La triple victoire de Recep Tayyip Erdogan

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 2 juin 2023

« "C'était la première fois en vingt ans qu'un changement était envisageable", soupire un diplomate européen. Déjà improbable, ce scénario est définitivement enterré. (…) [L'Union Européenne] regarde depuis des années la Turquie s'enfoncer dans une dérive autoritaire sous la direction d'un homme qui se rêve en "sultan". » (Maria Urescu, journaliste de "La Libre", le 29 mai 2023).

Le chef du parti de la justice et du développement (AKP) Recep Tayyip Erdogan (69 ans) a été réélu Président de la République de Turquie le dimanche 28 mai 2023 au second tour avec 52,2% pour une participation de 84,2%. Contrairement à ce qui est souvent dit, ce n'est pas sa troisième victoire électorale mais sa dixième victoire électorale (sept législatives, trois présidentielles).

La Turquie est un grand pays très spécifique et au-delà de l'héritage parfois très lourd de l'empire ottoman, elle s'est singularisée en tant que grand pays musulman par l'avènement, il y a près d'un siècle, de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie contemporaine (au pouvoir pendant dix-huit ans), qui a fait de la laïcité à la française un principe général de l'organisation de la société turque (qui est actuellement remise en cause).

Comme l'Algérie et surtout l'Égypte, grands pays musulmans, la Turquie se retrouve coincée dans le triangle infernal : armée, islamisme, démocratie. La timide tentative de démocratie en Égypte en 2011 a tourné à la victoire des islamistes puis à la reprise en main par l'armée. Jusque dans les années 1980, en Turquie, la démocratie a toujours été sous contrôle de l'armée et en cas de risque islamiste, l'armée a toujours su l'éviter par des putschs, la dictature militaire étant la gardienne de la laïcité. Quant à l'Algérie, les velléités de démocratie au début des années 1990 a tourné à une guerre civile entre militaires et islamistes.

La Turquie est-elle une démocratie ? La question reste posée mais les résultats serrés de l'élection présidentielle de mai 2023 ont au moins permis d'envisager une certaine sincérité du scrutin malgré la répression répétée contre les milieux intellectuels depuis la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016.

Il est toujours tentant de faire des comparaisons internationales, mais celles-ci sont rarement simples. La Turquie est-elle devenue la Hongrie de Viktor Orban, avec un leader, Erdogan, considéré comme modéré et qui progressivement est tombé dans un travers autoritaire sans pour autant supprimer la démocratie ? L'élection présidentielle turque pourrait-elle se comparer à celle du Brésil voire des États-Unis (entre Trump et Biden), des pays profondément divisés socialement et politiquement, ce qui est le cas de la Turquie où les électeurs des côtes ont plutôt apporté leur voix à l'opposition ? La Turquie est-elle comparable à la Russie depuis le début des années 2000 (depuis plus de vingt ans), les deux pays étant marqués chacun par un homme fort, Erdogan et Poutine, jouant de leur pouvoir soit comme Premier Ministre soit comme Président ?

Ou encore simplement, les élections turques pourraient-elles être comparées aux dernières élections grecques, qui ont confirmé le gouvernement sortant malgré des crises et surtout une catastrophe ferroviaire ? Effectivement, la popularité d'Erdogan a décliné en raison de la dégradation de la situation économique et la contestation s'est renforcée lors des cinq séismes du 6 au 27 février 2023 qui ont coûté la vie à près de 60 000 personnes (dont 50 000 en Turquie) où les secours sont arrivés trop tardivement, alors que c'était le premier thème de campagne de l'AKP qui a valu sa première victoire en 2002 (dans sa campagne de 2023, Erdogan a promis la construction de 500 000 logements).

On pourrait comparer aussi la Turquie à Israël, d'une part, parce que ce sont tous les deux des régimes unicaméral (une seule assemblée parlementaire, la Grande Assemblée Nationale de Turquie), et qu'ils sont marqués, dans la vie politique, par une personnalité politique à forte ténacité qui se maintient ou revient au pouvoir sur la durée (Benyamin Netanyahou et Erdogan).

Probablement que les comparaisons géographiques mais aussi historiques s'effacent par la singularité politique turque actuelle, qui provient principalement de la personne de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002, plus longtemps qu'Atatürk et sans doute désormais historiquement aussi marquant que lui.

Maire d'Istanbul de mars 1994 à novembre 1998 (il était surnommé "l'imam d'Istanbul"), Erdogan a été condamné le 21 avril 1998 à dix mois de prison ferme pour avoir prononcé le 6 décembre 1997 à Siirt un appel à la haine : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats. ». Sa condamnation assortie de cinq ans d'inéligibilité l'a empêché d'être élu député aux élections législatives du 3 novembre 2002 qui fut toutefois, avec 34,3% et l'obtention de 363 sièges sur 550, un grand succès électoral pour le nouveau parti qu'il venait de fonder, l'AKP, le 14 août 2001 et qu'il préside quasiment constamment depuis cette date.

