La vie nue

par lephénix
samedi 5 août 2023

Le nu interpelle, fait image, touche et fait mouche, dans les écrans de fumée d’une « civilisation » résolument erotico-publicitaire. Il n’en finit pas de se découvrir en s’échappant, débordant de lui-même et inépuisable... Donne-t-il accès, pour autant, à la vérité et à la vie, à la venue en présence et à la pleine existence ? Au large d’une imagerie convenue, la philosophe Margaux Cassan livre, dans Vivre nu (Grasset), le récit de ses années de plénitude au village familial de Bélézy et dresse une cartographie tant intime qu’historique et philosophique d’un monde naturiste qui ressource.

 

Les termes « nu » ou « nudité » évoquent généralement, dans une contrefaçon de « civilisation » sursaturée d’images, des références paradisiaques issues de récits bibliques et des représentations de corps épanouis ou glorieux. Ainsi, bien évidemment, que de lénifiantes tentations plus ou moins vécues en transgressions ordinaires – quoique si peu communes selon les sujets expérimentant le sans-fond de la mise à nu...

« Seule la mise à nu libère vraiment du regard des autres » constate Margaux Cassan dans son livre hybride, Vivre nu, dont le sujet, entre autofiction et essai, tremble d’être et de vécu assumé – comme la promesse de vérité du corps nu tremble et se perd dans l’irradiation de ce qu’il projette...

Si la nudité a été maudite par les Pères de l’Eglise et proscrite par bien des religions ou morales, elle répare aussi, en toute simplicité. Comme sous les pins de Bélézy (Vaucluse), ce centre naturiste où l’auteure se ressource en famille depuis sa tendre enfance, parmi des corps adultes parfois alourdis d’eux-mêmes ou épuisés de la tâche d’être, au plus près d’une vérité qui affleure en un récit se cherchant sous la surface de la peau : « Quand j’ai commencé à écrire Bélézy, je m’apprêtai à raconter un naturisme léger. Mais je crois qu’il faut aussi comprendre le naturisme dans la recherche d’une Terre promise. (...) C’est sur ce modèle, celui de la Terre promise, sécularisée ou teintée d’autres spiritualités, que se sont construits les différents centres naturistes français. »

 

La « cicatrisation par le nu »

 

Il n’est pas de nudité solitaire lorsqu’on fait corps avec une communauté – elle se vit ou se réfléchit, façon solaire et grégaire, en vérité jamais compromise puisque jamais tenue, toujours troublée...

L’histoire du naturisme est bien documentée, depuis les premières communautés libres formées par les anarchistes au début du XXe siècle, comme Sophia Zaïkoska (1874-1939) et Georges Butaud (1868-1926), fondateurs de la Clairière de Vaux (1902). Cette histoire est jalonnée de figures mémorables, comme celles d’Ernest Armand (1872-1962), militant libertaire chrétien, qui prône le « nudisme révolutionnaire » dans L’Encyclopédie anarchiste (1934) ou de l’officier allemand Hans Surén (1885-1972), dont le naturisme, énoncé dans Les Hommes et le soleil (1924), s’accommoda fort bien du régime nazi.

La France a ses pionniers, comme le géographe Elisée Reclus (1830-1905), le Dr Paul Carton (1875-1947) ou les frères Durville, fils du magnétiseur Hector Durville (1849-1923). Gaston (1887-1971) et André (1896-1979), fondateurs de la Société naturiste (1927), découvrent l’île du Levant en 1930 et y acquièrent vingt-quatre hectares pour créer une « cité de la Nature », en référence probable à la Cité de Dieu de saint Augustin – c’est Héliopolis érigée sur une ancienne colonie agricole pénitentiaire (1932).

En 1926, Kienné de Mongeot (1897-1977) ouvre près d’Evreux le premier centre naturiste français et fonde la revue Vivre intégralement qui prône la nudité en plein air.

En 1944, Albert Lecoq (1905-1969) crée avec sa femme Christine (1911-2014) le Club du Soleil puis fonde la revue La Vie au soleil (1949) avant d’ouvrir le centre naturiste de Montalivet.

Dans ces centres, des familles ou des êtres laminés par une urbanité insoutenable viennent se « cicatriser par le nu » comme la danseuse Mady à l’amitié « évanescente »... Si la nudité se réfléchit dans le regard d’autrui, « la franchise du corps nu lui retire tout érotisme », comme aime à le rappeler Margaux Cassan, auteure par ailleurs d’un essai sur Paul Ricoeur (1913-2005) : «  Le naturisme est construit autour du respect fasciné des limites du corps des autres, qui doivent être d’autant plus protégées qu’elles sont dévoilées ».

