Agriculture, écologie et justice sociale

par Paul Jael
vendredi 2 février 2024

Le gouvernement français vient de faire des concessions aux agriculteurs pour calmer leur colère. Certaines sont bonnes comme celles qui visent à agir sur les prix. D’autres beaucoup moins. Rétropédaler en matière écologique est facile, mais c’est aller dans la mauvaise direction. La nature ne manifeste pas, elle ne bloque pas les autoroutes ni ne jette de fumier devant les institutions contestées. Mais elle se venge et la vengeance est un plat qui se mange froid. Bonjour les dégâts… dans quelques années. Prenons un peu de recul pour examiner la problématique agro-alimentaire dans son ensemble.

Aujourd’hui, l’agriculture est complètement rabaissée. Les agriculteurs ne sont plus que des pions dans un vaste système agro-alimentaire. Les activités en amont, c’est-à-dire la fourniture d’équipements et d’intrants ainsi que la transformation en aval des produits agricoles en nourriture sont exercées par quelques firmes transnationales géantes qui dominent le système. Ces secteurs industriels sont très concentrés, ce qui réduit la force de négociation des agriculteurs.

La politique agricole est l’une des premières à avoir été intégrées au niveau européen (1962). L’objectif était d’assurer la suffisance alimentaire, le moyen consistait à moderniser l’agriculture pour en accroître la productivité. De ce pont de vue, le succès a dépassé les attentes puisque dès les années 1970, la surproduction touchait certains secteurs de façon chronique. Face au reste du mode qui l’accusait à juste titre de protectionnisme et de dumping, l’Union dut réorienter sa politique agricole dans une direction moins expansionniste. Elle a notamment abandonné le soutien aux prix pour s’aligner sur le marché mondial dans lequel elle s’insère maintenant très ouvertement. Sous la baguette de l’OMC et la pression des lobbies agro-alimentaires désireux d’exporter, le libre-échange régit maintenant le commerce agricole international.

Le type d’agriculture promu par le système consomme beaucoup d’énergie, d’eau et de produits chimiques. L’abaissement du coût de production fait privilégier des méthodes de production peu intenses en travail et sacrifie la qualité nutritionnelle de sa production très massive.

L’agriculture industrielle a été critiquée pour les résidus chimiques qu’on retrouve dans la nourriture. L’épandage nuit également aux sols dont la fertilité devient dépendante des engrais, aux nappes aquifères et aux cours d’eau, à la flore et à la flore environnantes (dont les insectes pollinisateurs). La biodiversité souffre. La santé des hommes du voisinage est également menacée par des substances potentiellement cancérigènes et par les perturbateurs endocriniens. Il y aurait également beaucoup à redire à propos du bien-être des animaux d’élevage.

Les agriculteurs, surtout les petits exploitants, souffrent eux-mêmes de cette mécanique. Beaucoup de petites exploitations ne survivent pas, comme l’atteste la diminution constante du nombre de fermes depuis un demi-siècle. Les équipements et les intrants coûtent cher, ce qui pousse beaucoup de paysans dans les affres d’un endettement chronique. Le revenu moyen des agriculteurs est sous la moyenne sociale. Le taux de suicide est particulièrement élevé dans cette profession. Les enfants d’agriculteur souhaitent de moins en moins reprendre la ferme familiale. Lorsqu’il le peut- et heureusement ce n’est pas toujours le cas-, l’agriculteur gagne plus en vendant ses terres à des projets d’urbanisation que par son activité nourricière, ce qui est une aberration sociale.

Les paysans sont confrontés à une nouvelle menace : avec la complicité des autorités européennes et nationales ou grâce à leur passivité, quelques firmes géantes tentent de tirer profit d’une pratique millénaire : l’usage et l’échange des semences. Le brevetage des semences obligerait les paysans à payer des royalties même pour celles qu’ils ont produites et qui résultent de leur propre sélection pour peu que certaines de leurs caractéristiques soient couvertes par un brevet. L’impossibilité de breveter le vivant devrait figurer dans le programme de tout parti de gauche.

