82,80% du PIB en 2021, soit 2,477 milliards de dollars. Sur ce total, 675 millions ont été restructuré à raison de 25%, c’est-à-dire 168,75 milliards de dollars. Bref, le stock total de dettes extérieures du Suriname est de 2,309 milliards de dollars depuis l’accord intervenu avec les créanciers et le FMI[23].

On peut toujours estimer que la croissance qu’induira l’exploitation pétrolière sur le PIB permettra de faire fondre le ratio dette extérieure/PIB. C’est en partie vrai mais rien n’indique pour autant que les conditions de vie des surinamais et partant, la stabilité politique du pays s’en trouveront substantiellement améliorés. En effet, on a pu vérifier que le stock de dettes du pays reste important. Certes, il sera financé par les revenus de l’exploitation des ressources pétrolières du pays mais une partie conséquente des rentrées pétrolières (jusqu’à 300 millions de dollars par an) sera ponctionnée par les créanciers restructurés. Le service de la dette extérieure du Suriname continuera donc à être un problème majeur dans les années à venir. A ceci, il faut ajouter les remboursements liés au plan de facilités du FMI pour un capital de 688 millions de dollars.

Sachant que l’industrie pétrolière, comme partout ailleurs dans le monde, ne sera guère créatrice d’emplois au Suriname, on peut déjà anticiper qu’en dépit de la croissance attendue, la manne de l’or noir profitera fort peu à la population surinamaise, et cela sans même mentionner l’importance des passifs financiers à charge du gouvernement. Pour mieux prendre en compte les impasses dans lesquelles se trouve le pays pour un bon bout de temps encore, il convient également de scruter le niveau de l’inflation qui est important au Suriname, comme le prouve le graphique qui suit.

En 2019, l’économie surinamaise connaissait un taux d’inflation de 4,9%. Depuis l’épisode Covid et le grand retour de l’inflation qui a frappé le monde, les chiffres se sont profondément dégradés pour cette donnée.

Taux d’inflation annuelle au Suriname depuis 2014

Source : Centrale Bank van Suriname, 11 octobre 2023.

En 2019, le Suriname connaissait un taux d’inflation de 4,9%. Depuis l’épisode Covid et le grand retour de l’inflation qui a, depuis, heurté de plein fouet l’économie mondiale, les chiffres se sont profondément dégradés du point de vue de l’augmentation du niveau général des prix. En 2020, l’inflation avoisinait les 35%. Un an plus tard, elle dépassait les 59%. L’année dernière, elle restait élevée en atteignant les 52,5%. En août de cette année, elle dépassait les 53% en base annuelle et était en réalité stimulée par l’introduction d’une TVA au Suriname sous la pression du FMI[24]. Cela signifie qu’à la fin de cette année, l’inflation au Suriname sera proche des 54%. Il s’agit là d’un paradoxe surinamais. Alors que l’inflation globale mondiale devrait baisser de 8,7% en 2022 à 6,8% en 2023[25], elle restera constante au Suriname. On n’atténuera pas spécialement la sévérité du constat en ne comparant le Suriname qu’avec les seuls pays en développement. En effet, le taux moyen d’inflation au Sud de la planète va, durant cette même période, passer de 9,8% à 8,5%[26].

Dans ces conditions, on a peine à croire que l’inflation surinamaise descendra en-dessous de la barre des 31% l’année prochaine, comme l’avancent pourtant les prédictions de la Banque centrale. Et quand bien même ce serait le cas, avec un tel chiffre (très supérieur aux 7,8% attendus par le FMI pour les pays émergents en 2024), le syndrome du frigo vide continuera, hélas, à frapper de très nombreux foyers au Suriname. Un grand nombre d’entre eux subissent une véritable crise du pouvoir d’achat correspondant à une chute libre de la devise nationale, le dollar surinamais face au dollar et à l’euro.

Le dollar surinamais a, en effet, perdu 81% de sa valeur face à l’euro en sept ans. En juin 2016, la devise nationale du Suriname valait 0,13 euros contre 0,025 euros à la mi-octobre de cette année sur le marché officiel. L’essentiel de la dépréciation s’est produit en août 2020 alors que la crise Covid faisait rage. En août 2020, un dollar du Suriname valait 0,12 euros sur le marché officiel. A la fin décembre 2020, ce même dollar s’échangeait contre 0,058 euros. On constate la même dynamique face au billet vert. A la fin de l’été boréal 2020, un dollar du Suriname valait 0,14 dollars américains puis 0,071 en décembre 2020 et enfin, 0,026 à la mi-octobre 2023. Au total, on a affaire à une dépréciation de l’ordre de 81,5%.

