LES OUBLIÉS, par André Bouny
par André Bouny
lundi 7 avril 2025
Je veux ici anticiper l'oubli à venir des cérémonies commémoratives du 30 avril 2025. Il y a 50 ans, l’Indochine disparut. Les régimes de ses trois pays, soutenus et/ou installés par les USA, tombèrent en quelques mois durant l’année 1975. Le 17 avril, ce fut Phnom Penh (Cambodge) ; le 30 avril, Saigon (Viêt Nam) ; le 29 novembre, Vientiane (Laos).
À la fin de la Guerre du Viêt Nam, 7 millions de tonnes de bombes avaient été lâchées sur ce seul petit pays, soit plus de trois fois le tonnage utilisé durant toute la Seconde Guerre mondiale[1].
En dédicace, j'ouvris ainsi l'ouvrage Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam :
« À celles et à ceux-là :
Richard, Dale et Chester sont les trois premiers prénoms inscrits sur la liste commémorative des soldats états-uniens morts au Viêt Nam. Kelton, Danny, Joseph et Danny, les quatre derniers. Sur le mur de marbre noir du Vietnam Veterans Memorial, à Washington, sont gravés 58 253 autres prénoms. Venus lourdement armés, suréquipés, du pays le plus puissant du monde, ils portaient les prénoms de leurs saints ou de grands hommes de leur courte histoire : John, George, Franklin, Abraham, Donald, Theodore, William, Richard, Washington ou Thomas. Ils avaient joué et grandi dans les plaines arides du Colorado ou sur les parkings de Detroit pour venir mourir, jeunes, dans la forêt primitive du bout du monde pour une cause politique qui les dépassait, et des raisons plus financières qu’idéologiques.
Pour 10 soldats états-uniens tués, entre 700 et 1 000 hommes, femmes et enfants dont les prénoms animistes, dénués de genre, évoquaient valeurs humaines et poésie tels que Lotus d’or, Sincère, Orchidée blanche, Tranquille, Heureuse coïncidence, Herbes parfumées, Modestie et bienveillance, Rameau d’abricotier en fleur, Valeureux, Larmes d’automne, Joie et prospérité, Oiseau de lumière, Perle de jade, Montagne, Belle et gracieuse, Tortue d’or, Océan ou Hirondelle… furent exterminés, ensevelis vivants, fragmentés sur les mines, perforés de projectiles, gazés, brûlés, carbonisés au napalm, éclatés sous les bombes… D’autres ont été exposés à l’Agent Orange au milieu de leur nature exubérante. Beaucoup sont morts de ce contact, et leur descendance souvent condamnée à naître sous des formes inhumaines… »
Mes pensées vont donc aussi aux cinquante mille enfants Amérasiens que les médias dominants n’évoquent jamais, tandis qu’ils existent par nuées après toute guerre. Appelés péjorativement « Bui đời » en vietnamien, « Dust of Life » en anglais, pour nous : « Poussières de vie », ils sont le symbole de la trahison nationale. Les réceptacles de la répulsion vengeresse, insultés et battus, ils survivaient avec leurs mères damnées, puisqu’elles avaient eu un enfant avec un soldat américain… soit lors d’un amour impossible, souvent d’un viol, voire d’une relation tarifée pour survivre. Leurs visages métissés disaient qu’en eux coulait le sang ennemi. La terre natale de leurs mères s’est refusée à eux toute leur vie. Ces « poussières de vie », filles et fils de GI, enfants le plus souvent orphelins, cireurs de chaussures, vendeurs de billets de loteries, cyclos jusqu’à l’épuisement mortel, domestiques ou voleurs de nourriture, réprouvés de toute part, avaient un rêve commun. Celui de retrouver ce père mythique dans un lointain pays radieux. Aussi, quoique pauvres, le plus souvent miséreux jusqu'à la honte de vivre, glanaient-ils dans les rues un anglais approximatif pour se préparer au fantastique départ imaginaire. Certains y parvinrent au péril de leur vie, d’autres atterrirent dans des camps pour réfugiés, beaucoup moururent en mer. Suite à un accord de « rapatriement » partiel datant des années 80’, leur fragile position sociale les mit à la merci de la servitude ou d’un contrat, car au pays lointain leur visage-boomerang les dénonça une nouvelle fois. La blessure d’identité, de cœur et d’âme, ne cicatrise jamais. Un tunnel sans issue. Michaël Flaks apprit le destin de l’un de ces « enfants-poussières » des rues qu’il avait rencontré parmi d’autres dans l’ancienne Saigon : « Lui et sa mère ont été installés en 1983 à Memphis. En 1987, durant un cambriolage auquel il avait participé, trois personnes furent tuées. Il a été condamné à mort en 1989 par un tribunal du Tennessee. » Il attendra 36 ans dans le couloir de la mort de ce pays lointain qu’il pensait de liberté.
[1] Il en sera largué autant sur les deux autres petits pays de l'ancienne Indochine, le Cambodge et le Laos.