Touche pas à Hanouna ?

par Sylvain Rakotoarison
samedi 9 décembre 2023

« Sur son plateau défilent chaque soir anonymes, artistes et hommes politiques, dans l’espoir d’atteindre cette fameuse "France d’en bas" que l’animateur est censé fédérer. » (Extrait de la présentation de l'émission "Complément d'enquête" du 30 novembre 2023).

Je reviens sur l'émission "Complément d'enquête" diffusée le jeudi 30 novembre 2023 sur France 2. Son sujet : Cyril Hanouna, l'animateur vedette de la chaîne C8 avec son émission culte "Touche pas à mon poste".

Dans le petit texte de présentation, cela commence fort : « C’est un record dont Cyril Hanouna se passerait bien. 7,5 millions d’euros d’amendes. Insultes, canular homophobe, publicité clandestine : en 13 ans d’existence, son émission "Touche Pas à mon Poste" a reçu 29 sanctions et rappels à l’ordre de l’ARCOM (ex-CSA), du jamais vu. Des amendes toutes réglées sans broncher par C8. ».

L'autre record, c'est l'audience de l'émission, plus de 3 millions de téléspectateurs, après une très forte promotion les jours d'avant. L'idée n'est pas nouvelle : cela fait plusieurs années que les chaînes et stations Bolloré (télévision et radio) combattent les chaînes et stations du service public. Ce magazine paraît donc comme une réplique aux incessants dénigrements, justifiés ou pas, du groupe Bolloré.

Je n'irai pas trop dans le détail car malgré les annonces sensationnelles, pas grand-chose de vraiment nouveau a été exposé. Qu'un animateur célèbre soit très largement rémunéré, ce n'est pas nouveau. Qu'il soit aussi un tyran avec ses équipes, ce n'est pas nouveau, le niveau d'exigence est proportionnel aux montants des publicités que l'émission engendre. Le stress dépend de l'enjeu. Qu'il y a du harcèlement, du stress, des insultes, rien de nouveau non plus dans des services survoltés (cela arrive souvent dans les entreprises).

Alors, certes, c'est édifiant, mais c'est présenté comme si Cyril Hanouna était Vladimir Poutine. En l'attaquant autant (de manière certainement justifiée), leurs auteurs ne font que le valoriser. Cela le confirme qu'il est le roi, puisqu'il y a des fous du roi.

Il y a une trentaine d'années déjà, j'avais organisé un voyage à l'Assemblée et au Sénat (j'étais alors en province). Il fallait remplir tout le car pour financer les deux fois 600 kilomètres à parcourir, mais écouter les parlementaires, cela n'attirait pas beaucoup (même les étudiants en sciences politiques !). Alors, j'ai rajouté dans le package un passage dans une émission télévisée connue (jeu, talk show, etc.), si possible en direct, et compatible avec nos horaires (début de soirée). J'ai alors couru plusieurs lièvres à la fois. J'étais un bon client parce que j'arrivais avec une quarantaine de spectateurs d'un coup, c'était très intéressant pour un animateur qui veut, tous les jours, son studio rempli de spectateurs applaudissant voire bêlant.

Je ne citerai pas l'émission, mais comme j'ai reçu la réponse positive d'une autre émission que je préférais, j'ai finalement abandonné la venue dans la première. À quelques jours de l'émission (qui était pourtant quotidienne), quand j'ai annoncé cela à l'assistante, j'ai bien compris, à entendre sa voix, que j'avais au téléphone une future demandeuse d'emploi qui était paniquée à l'idée d'annoncer la mauvaise nouvelle à son chef, un célèbre animateur donc, aussi tyrannique que ce que décrit l'émission pour Cyril Hanouna. Ce climat de terreur est très regrettable mais je pense que la course à l'audience, cela tous les jours, crée du stress qui met le chef dans une sorte de système tyrannique basé sur la peur et le chantage.

Au lieu de vouloir casser un animateur particulier (pour les raisons de la rivalité évoquée plus haut), il aurait été plus judicieux pour l'émission de s'intéresser au mécanisme de gestion des ressources humaines dans ce type d'émission télévisée à grande audience. Et peut-être d'y faire des propositions pour rendre plus confortable le travail de collaborateurs (être collaborateur d'un ministre ou d'un futur candidat à l'élection présidentielle doit être aussi difficile humainement que travailler pour Hanouna ; tout le petit monde politique connaissait les colères noires de Philippe Séguin qui vous jetait des cendriers en verre quand il n'était pas content, et il n'était pas le seul à faire des colères).

Car finalement, "Touche pas à mon poste", qui a commencé avec Cyril Hanouna au sein de la télévision publique, diffusée sur France 4 de 2010 à 2012, rappelons-le, est une émission très classique dans la télévision française depuis une vingtaine d'années. Un talk show classique, avec un animateur vedette, sorte de grand manitou (ou gourou), bordé d'une série de chroniqueurs dont le choix et le ciblage font le beurre de l'émission. Laurent Ruquier, avec "On a tout essayé" et "On n'est pas couché" sur France 2, était un peu dans le même trip télévisuel.

Comment Cyril Hanouna a-t-il pu prendre autant d'importance chaque soir ? Sans doute que la course à l'audience l'a rendu très efficace dans le choix des thèmes (les plus racoleurs possible), le choix des invités aussi. L'idée de faire venir des représentants de la France du bas a beaucoup plu. Enfin, la provocation, la transgression, il n'y a rien de mieux qui marche, car cela donne un véritable spectacle. Même la dérision qu'use l'animateur contre ses chroniqueurs, presque l'humiliation qu'il leur fait subir, font partie du show.