Depuis un demi-siècle, de plus en plus d’agriculteurs sont conscients de ces problèmes et modifient leur méthode de production. Il y a bien-sûr l’agriculture biologique mais d’autres formes d’agriculture durable se développent également. Ces alternatives sont plus coûteuses que la production recourant à la chimie en ce sens que le rendement à l’hectare est moindre et qu’elles sont plus consommatrices de travail. Leur avantage écologique est un bel exemple d’externalité positive. Elle devrait être compensée. Une solution consisterait à différencier le taux de TVA selon le mode de production agricole. La nourriture issue de l’agriculture biologique serait ainsi plus accessible aux couches défavorisées de la société, ce qui répare un inconvénient qui lui est régulièrement reproché. Avantager ainsi les bonnes pratiques devrait induire plus d’agriculteurs à les observer. Le marché est incapable de corriger ce défaut par lui-même ; une intervention politique s’impose.

Les aides aux agriculteurs devraient reposer sur de nouveaux critères moins favorables aux grandes exploitations que ne le sont la superficie foncière ou la taille du cheptel. Les aides actuelles sont théoriquement conditionnées au respect de normes environnementales et phytosanitaires mais ces normes sont insuffisantes. Elles devraient être durcies et s’imposer aux importations, sans égard pour les règles de l’OMC. Les normes actuelles reflètent la perméabilité des gouvernements et des partis à l’influence des lobbies industriels.

L’agriculture ne sera authentiquement humaine que si les fermiers se voient offrir un prix réellement rémunérateur. Le circuit court a l’avantage de supprimer des intermédiaires et de réduire les frais de transport. En outre, un consommateur satisfait se montrera moins grippe-sou que l’industrie agro-alimentaire oligopolistique exclusivement soucieuse de réduire ses coûts.

La logique de l’économie capitaliste est de compresser tous les coûts, y compris le niveau général des salaires. La nourriture bon marché joue un rôle important à cet égard. Le premier économiste à avoir compris le rapport entre la productivité agricole et le niveau général des salaires est David Ricardo[1] (1772-1823), ce qui le poussa à défendre le libre échange du blé. Il n’y a pas de miracle. La nourriture saine et écologique sera plus chère. Elle impose une redistribution des revenus. Tout se tient : on ne résoudra pas les problèmes agricoles et écologiques en ignorant la répartition des revenus dans la société. Les salaires devront être augmentés. Remarquons que la nourriture bon marché produite actuellement a une contrepartie moins visible : les subventions massives aux fermiers à charge du budget de l’Union Européenne. Elles représentent la moitié de leur revenu. Le consommateur payant un prix-vérité récupérerait une partie des surcoûts en tant que contribuable.

La problématique de l’agriculture déborde de la question des méthodes de production. L’agriculture structure le paysage rural qui représente, faut-il le rappeler, l’immense majorité des terres. L’agriculture produit de la nourriture… et un mode de vie rural. Lorsque l’agriculture est industrialisée, la ruralité se meurt. De la question « quelle agriculture voulons-nous ? », on en vient à la question « quelle campagne voulons-nous ? ». La campagne qui se profile est faite de grandes étendues cultivées où travaillent des engins géants pilotés par GPS, entrecoupées par des lotissements de villas à quatre façades habitées par des gens qui travaillent en ville. Cette campagne qui ne vit pas, est-ce celle que nous voulons ? Pour la majorité de gens, une campagne riante est source de plaisir. Il faut défendre la petite agriculture familiale qui nous en gratifie.

Si les méthodes agricoles irresponsables sont couramment utilisées, la faute n’incombe pas aux fermiers eux-mêmes mais au système qui les met sous pression pour réduire les coûts par tous les moyens. Désigner les vrais responsables évite de culpabiliser inutilement les paysans. Cette précaution psychologique est importante car les problèmes ne se résoudront pas sans leur coopération. Face aux critiques, nombre d’entre eux réagissent de façon poujadiste, s’estimant persécutés par les législations écologiques. On en arrive à cette situation paradoxale où ces agriculteurs défendent le système agro-industriel qui est leur véritable oppresseur. Les réformes doivent donc attaquer le problème dans sa globalité en mettant l’accent sur les aspects favorables à la satisfaction professionnelle et à la santé des agriculteurs. L’effet de la chimie sur leur santé représente aujourd’hui un dossier assez lourd et bien documenté, mais la profession en a fait un tabou, ce qui témoigne de la puissance de manipulation de l’industrie.

 

 

[1] Son erreur fut de présumer que la productivité ne cesserait de baisser par le fait qu’on devrait mettre en culture des terres de moins en moins fertiles.


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