Gaudete et exsultate : l’Église face au monde moderne

par Laconique
mercredi 20 avril 2022

Le pape François a publié en 2018 une exhortation apostolique intitulée Gaudete et exsultate, dans laquelle il traite de « l'appel à la sainteté dans le monde actuel ». Ce texte, assez iconoclaste de la part d'un pape, illustre parfaitement la volonté de l'Église catholique de s'adapter à la morale dominante (ouverture, activité, optimisme, etc.), quitte à renier un certain nombre de ses « fondamentaux » (le péché, l'ascèse, « Hors de l'Église point de salut », etc.). Cette « mise à jour » de la sainteté est révélatrice des difficultés de positionnement de l'Église vis-à-vis d'une morale mondaine qui tend à devenir hégémonique.

Je discutais l'autre jour avec un vieil ami catholique.

« Si tu devais lire un seul écrit du pape François, me dit-il, c'est son exhortation apostolique de 2018, Gaudete et exsultate. Je l'ai lue trois fois, et c'est vraiment un texte fascinant. C'est à la fois la pure expression de ce qu'est le pape François, de sa nature profonde, et un témoignage incomparable de ce qu'est devenu le catholicisme aujourd'hui.

Ce qui est très catholique dans Gaudete et exsultate, c'est la perpétuelle propension à faire la morale. Seulement il s'agit d'une morale inversée. François ne prône plus un ascétisme à la Pie X ou à la Pie XII, c'est tout le contraire, il critique la solitude, le repli sur soi (« Il n'est pas sain d'aimer le silence et de fuir la rencontre avec l'autre, de souhaiter le repos et d'éviter l'activité, de chercher la prière et de mépriser le service », 26), il veut des catholiques ouverts, dynamiques, entreprenants, qui vont dans le monde et y sèment leur joie de vivre (d'où le titre de l'exhortation, la joie étant d'ailleurs une obsession chez François, comme l'indique le titre de son texte majeur et programmatique : Evangelii Gaudium). Le pape critique particulièrement deux tendances des catholiques d'aujourd'hui : une posture de supériorité intellectuelle due à de pseudo-connaissances bibliques et exégétiques (ce qu'il appelle le « gnosticisme actuel »), et, d'un autre côté, une posture d'auto-justification et de bonne conscience due à une pureté ritualiste, à un activisme étriqué et auto-centré (le « pélagianisme actuel »). En gros, il fait la morale aux catholiques, mais en leur reprochant précisément les tendances de fond sur lesquelles leur identité s'est bâtie depuis des siècles.

Ce qu'il prône, au contraire, c'est « l'endurance », la « patience », la « douceur », la « joie », le « sens de l'humour », « l'audace », et la « ferveur ».

On voit bien quelle est la visée de tout ceci. Il s'agit, dans la lignée de Vatican II, de s'adapter à la logique du monde, une logique d'interaction et d'intersubjectivité avant tout. François prétend y voir le signe du christianisme authentique, mais tout son propos s'inscrit dans cette logique utilitariste et concrète que nous connaissons bien, en reléguant la dimension transcendante (le lien vécu avec le Christ) à des formules avant tout verbales. Il valide pleinement le grand paradigme du monde actuel, identifié par Jacques Ellul il y a déjà plusieurs décennies : le complexe technicien d'une part (il faut que cela fonctionne, que cela fasse ses preuves), le complexe émotionnello-sentimental de l'autre (c'est le rapport avec l'autre qui compte et qui donne un sens à ma vie). Tout cela est exprimé avec une conviction et une cohérence qui rendent ce texte admirable.

Bien entendu, il s'agit d'un virage à cent-quatre-vingt degrés par rapport à la tradition catholique, et d'une véritable violence qui est faite au croyant de base. Car enfin que demande-t-on au fidèle ? Qu'il casse ses habitudes et son confort (François insiste beaucoup là-dessus), qu'il ne s'enferme pas dans des attitudes répétitives (ce qui est pourtant l'attitude spontanée du croyant de base, du croyant sociologique), qu'il s'arrache à lui-même, qu'il se jette dans le monde et l'activité missionnaire, plein de joie et de confiance dans le Seigneur. On imagine aisément le désarroi du vieux paroissien face à de telles injonctions. Car, et c'est très caractéristique, François ne s'adresse pas aux vieux, mais aux jeunes (il a d'ailleurs écrit une autre exhortation spécifiquement destinée à la jeunesse, Christus vivit). Il emboîte le pas au monde. Avec lui, le christianisme n'est plus une consolation pour ceux qui vont mourir (et, compte tenu de la démographie, la mort va pourtant devenir une préoccupation de plus en plus majoritaire, surtout chez les catholiques sociologiques), mais une sorte de méthode de développement personnel à destination des actifs, pour bien s'intégrer dans le monde. Bien sûr, François critique l'individualisme et le consumérisme de la société, de façon tout à fait pertinente d'ailleurs. Mais ce qu'il préconise concrètement, c'est exactement la logique du monde : ouverture à l'autre et adaptation au réel.

Une telle position est intenable pour le chrétien de base (rappelons que Gaudete et exsultate traite de la sainteté dans le monde actuel), et devait forcément engendrer une réaction, un retour vers les fondamentaux du catholicisme : le silence, le rite, la prière, la dévotion individuelle, la tension vers l'éternité et l'au-delà. C'est exactement ce qui s'est produit avec la série d'ouvrages ultra-réactionnaires et conservateurs publiés par le cardinal Robert Sarah ces dernières années : Dieu ou rien (2015), La Force du silence (2016), Le soir approche et déjà le jour baisse (2019), Pour l'éternité (2021), etc. Les très bons chiffres de vente réalisés par ces ouvrages montrent bien de quel côté le cœur des fidèles penche vraiment.

Ce que tout cela traduit, c'est la grave crise d'identité dont le catholicisme n'arrive pas à sortir, malgré (ou à cause de) la tentative d'aggiornamento de Vatican II. Le catholicisme reste tiraillé entre ses racines dévotionnelles et anti-mondernes d'une part, et sa volonté de s'intégrer et de peser sur le monde de l'autre. Ces tiraillements n'affectent pas vraiment la structure de base de l'Église qui se maintient sans vaciller quoi qu'il arrive, par inertie sociologique, ce qui prouve, si besoin en était, la perte d'influence des écrits du Magistère, qui n'émeuvent plus grand-monde.


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