Mourir pour le pavot ?

par morice
lundi 7 janvier 2008

L’Irak est un nouveau Vietnam pour les Américains, tout le monde s’accorde à le dire aujourd’hui. Mais il en est un autre, juste à côté, c’est celui de l’Afghanistan, où là d’autres pays, dont la France sont impliqués. La visite récente de Nicolas Sarkozy aux troupes françaises a bien semblé être un rectificatif à ses propres déclarations d’avril 2007, dans lesquelles il affirmait vouloir faire cesser cette présence. « Il était certainement utile qu’on les envoie dans la mesure où il y avait un combat contre le terrorisme. Mais la présence à long terme des troupes françaises à cet endroit du monde ne me semble pas décisive », avait-il affirmé à l’émission « A vous de juger ».

Déclaration infirmée huit mois à peine après, lors d’une visite éclair le 22 décembre dernier à Hamid Karzaï, en compagnie de deux fins stratèges en géopolitique : André Glucksmann et Rama Yade. "Tout ce qui nous amènera à renforcer notre présence pour aider les Afghans à prendre leur destin en mains, nous verrons cela avec un regard très positif ", a-t-il alors déclaré. Une stratégie complètement contradictoire qui semble ne correspondre qu’à une seule chose : l’alignement sur les thèses de W. Bush qui avait quelques jours auparavant, à mots pas trop voilés, vilipendé ceux qui ne voulaient pas "aller au contact" des talibans. Trois jours après, l’ordre était bien reçu, Nicolas Sarkozy annonçant le déploiement de trois Rafales en relève des Mirage F1 utilisés jusqu’ici. Et Morin de s’exécuter.

Cette stratégie ne semble pas du goût de tout le monde, certains Etats commençaient à vouloir se désengager du bourbier Afghan dans lequel ils se sont mis en suivant les Américains (comme des caniches ?). Le meilleur exemple étant l’Angleterre, qui depuis plusieurs mois affiche des signes inquiétants pour ses alliés de retrait, en Irak comme en Afghanistan. Pendant que notre président calquait son attitude sur celle de son collègue américain, en déclarant la « guerre contre le terrorisme [...] que nous ne pouvons pas et ne devons pas perdre », l’Angleterre se prépare à annoncer à son peuple que ça n’en vaut plus la peine, et qu’en Afghanistan surtout le pouvoir mis en place n’en a plus que pour quelques mois. Le soutenir devient inopportun et inconséquent pour l’avenir du pays et de l’ensemble de la région. Gordon Brown, en résumé, vient de constater la faillite totale du gouvernement Karzaï, dont les jours sont désormais comptés, au propre comme au figuré. A moins de trouver une solution de sortie, ce que s’efforce de faire le plus gros trafiquant d’opium de la planète, poussé en cela par ceux qui l’ont porté au pouvoir.

Karzaï, jour après jour, devient le personnage encombrant de l’histoire. Le Figaro ne titrait-il pas récemment (en novembre 2007) : "L’Afghanistan de Karzaï devient un narco-État". Avec un constat alarmant : « Les autorités afghanes sont gangrenées  ». « L’opium, a affirmé le responsable de l’ONU, est le premier employeur du pays, sa plus grande source de capitaux, sa plus importante source d’investissements étrangers et la base principale de son économie. » Et Le Figaro de continuer : "Dans un des pays les plus pauvres du monde, la manne financière provenant de la drogue est estimée à quatre milliards de dollars par an, contre une aide internationale à la reconstruction de l’ordre d’un milliard de dollars par an". Cela pour le volet drogue. Mais il y a pire, tant est-il qu’on puisse trouver pire : c’est le népotisme qui soutient ce trafic de drogue. "Le gouvernement est accusé d’être tombé sous l’emprise des barons locaux de la drogue. Le propre frère du président (Wali Karzaï) est soupçonné d’être l’un des grands trafiquants du pays. Plusieurs gouverneurs de région auraient été corrompus", précise plus loin Le Figaro. On comprend déjà beaucoup mieux pourquoi la CIA avait toujours fait de l’Afghanistan sa terre de prédilection. On soupçonne depuis toujours cette même CIA de se nourrir elle-même du trafic de drogue. Des chutes intempestives d’avions bourrés de coke le démontrent régulièrement (au Yucatan). Dans le système bushien (et celui de ses prédécesseurs !), la drogue est le moteur principal d’une guerre qui ne veut pas dire son nom. Les belles déclarations ne peuvent rien y changer : sans trafic de drogue, pas d’argent et, sans argent, pas de moyens officieux, le pouvoir ayant déjà épuisé tous les crédits officiels ou presque dans sa "lutte contre le terrorisme". Le système bushien est impliqué jusqu’au cou dans cette terrible spirale, qui présente ses deux façades classiques : d’un côté, on affirme lutter contre le trafic de drogue, de l’autre, on y participe, car c’est le seul approvisionnement financier pour alimenter une politique onéreuse de coups tordus. Dans ce cas de figure, Karzaï, le corrompu, est le personnage parfait : il aura droit à sa protection spécifique, à base de mercenaires de... DynCorp ou de Blackwater.

