« La face cachée » du Medef : sous l’embauche, la débauche en entreprise ?
par Paul Villach
lundi 28 janvier 2008
Est-on jamais mieux servi que par soi-même ? Mécontent de l’image dominante de l’entreprise dont il rend l’École responsable, le Medef entend désormais promouvoir la sienne auprès de la jeunesse. Il vient de publier, inséré dans le magazine Phosphore de janvier 2008, un guide intitulé « La face cachée de l’entreprise ».
Par ce « cheval de Troie », tous les centres de documentation et d’information (CDI) des établissements scolaires, abonnés au magazine, sont assurés de le recevoir avec sa première de couverture qui laisse pantois.
Un beau paradoxe
Pour capter l’attention, le Medef mise sur la surprise d’un beau paradoxe. Même si on ne s’attend pas à trouver le stéréotype de l’usine de briques à haute cheminée et toit hérissé de verrières obliques, divers symboles modernes de l’entreprise étaient disponibles : une chaîne robotisée, des écrans plats fascinant leurs utilisateurs ou, encore, un patron ravi entouré de ses collaborateurs - il ne faut plus dire « employés », c’est vulgaire ! - avec coiffure disciplinée et sourire de commande mi-béat mi-carnassier. Non, rien de tout cela ! Mais un très gros plan sur une manchette d’un blanc immaculé - celui de l’innocence - , exhibée par un poignet levé et tenue de trois doigts d’une main pour bien faire voir le bouton de manchette presque au centre de la photo !
Montrant la partie pour le tout, cette métonymie est censée représenter l’entreprise tout entière. Qui s’en était fait pareille idée ? Une manchette et son bouton assorti n’est-elle pas la métonymie d’une tenue de cérémonie plutôt que d’un vêtement de travail ? Les bleus de chauffe, les blouses blanches, bleues ou grises auraient-ils disparus du paysage de l’entreprise pour laisser place aux seuls « cols blancs » ou aux chemises-cravates des cadres ? Serait-ce que les services ont définitivement chassé les secteurs secondaire et primaire ? Ou du moins l’automatisation fait-elle qu’on ne se salit plus les mains dans l’entreprise ? C’est apparemment l’image de l’entreprise que donne le Medef. En entreprise, désormais, tenue de soirée exigée !
Un sexisme assumé
Les femmes pourraient tout de même tiquer. C’est bien la peine d’en avoir élu une à la présidence du Medef ! Les mains et la manchette à bouton sont celles d’un homme. Les femmes sont-elles quantité négligeable dans l’entreprise ? Serait-ce que le sexisme masculin envers les femmes y règne en maître comme il s’étale sans partage sur cette couverture ? Cette évidence aurait-elle échappé au Medef ou, au contraire, a-t-il délibérément pris le risque de ce reproche ?
Il semble, au contraire, qu’il assume ce sexisme bien au-delà de ce qu’on imagine. L’image inscrite dans un cercle doré sur le bouton de manchette en est la preuve. Sans doute se réduit-elle à une simple ombre chinoise, mais elle comporte une ambiguïté volontaire. On reconnaît bien sûr l’ombre portée par le poing quand se dressent l’index et le majeur pour former le V de la victoire. Si les milliardaires footballeurs chantent que « la victoire est en eux », les collaborateurs d’une entreprise, eux, ont bien le droit de revendiquer d’avoir la victoire jusqu’au bout de leurs boutons de manchette. Oui, mais quelle victoire au juste ? Celle de la conquête des marchés qui donne au collaborateur une assurance tranquille dans son habit de fête ?
Une intericonicité tenace
On n’y est pas du tout. Car ne se chasse pas aisément de l’esprit une intericonicité tenace qui conduit à reconnaître aussi dans cette silhouette inconnue une autre image bien connue : ne s’agit-il pas du lapin de la revue érotique Play Boy qu’on présente - et c’est un autre paradoxe - comme un symbole de l’entreprise ? Sa couleur rose, d’ailleurs, rappelle moins celle d’une bibliothèque que celle du téléphone ou de certains ballets.
Ainsi, non seulement l’habit de fête est-il de rigueur en entreprise parce qu’on ne s’y salit plus et que la fête est quotidienne, mais dans son coeur chaque collaborateur porte d’autres conquêtes : s’il est ainsi sur son trente et un, identifié au chaud lapin de Play Boy, c’est pour draguer ses collègues. L’entreprise est un lieu d’intense érotisme ! Qui en doutait ? On connaissait, c’est vrai, les promotions-canapés, les privautés des chefs avec leurs subordonnés, l’amour au bureau, le harcèlement sexuel et moral. On était loin d’imaginer que l’entreprise était devenue un club érotique, avec son label de reconnaissance pour les seuls initiés, ouvrant aux désirs un espace à leur assouvissement.
Pour appâter les adolescents rêveurs, le Medef n’hésite pas à leur agiter sous le nez un leurre d’appel sexuel discret : l’entreprise n’est pas du tout l’enfer que l’École leur décrit, mais le rose paradis des amours libertines.
Le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée
Et pour tenter de faire croire à cette représentation idyllique de l’entreprise où se nouent des idylles, le Medef a recours à un second leurre, le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée. « La face cachée de l’entreprise », annonce la couverture.
- L’image de l’entreprise, que répand le Medef, est forcément « une information donnée », donc peu fiable du seul fait qu’elle est livrée volontairement par l’émetteur au mieux de ses intérêts.
- Mais, en alléchant le chaland scolaire par la promesse de révéler une « face cachée », le Medef veut faire croire à « une information extorquée » plus fiable, obtenue à l’insu et contre le gré de l’émetteur qui l’aurait dissimulée car elle pouvait lui porter tort : un émetteur cache, en général, ce qui est susceptible de lui nuire. Une image de cette dissimulation est même ici offerte par une graphie lacunaire de l’adjectif « cachée » qui exige du lecteur un effort de décryptage (du grec krupto = je cache).
- Or qui est, ici, l’émetteur ? Le Medef. Et qui est l’enquêteur qui extorque cette information cachée ? Le Medef ! L’information donnée est donc bien déguisée en information extorquée. Par une inversion fallacieuse des rôles qui ne trompe que les naïfs, le Medef entend faire croire que l’image de l’entreprise diffusée par l’École, elle, n’est qu’ « une information donnée » officielle, donc non fiable, tandis que la sienne, découvrant ce qui est caché, relèverait de « l’information extorquée » plus fiable, car obtenue à l’insu et contre le gré... de lui-même Medef, syndicat majoritaire des entrepreneurs : "à l’insu de son plein gré" en somme, comme dit un penseur cycliste.
La ficelle est un peu grosse. Et le Medef, décidément inexpérimenté en lecture d’image, n’a pas pris garde non plus à une seconde intericonicité ravageuse : quand on parle de « face cachée », à quoi pense-t-on prioritairement... sinon à la lune ? N’est-ce pas la lune justement que le Medef promet aux adolescents sans expérience, en faisant curieusement en plus la promotion douteuse d’une revue érotique, vitrine de lunes d’une autre espèce ? Paul Villach