D’un point de vue causal, le diagnostic au sujet de l’inflation au Suriname peut s’appréhender comme suit. Les ennuis ont commencé à partir de la crise Covid en 2020. A cette époque, le déficit budgétaire du pays se creuse rapidement et finit par atteindre les 12 % du PIB. La dette publique a augmenté régulièrement au cours des neuf premiers mois de l'année. En septembre, en raison de la diminution des réserves officielles et donc de la disponibilité limitée de devises étrangères, le dollar du Suriname a été fortement dévalué.

Cela a conduit à une poussée de l'inflation importée et à une forte hausse du ratio dette/PIB, qui s’élevait à 145,1% du PIB à la fin de l’année. Ces mauvais chiffres s’expliquent par une fragilité structurelle de l’économie surinamaise, à savoir une faiblesse des réserves de change. Pour apprécier le caractère suffisant ou non des réserves de change, il faut tenir compte de plusieurs facteurs. Nous les passerons en revue dans le tableau qui suit.

 

Tableau d’évaluation des réserves de change au Suriname

Variable

Indicateur

Taux de couverture des importations[27]

3 mois

Ratio des réserves de change rapportées à la dette extérieure à court terme[28]

100%

Ratio des réserves de change rapportées à la dette extérieure totale[29]

40%

Le ratio des réserves de change rapportées à la monnaie et à la quasi-monnaie (M2)[30]

Entre 10% et 20% pour les pays appliquant ayant opté pour un régime de taux de change fixe

Entre 5 % et 10 % en revanche pour les pays ayant adopté un régime de taux de change flexible (c’est le cas du Suriname)

 

Appliquée au cas du Suriname, cette grille d’évaluation permet de calculer les indices suivants.

 

Le point sur les réserves de change du Suriname

 

Variable

Indicateur de performance plancher

Valeur pour le Suriname

Appréciation qualitative des données (négatif ou positif)

Taux de couverture des importations

3-mois

4,6 mois

Légèrement positif

Ratio des réserves de change rapportées à la dette extérieure à court terme

100%

700%

Très positif.
Les dernières données remontent à 2020 et montrent surtout que le Suriname, vu le faible développement de ses marchés financiers, ne dispose pas d’un important volume de dettes à court terme.

Ratio des réserves de change rapportées à la dette extérieure totale

40%

21%

Très insuffisant (et ce, en dépit d’un accord avec les créanciers)

Le ratio des réserves de change rapportées à la monnaie et à la quasi-monnaie (M2)

Entre 10% et 20% pour les pays appliquant ayant opté pour un régime de taux de change fixe

Entre 5% et 10% en revanche pour les pays ayant adopté un régime de taux de change flexible (c’est le cas du Suriname)

40%

Très positif.
Mais comme l’essentiel des transactions pour des biens d’accumulation s’effectue en devises étrangères dans les circuits parallèles de l’économie informelle, cette donnée signale que le dollar surinamais n’est pas prisé par la population.

Sources : Centrale bank van Suriname, monetary policy (https://www.cbvs.sr/en/86-macroeconomics/monetary-policy) et external debt statitiscs (https://www.cbvs.sr/en/external-debt-statistics-en), date de consultation : 19 octobre 2023. IMF, IMF Country Report No. 23/232 (Suriname), juin 2023, p.32. Date de consultation : 17 octobre 2023 (calculs propres).

En tout état de cause, et malgré l’apport des revenus pétroliers escomptés, le Suriname restera une économie fragilisée par un haut taux d’endettement extérieur dans les années à venir. Une récente évaluation du FMI permet de l’établir.

Source : IMF, IMF Country Report No. 23/232 (Suriname), juin 2023, p.32. Date de consultation : 17 octobre 2023 (calculs propres).

Si de 2024 à 2028, il semble acquis que le ratio « réserves de change/dette extérieure » va progresser en passant de 20,7% en 2024 à 22% en 2028, il n’en reste pas moins qu’il sera toujours situé en dessous de la barre des 40%. Pour autant, on ne rejettera pas, en dépit de cette faiblesse structurelle, l’hypothèse d’un épisode de maladie hollandaise au Suriname. La population, après des années d’inflation limitant fortement ses possibilités de consommation, souhaitera très certainement retrouver une partie du pouvoir d’achat perdu.

On pourrait alors voir émerger un cocktail détonnant de fort endettement structurel et de détérioration des structures productives du pays. En l’absence d’un matelas de liquidités permettant de stimuler la diversification productive du pays, l’avenir du Suriname ne sera sans doute pas aussi radieux que ce raconte le gouvernement du pays.

 

[1] Le Point, Déforestation en Amazonie : la Guyane surtout menacée par l'orpaillage, édition mise en ligne le 30 août 2019.