En somme, un corps traversé ou habité par toutes les nudités, et dont l’évidence nue rappelle celle de l’inappropriable comme elle renvoie à l’inassignable ?

Bien entendu, de vieux débats convenus ne manquent pas d’affleurer au fil des pages : « Les « naturistes » ont tendance à qualifier de nudistes tous ceux qui se dénudent en-dehors d’un espace légal et réservé »... Sans doute, le naturiste se déshabille-t-il « pour supprimer le superflu entre lui et les éléments » - c’est la vie simple selon les « lois naturelles »...

Moins seul que jamais dans ces lieux dédiés, le corps nu n’en tient pas moins à distance : « Sans militantisme, j’ai affirmé que me mettre à nu était un moyen de disparaître et je sais que ça a été, aussi, une façon d’être vue. Mais d’être vue comme je voulais être vue  »...

Ainsi vit-elle et écrit-elle le naturisme – ainsi se laisse-t-elle parler par le nu et le livre-t-elle : « J’aime bien être l’idée d’être à la fois à la fois à l’initiative des mots et protégée de leurs conséquences. Le naturisme partage cela : un mélange entre une désarmante impudeur et un camouflage redoutable. Partout, à mi-chemin, entre le dévoilement et la fiction, c’est là ma place. »

 

Bélézy, une histoire et des paradoxes

 

En 1956, l’entrepreneur Francis Schaelstrate achète le terrain qui doit son nom au marquis Thomas de Bélézy, docteur agrégé de l’Université d’Avignon au XVIIe siècle. Le nouveau propriétaire veut en faire une enclave de bienveillance et d’harmonie ». Il en avait d’autant plus besoin que son affaire d’élevage de poulets avait été absorbée par un concurrent vorace selon un principe bien éprouvé de concentration du capital.

Revenue à Bélézy avec son compagnon, Margaux Cassan voit dans le « regard de l’autre » se révéler d’intenables paradoxes qui lui avaient échappé, dont celui d’un intégrisme naturiste, d’une systématique du corps nu ne tolérant pas la moindre contradiction ou « diversité », serait-ce celle d’un innocent micro-tissu dont le port vaut « rappel à l’ordre » immédiat : « Pourquoi, dans un monde prétendument libertaire, employer des petits soldats des bonnes moeurs pour vérifier que tout le monde est bien dans sa tenue naturelle, sinon quoi ? »

Et puis, « pourquoi un village anarchiste serait-il truffé de règles tout aussi suffocantes que pouvait l’être l’obligation d’être habillé ? » Sans doute n’est-il plus « anarchiste »...

Le 30 avril 2022, après quelques péripéties, le domaine de Bélézy ouvre ses portes avec une nouvelle direction, à l’enseigne de la société Huttopia – il se dit même qu’il serait désormais réservé aux « textiles » : «  Brutale ironie : c’est pour lutter contre la captation de son élevage familial de poulets par une multinationale que Francis Schaelstrate avait acheté ce terrain dans le sud. Quelques décennies plus tard, Bélézy est aspirée par plus grand qu’elle. »

 

Femme modèle

 

Margaux Cassan fait aussi l’expérience du corps posé sur une table drapée et que d’autres dessinent – une variation « sur le même t’aime » de mise en nu en puissance de révélation : « J’avais une vision magnifiée du modèle cristallisé, ça commençait bien avec cette sellerie drapée, comme un autel, mais modèle nu, c’est pas muse pour un amant, ni superstar, c’est juste un minuteur qui tourne et qui s’arrête, la bonne échelle, du fixatif qui pue, un plan, des traits gommés, de la géométrie... Tu cherchais quoi ? je me demande. A exister dans le regard des autres. » Ainsi, elle vit l’expérience de « n’être que proportions, volumes, lignes, ombres et couleurs  » - et source d’inspiration, en un délicat « lien ombilical » (Barthes) qui relie le corps au regard, entre trait et volume, histoire d’accéder au surréel... Après tout, l’âme ne se révèle qu’en surprenant le corps, quand celui-ci livre et offre plus qu’il n’exhibe, en son mouvement suspendu faisant moins mystère du nu qu’exigeante et éclairante « nudité du mystère »...

L’appel du nu est aussi celui du large – et l’aventure se poursuit sur la côte Pacifique du Mexique, à Zipolite (« plage des morts » dans la langue des Zapotèques), un coin de paradis très couru où, déjà en 1960, les « hippies dévêtus » écoutaient le premier album de Joan Baez. Pas question que le nu soit tu dans le vacillement des apparences et des certitudes, tant qu’il éclaire ce qui se défait et déclare à la vue de tous une forme à fond perdu qu’aucune vérité ne saurait conclure...

Margaux Cassan, Vivre nu, Grasset, 216 pages, 19 euros


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