Le "sémioticien" Jean-Maxence Granier, agrégé de lettres et expert en médias, a analysé dans un article publié en février 2014 le phénomène Hanouna : « La mise en scène de l’entre-soi, l’effet de bande, l’empathie relationnelle ("Mes chéris", comme Cyril Hanouna appelle ses camarades de jeux ou les téléspectateurs), le rythme échevelé, la prime au direct, la promesse de coulisses et d’imprévus, la polémique obligatoire et le rire égalisateur transforment ce qui se donne au départ comme le tribunal correctionnel de la télévision en temple des ressorts de la télévisualité d’aujourd’hui, poussée à ses limites par la concurrence du web et donc condamnée à créer sans cesse la vague même des (micro-)événements qui la portent. » (Revue "Esprit").

Ce n'est donc pas étonnant de savoir que les réponses autant que les questions sont savamment téléguidées, que rien n'est juste ni spontané dans ce jeu de morpions et que tout n'est qu'interprétation de rôles. On est loin du journalisme. On est plutôt dans le café du commerce, et encore, c'est un bien grand mot, plutôt le bistrot du coin, quand il est encore ouvert, avec quelques bières en trop si ce n'est du pastis en trop.



Justement, ce n'est pas du journalisme, c'est du commentaire de commentaires. Les réseaux sociaux sur Internet, les sites participatifs, ne sont pas non plus autre chose que du commentaire de commentaires. Ça marche bien car ça ressemble justement aux téléspectateurs. On s'invective, on s'engueule, on se réconcilie, bref, on vit, on est loin des éléments de langage de personnalités robotisées qui n'ont plus rien à fournir que leurs mornes logiciels de gestion comptable. Le cœur, que diable !

Là où cela commence à devenir nettement scandaleux, pour ne pas dire frauduleux, je dirais frelaté, c'est l'erreur sur la marchandise. L'exemple donné par "Complément d'enquête" est très éloquent. Pour la première fois, des supposés membres de la controversée BRAV-M (Brigade de répression de l'action violente motorisée créé par le préfet de police de Paris en 2019) parlaient à la télévision de manière anonyme. Première tromperie, les invités eux-mêmes ont été trompés par la production car ils ne voulaient pas s'exprimer en tant que tel mais en tant qu'anciens de la BRAV-M. Naturellement, l'émission en question a déclenché une enquête interne de l'autorité policière pour connaître le nom des invités anonymes. Et, ô surprise, la production de l'émission a donné gentiment les noms. Tout de suite, on parle alors de scandale car le secret des sources doit être préservé.

Mais de quoi parle-t-on ? Le secret des sources ne s'entend que pour les journalistes. Le problème, dans ce genre d'émission, c'est qu'elles parlent d'actualité, pensent apporter des éléments d'information nouveaux (celui de monsieur tout-le-monde, celui qui a vu le cousin qui a vu l'ours), mais elles ne font pas du journalisme. Donc, le secret des sources ne tient plus quand la police demande impérativement des noms. La production n'a pas lâché ces malheureux invités, elle ne les avait jamais soutenus, et il fallait être bien naïf pour accepter de témoigner chez Hanouna.

Les considérations financières sur Cyril Hanouna me laissent plutôt de marbre. Qu'il ait amassé tant d'argent, cela lui servira-t-il lorsqu'un jour, c'est le cas de tout le monde, il s'apprêtera à quitter cette Terre ? Est-ce scandaleux ? Pas forcément. Je note que s'il gagne autant, c'est qu'il doit faire gagner bien plus à son employeur (suivez mon regard), lui bien plus discret sur ses rémunérations générées par l'émission. Il faut bien comprendre quelque chose : lorsqu'on vous embauche avec un salaire donné (toutes charges comprises), cela signifie que vous faites gagner à votre employeur bien plus... sinon, il ne vous embaucherait pas (à l'exception d'un début d'activité où les salaires de démarrage sont un investissement pour l'avenir, mais à la fin, la règle se tient ou l'entreprise n'est pas pérenne économiquement).

Cyril Hanouna a une audience très forte. Je ne me l'explique pas vraiment tant son émission pêche dans la vulgarité et la provocation. C'est une télévision qui plaît à une certaine catégorie de la population. Cela fait le gras d'un animateur comme lui, qui peut se sentir un véritable roi du monde, prêt même à se présenter à l'élection présidentielle tellement il se croit important (je crois toutefois que l'électeur est plus responsable que le téléspectateur ou que le lecteur ; voter engage un peu plus que regarder passivement au fond d'un canapé).

Ce qui ne peut que hanter mon esprit et faire germer des cauchemars, c'est que Cyril Hanouna doit être un prescripteur d'opinions beaucoup plus efficace que de doctes experts, universitaires, hauts gradés, vrais professionnels en tout genre qui savent toujours de quoi ils parlent, qui sont trop polis pour transgresser et pour provoquer et qui, à la longue, ennuient plus qu'éclairent leurs contemporains. Dommage...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Cyril Hanouna.
Rushs trash sur Depardieu.
Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.
Gérard Leclerc.
Le nouveau JDD.
Geoffroy Lejeune.
Pap Ndiaye et les médias Bolloré.
Alexandre Adler.
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