La formation de l'AKP est une innovation politique en Turquie. L'objectif d'Erdogan était un mélange entre islamisme et démocratie et a voulu convaincre, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de son pays, qu'il était possible de créer un mouvement islamo-démocrate sur le modèle de la démocratie chrétienne (en particulier en Allemagne). En clair, un parti de centre droit (plutôt conservateur) qui se réfère aux valeurs de l'islamisme. Une sorte de prétendu "islamisme modéré". Avec cette ambition que cela devienne le modèle politique pour les autres pays musulmans (à commencer par l'Égypte).

Ne pouvant pas diriger le gouvernement car n'étant pas élu député, Erdogan a laissé un proche, Abdullah Gül, devenir le Premier Ministre turc du 18 novembre 2002 au 14 mars 2003. En tant que chef du parti au pouvoir, il contrôlait déjà tout le gouvernement et ne s'en cachait pas dans les relations internationales. À l'occasion d'une législative partielle le 9 mars 2003 qu'il a plus ou moins provoquée, Erdogan (qui a fait changer les lois pour retrouver son éligibilité) a pu se faire élire député, ce qui lui a permis de devenir Premier Ministre le 14 mars 2003 après l'effacement d'Abdullah Gül, devenu Vice-Premier Ministre et Ministre des Affaires étrangères jusqu'à son élection à la Présidence de la République le 28 août 2007.

Erdogan est resté onze ans Premier Ministre, jusqu'au 28 août 2014 avec deux autres victoires aux élections législatives, le 22 juillet 2007 (46,7% et 341 sièges sur 550) et le 12 juin 2011 (49,8% et 327 sièges sur 550). Le 28 août 2007, Abdullah Gül a été élu Président de la République pour sept ans par les députés (après une élection sans aboutissement en avril 2007, ce qui a engendré l'anticipation des élections législatives de 2007).



De nombreuses tensions politiques étaient présentes pendant cette période car en 2008, l'AKP a failli être interdit par la Cour constitutionnelle pour activités anti-laïques en raison de l'autorisation du port du voile dans les universités qui a suscité une forte polémique dans le pays. Du reste, Erdogan, encore en 2023, n'a jamais hésité à faire campagne accompagné de son épouse, voilée.



Erdogan avait hésité à se présenter à l'élection présidentielle en 2007, il l'a fait la fois suivante en 2014, avec une différence de taille : le Président serait désormais élu au suffrage universel direct, grâce à la réforme constitutionnelle approuvée par le référendum du 12 septembre 2010 (avec 57,9% de "oui" pour une participation de 73,7%) qui visait aussi à apporter plus de droits aux citoyens dans la perspective d'une adhésion de la Turquie à l'Union Européenne, et à réduire considérablement les pouvoirs de l'armée (l'actuelle Constitution du 9 novembre 1982 est issue du dernier coup d'État militaire le 12 septembre 1980).

Ainsi, le 10 août 2014, Erdogan, le favori des sondages, a été élu pour la première fois Président de la République dès le premier tour avec 51,8% des voix pour 74,1% de participation. Il a pris ses fonctions le 28 août 2014. Son Ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu a été nommé Premier Ministre.

Après deux élections législatives victorieuses, le 7 juin 2015 (l'AKP a obtenu 40,9% et 258 sièges sur 550, mais n'a pas pu former de gouvernement par manque de majorité absolue) et le 1er novembre 2015 (après dissolution, l'AKP a retrouvé la majorité absolue avec 49,5% et 317 sièges sur 550), Erdogan a profondément révisé la Constitution après la tentative du coup d'État du 15 juillet 2016.

Il a transformé en effet la Turquie d'un régime parlementaire (comme l'Allemagne, l'Italie, la Grèce ou Isrëal) en un régime présidentiel proche de celui des États-Unis (mais sans Sénat), avec un Président qui devient aussi le chef du gouvernement, la suppression du poste de Premier Ministre et un Vice-Président qui le supplée. Cette transformation en profondeur a été ratifiée par le référendum du 16 avril 2017 où les résultats ont été serrés, puisque le "oui" l'a emporté avec seulement 51,4% pour une participation de 85,4%. Les zones géographiques où le "oui" était majoritaire en 2018 sont les mêmes zones que celles où Erdogan a eu plus de 50% le 29 mai 2023.