Cette année est une année record pour lui : la production afghane atteint cette année le chiffre faramineux de 6 100 tonnes d’opium, soit 92 % de la production mondiale ! A quoi on peut ajouter un record d’impopularité au sein même du pays, mais cela ne figure pas au Guiness Book afghan. Nicolas Sarkozy est donc allé faire signe d’allégeance à un chef d’Etat dont l’économie du pays repose intégralement sur le trafic de drogue, et qui bénéficie personnellement des revenus de ce trafic. Il semble bien que l’arbre Khadafi ait caché la forêt Karzaï  : en France, la visite de notre chef d’Etat à été partout qualifiée "d’éclair". Ce qui permet de ne pas trop s’appesantir sur l’individu rencontré. En tout cas, nettement moins que lors de la visite ravageuse du grand timonier lybien. On peut serrer la main à un violeur de journaliste et se voir infligé quelques articles journalistiques acerbes, et tranquillement aller serrer celle du plus gros narco-trafiquant de la planète sans qu’une seule ligne ne le souligne. Décidément, la presse française ne fait plus son boulot... semble-t-il.

Le fait de discuter avec l’ennemi signifie plusieurs choses, mais le plus souvent que l’on s’est aperçu, des deux côtés, que l’on ne gagnera pas la guerre et qu’un cessez le feu est nécessaire. Ou que l’on a un ennemi commun, dont on voudrait bien se passer des deux côtés. Ici, l’homme encombrant, c’est bien Hamid Karzaï. Aussi détesté par les talibans que par les Afghans, qui lui reprochent non seulement d’être le jouet des Américains, mais surtout d’avoir mis en place et entretenu népotisme et corruption. Les Anglais en seraient donc aujourd’hui convaincus : continuer à travailler avec Karzaï à la tête d’un gouvernement aussi fantoche est une hérésie pure et simple. Si Tonny Blair, simple "caniche bushien" l’avait accepté, son successeur Gordon Brown semble prendre une trajectoire différente. Oh, certes, officiellement, il soutient toujours le régime. Officieusement, il suit les directives américaines de retrait annoncé et de négociation préalable, tout en tentant de ne pas trop y perdre vis-à-vis de son opinion publique. Son score actuel dans les sondages révèle qu’il n’est pas trop doué pour les pirouettes diplomatiques. Beaucoup moins que son prédécesseur en tout cas.

Officiellement, les Anglais, en Afghanistan, ont tout d’abord tenté d’enrayer le trafic de drogue : "Britain provided funding and advice to Afghans on an eradication program in 2004". Peine perdue : "Governors who participated claimed they eradicated 37,000 acres, but a verification team found that only 13,000 acres had actually been eradicated". En résumé, sans le pavot, en Afghanistan, point de salut. A Khaboul, la moitié des voitures de la police sert à transporter l’opium : "Whatever number of police cars there are in Kabul, I can tell you that more than 50 percent of them are carrying drugs inside from one place to another," says a senior police commander in Kabul, requesting anonymity for his own safety. " Comment voulez-vous y arriver, dans ce cas ? Autant jeter l’éponge, et c’est ce que les Anglais tentent de faire désormais. L’Afghanistan est perdu pour toute tentative d’en faire un Etat démocratique : les chefs de tribus ont déjà repris le pouvoir, ils vivent tous du pavot, Karzaï ne sert plus à rien, sinon à recevoir des chefs d’Etat qui ne soupçonnent pas ses intentions où ne souhaitent pas les voir. A Kaboul, quand on désire devenir responsable local de la police, il suffit de payer aujourd’hui 60 000 dollars, au tarif actuel. Toute l’infrastructure du pays est gangrenée jusqu’au trognon. Pardon, jusqu’au bulbe de pavot. Au point d’en oublier l’agriculture pour nourrir le pays !