[2] Zouari, Ilyes. « La Guyane, une mosaïque de populations » in Population & Avenir, vol. 725, n° 5, 2015, pp. 15-17.

[3] Perspective Monde, outil pédagogique en ligne de l’École de politique appliquée, Faculté des lettres et sciences humaines, Université de Sherbrooke, Québec, Canada. Densité de population (Suriname et Guyana), Url : https://perspective.usherbrooke.ca/. Date de consultation : 10 octobre 2023. Calculs propres.

[4] INSEE, comparateur de territoires, Département de la Guyane (973). Url : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1405599?geo=DEP-973. Date de consultation : 10 octobre.

[5] Banque mondiale, Suriname overview. Url : https://www.worldbank.org/en/country/suriname/overview. Date de consultation : 6 octobre 2023.

[6] Banque mondiale, Guyana overview. Url : https://www.worldbank.org/en/country/guyana/overview. Date de consultation : 8 octobre 2023.

[7] Ibid.

[8] The Observatory of Economic Complexity (OEC), Suriname, Url : https://oec.world/en/profile/country/sur?yearlyTradeFlowSelector=flow1. Date de consultation : 11 septembre 2023.

[9] Associated Press News, Suriname prepares for its first offshore oil project that is expected to ease deep poverty, 2 septembre 2023, Url : https://apnews.com/article/suriname-offshore-oil-drilling-totalenergies-5bac80ac61b6649d4bf3b0297202e239. Date de consultation : 9 octobre 2023.

[10] Les Echos, Suriname-TotalEnergies annonce un projet pétrolier de 200.000 b/j, édition du 13 septembre 2023.

[11] Coface (Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur), Suriname, octobre 2023. Url : https://www.coface.com/Economic-Studies-and-Country-Risks/Suriname. Date de consultation : 11 octobre 2023.

[12] L’Opinion, Suriname : TotalEnergies annonce un projet pétrolier de 9 milliards de dollars, édition du 14 septembre 2023.

[13] Banque mondiale, Guyana, overview. Url : https://www.worldbank.org/en/country/guyana/overview. Date de consultation : 8 octobre 2023.

[14] FMI, Guyana Staff Concluding Statement of the 2023 Article IV Mission, 11 septembre 2023.

[15] Ibid.

[16] "The Dutch Disease" in The Economist, 26 novembre 1977, pp. 82–83.

[17] Ebrahim-Zadeh, Christine, "Back to Basics. Dutch Disease : Too much wealth managed unwisely" in Finance&Development, March 2003, Volume 40, Number 1

[18] The Economist, What Dutch disease is, and why it's bad, 5 novembre 2014.

[19] Buddingh, Hans, De geschiedenis van Suriname, Ed. Uitgeverij Nieuw Amsterdam, Amsterdam, 2012.

[20] Bloomberg, Suriname Defaults as Time Runs Out for Third Debt Payment Delay, 2 avril 2021. Url : https://www.bloomberg.com/news/articles/2021-04-01/suriname-defaults-as-time-runs-out-for-third-debt-payment-delay?srnd=premium&leadSource=uverify%20wall. Date de consultation : 16 octobre 2023.

[21] NRC Handelsblad, édition du 23 décembre 2021.

[22] Central Banking, Suriname president signs central bank independence law, article by Margulies, Ben, édition mise en ligne du 21 avril 2023, Url :https://www.centralbanking.com/central-banks/governance/7958549/suriname-president-signs-central-bank-independence-law. Date de consultation : 16 octobre 2023.

[23] Bloomberg, op.cit, calculs propres.

[24] Gernez, Eric, Suriname : une inflation à 53%, France-Guyane, édition du vendredi 6 octobre au jeudi 12 octobre 2023.

[25] IMF, World Economic Outlook Update, Near-Term Resilience, Persistent Challenges, July 2023.

[26] IMF, Inflation rate, average consumer prices, Annual percent change (map 2023), Url : https://www.imf.org/external/datamapper/PCPIPCH@WEO/OEMDC/ADVEC. Date de consultation : 16 octobre 2023.

[27] Triffin, Robert, « National Central Banking and the International Economy » in Review of Economic Studies, Oxford University Press, vol. 14(2), pages 53-75, 1947.

[28] Greenspan, Alan, Currency reserves and debt, World Bank Conference on Recent Trends in Reserves Management, Washington, D.C. April 29, 1999. Url : https://www.federalreserve.gov/boarddocs/speeches/1999/19990429.htm. Date de consultation : 19 octobre 2023.

[29] Brown, Weir Messick, « The External Liquidity of an Advanced Country » in International Finance, n°14, Princeton University, 1964.

[30] Machlup, Fritz, « The Need for Monetary Reserves », BNL Quarterly Review, No. 78, pp.175-222, 1966.


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