Avec ces nouvelles institutions (qui restent dans le cadre de la même Constitution de 1982), le renouvellement du Président de la République et de la Grande Assemblée Nationale se déroule le même jour, tous les cinq ans, en anticipant les premières élections. Ainsi, le 24 juin 2018, Erdogan a été réélu encore dès le premier tour à la Présidence de la République, avec 52,6% pour une participation de 86,2%. Ces résultats ont été contestés par l'opposition et aussi par des organisations internationales, notamment à cause du déroulement inéquitable de la campagne, mais le principal adversaire Muharrem Ince a reconnu la victoire d'Erdogan.

Parallèlement, toujours le 24 juin 2018, les élections législatives ont envoyé 344 députés de l'Alliance populaire (coalition basée autour de l'AKP) sur 600 avec 53,7% des voix (l'AKP seul n'a obtenu que 295 sièges sur 600 avec 42,6% des voix).

Les élections de mai 2023 ont évidemment focalisé l'attention sur l'élection présidentielle et la candidature d'Erdogan, mais il y avait aussi des élections législatives. Le 14 mai 2023, l'Alliance populaire a réussi à conserver sa majorité absolue avec 323 sièges sur 600 et 49,5% des voix (l'AKP seul a cependant perdu beaucoup de sièges et de voix, avec seulement 268 sur 600, et 35,6% des voix).

C'était bien entendu l'élection présidentielle qui était observée à la loupe. Pour la première fois, une défaite d'Erdogan était politiquement possible grâce à la candidature d'un adversaire récurrent et redoutable, Kemal Kiliçdaroglu (74 ans), député depuis novembre 2002, chef du parti républicain du peuple (CHP) de tendance laïque sociale-démocrate depuis le 22 mai 2010, qui a su fédérer les oppositions au sein de l'Alliance de la nation. L'objectif de Kiliçdaruglo était de revenir au régime parlementaire d'avant 2017 et aussi de revenir à la laïcité issue d'Atatürk mise à mal par les tentatives d'islamisation d'Erdogan.





Kemal Kiliçdaroglu a même été longtemps devant Erdogan dans les sondages d'intentions de vote, ce qui a expliqué la grande déception d'être seulement deuxième au premier tour du 14 mai 2023 avec 44,9% des voix, derrière Erdogan qui, avec 49,5% des voix, a frôlé de justesse l'élection dès le premier tour, pour une participation très élevée de 87,0%.

Dès lors, la réélection d'Erdogan au second tour le 29 mai 2023 ne faisait plus beaucoup de doute, redevenu favori de l'élection dans les sondages. Entre les deux tours, probablement que Kiliçdaroglu s'est en outre comporté très maladroitement en tentant, sans succès, d'attirer l'extrême droite (5,2%) sur des thèmes anti-immigration et contre une négociation avec le PKK (kurde). Il a réussi à gagner un peu moins d'un million de voix supplémentaires au second tour, mais pas assez pour gagner (il n'a obtenu que 47,8%), tandis qu'Erdogan, qui n'a gagné que 700 000 voix de plus, a pu franchir le seuil de l'élection avec 52,2%.

Si le ballottage est un échec pour Erdogan, sa réélection pour un troisième mandat présidentiel est tout de même une triple victoire. Une victoire électorale d'abord, qui assure une fois encore son maintien au pouvoir, contre toutes les circonstances qui auraient pu aller contre sa candidature (en particulier les séismes meurtriers). C'est aussi une victoire personnelle de pérennisation du régime présidentiel et plus généralement, de la démocratie qui, bien que vacillante, a fonctionné malgré tout ; la victoire a été vite reconnue par son adversaire Kemal Kiliçdaroglu, et aussi par les organisations internationales (par exemple, le Président français Emmanuel Macron a félicité Erdogan pour sa réélection). Enfin, c'est une victoire historique, à l'échelle de l'histoire de la Turquie moderne, Erdogan se hisse parmi les dirigeants les plus importants depuis un siècle.

Pour autant, Erdogan fera-t-il de la Turquie un État islamisé voire ilsmaique ? Pas nécessairement. Sa victoire a été du bout des lèvres, le pays est profondément divisé et le climat reste très tendu. De plus, sur le plan diplomatique, Erdogan se retrouve dans une situation inédite qui pourrait lui donner l'image d'un "sage" en prenant part activement à une médiation pour la paix dans la guerre en Ukraine, plus sûrement, en tout cas, que le Président chinois. En s'assurant une stabilité politique jusqu'en 2028, Erdogan devient, par ce fait, un pôle de stabilité diplomatique non négligeable dont ne bénéficient pas bien des démocrates dites "occidentales".


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (29 mai 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
La triple victoire de Recep Tayyip Erdogan.
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Daech.


 


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