Le bourbier est tel que les Anglais ont donc décidé voici quelques mois de commencer à négocier leur départ... avec les talibans. Officiellement, bien entendu rien ne transparaît. Jusqu’à un coup d’éclat d’Hamid Karzaï, dont le gouvernement, brusquement, le jour de Noël, décide de reconduire à la frontière deux diplomates, Mervyn Patterson et Michael Semple qui étaient alors dans la province d’Helmand, au sud du pays. Le second est Irlandais et travaille pour l’Europe, comme le premier, qui lui est en charge pour l’ONU. Tous les deux parlent couramment le pachtoune et sont reconnus comme fins connaisseurs de la région. Selon Arabnews, les deux diplomates étaient aussi assistés par des agents du MI6 anglais, et les rendez-vous tenus dans les faubourgs de Lashkar Gah, dans les vallées du haut Gereschk, au sud, ou à Musa Qala, toujours dans le sud, dans la province d’Helmand. Evidemment, le lendemain même Gordon Brown démentait à la chambre des communes : "We are isolating and eliminating the leadership of the Taleban, we are not negotiating with them." Sans convaincre personne, hélas pour lui. Car personne, dans les ambassades n’est dupe : les deux Irlandais avaient bien reçu une mission. Secrète. Commentée indirectement par l’ambassadeur américain à Kaboul, qui déclarait aussitôt "The United States is in favour of a serious reconciliation programme with those elements of the Taleban who are prepared to accept the constitution and the authority of the elected government of President Karzai, who wish to reconcile, to return to a peaceful and legitimate life". Signe évident d’une rivalité Etats-Unis-GB/Europe sur le terrain. Karzaï devrait sa survie à un partage du pouvoir annoncé... mais à condition de ne pas le dire trop vite... ce qui a été le cas semble-t-il, d’où la tentative de reprendre la main avec l’expulsion, dictée par ses souteneurs.

La boucle est aujourd’hui bouclée : les Anglais s’en iront donc, au plus vite, laissant un Karzaï tenter de diriger un pays pareil, à savoir très peu de temps dans sa forme actuelle. Le 30 janvier 2007, on retrouvait le même Karzaï à demander officiellement cette fois lui aussi de négocier avec les talibans. En fait, il confirmera des négociations en cours dès le mois de novembre 2007 : "We have had an increasing number of contacts from Taleban from within Afghanistan and from Pakistan," annonçait-il alors... sachant qu’il n’est qu’un simple pion, ou une marionnette américaine, ce serait reconnaître en réalité que le gouvernement ou les émissaires de Bush discutent déjà avec les talibans... de l’après-occupation du pays. La mort de Benazir Bhutto prenant alors une toute autre tournure... officiellement, les Américains étant toujours dans la continuité de leur fumeuse "guerre contre le terrorisme" et luttant armes à la main contre les talibans, accrochés entre Pakistan et Afghanistan, officieusement en train de discuter avec ces mêmes talibans "sanguinaires". Situation grotesque, qui révèle la perpétuelle tendance du régime américain à faire ce qu’il ne dit pas et son inverse. L’expulsion demandée des deux diplomates était donc bel et bien un écran de fumée pour présenter un président qui ne veut pas négocier... tout en prenant lui-même des contacts... au seul profit des Américains, sans que les Anglais, ou encore moins les Européens, puissent placer de pion quelconque dans la négociation. Opium et CIA obligent.

Pris de court par les services secrets anglais, Karzaï a donc été contraint de faire la même chose, toujours sous couvert de l’onction américaine. L’Afghanistan nouveau, associant talibans et Karzaï pourra alors retourner "tranquillement" à ce qu’il sait faire le mieux, le trafic de drogue... une situation inédite que pas un ne peut affirmer durer longtemps. Cette paix-là ne peut pas tenir et, à la limite, tout le monde le sait. L’Afghanistan instable, le Pakistan instable, l’Irak instable, voilà qui sonne familier maintenant : le pouvoir américain, visiblement, préfère laisser s’enfoncer toute une partie de la planète dans l’instabilité chronique, n’ayant pas su faire autre chose depuis son intervention plus que maladroite dans la région. A croire que l’on prépare de cette manière le terrain pour une énième intervention militaire, qui, financièrement, ruinerait pourtant définitivement l’économie américaine. Bush, partant, nous laisse l’impression d’un "après moi le déluge" sciemment organisé. Les républicains auront bien besoin de ça dans les années à venir, tant le régime de W. Bush les a plombés dans l’opinion publique : il faudra bien se trouver de quoi occuper les téléviseurs américains, les frasques de Britney Spears ne suffisant pas toujours à tenir l’antenne 24 h/24.

Mais est-ce bien la peine, dans ce cas en Afghanistan, que des soldats français périssent en définitive pour des tonnes de pavot ? Cela valait-il la peine d’aller serrer la main du plus grand narco-trafiquant au monde ? Et de rappeler dans des vœux de facture bien classique que la France et son président pensaient à ses soldats, ceux qui "risquez votre vie pour défendre nos valeurs" ? Risquer sa vie pour le pavot, une valeur ?

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