« Médiapart » d’É. Plénel, un nouveau média ou un média de plus ?

par Paul Villach
vendredi 7 décembre 2007

Parce qu’on ne peut se satisfaire de la qualité de l’information disponible aujourd’hui, l’annonce de la création d’un nouveau média suscite intérêt, espoir et sympathie. Des journalistes parmi lesquels on reconnaît des anciens du journal Le Monde, comme Édwy Plénel, Laurent Mauduit, Érich Incyan, viennent, le 2 décembre dernier, de mettre en ligne leur projet d’un journal participatif, Médiapart.

On ne peut que souscrire au diagnostic qu’ils portent eux aussi sur l’état préoccupant de l’information en France. On enregistre avec satisfaction leur volonté de rompre avec cette dépendance économique qui a fait des médias les porte-parole du pouvoir économique. Et quand celui-ci est étroitement lié au pouvoir politique, la pluralité des médias ne garantit plus le pluralisme des opinions : cette apparence pluraliste n’a d’autre fonction que de servir d’écran à l’unique « voix de son maître ». Évoquant son expérience au Monde dans l’interview télévisée disponible sur le nouveau site, Laurent Mauduit rapporte ainsi l’incident, parmi d’autres, qui l’a conduit à quitter ce journal : une enquête, qu’il venait de rédiger sur les Caisses d’épargne, a été tout simplement censurée. Le président du conseil de surveillance du journal, a-t-il découvert peu après, assurait des missions de conseil secrètes et rémunérées auprès des Caisses d’épargne ! Tout est dit : « Nul être sain ne livre volontairement des informations susceptibles de lui nuire ». Qui peut contredire ?

L’ambition d’un journalisme « repensé », « refondé »

C’est pourquoi on attend de ces pionniers d’un nouveau journalisme qu’ils abandonnent les mièvres légendes d’une mythologie journalistique qui, pour partie, a conduit à cette situation en fortifiant la naïveté des lecteurs. L’autre responsable majeur est l’École qui inculque toujours à ses élèves, sans scrupule ou en toute ignorance, des notions erronées empruntées, il est vrai, ... à la mythologie journalistique.

- L’éditorial-manifeste que signe, ce 2 décembre 2007, Édwy Plénel, insiste avec bonheur sur leur ambition de « repenser » et de « refonder » l’activité journalistique en lui assurant d’abord l’indépendance économique. Il dénonce avec raison l’illusion de la gratuité de l’information. L’accès apparemment gratuit à des journaux et à des sites internet l’a particulièrement développée : c’est oublier naïvement que la publicité et la course à l’audience, qu’elle impulse pour sa plus large exposition possible, est le prix souterrain que le journalisme finit par payer très cher, celui de l’auto-censure et de « l’information indifférente ». Laurent Mauduit rappelle ainsi que l’ancien patron de Vivendi, J.-M. Messier, mécontent des informations publiées sur son entreprise, avait refusé toute campagne publicitaire au journal : comment se priver de gaîté de cœur de 15 millions d’euros ?

- É. Plénel montre également que l’équipe de Médiapart paraît avoir pris conscience que cette indépendance est avant tout conditionnée par ses lecteurs : « Désormais soumis à vos avis, commentaires et contributions sur ce pré-site, leur écrit-il, l’avenir de ce projet est entre vos mains ». Nul doute que des lecteurs avertis constituent le meilleur rempart de l’indépendance du journaliste : on ne raconte pas de bobards à qui est capable de le repérer, sauf à prendre le risque de se discréditer. Pourquoi les journaux de 1914-1915 (Le Temps, 4/8/1914 - L’Intransigeant, 17/8/1914 - Le Matin de Paris, 27/4/1915, etc.) pouvaient-ils se permettre de raconter que «  les balles allemandes ne (tuaient) pas  », que « les schrapnels (retombaient) en pluie inoffensive  », que «  les gaz asphyxiants n’(étaient) pas bien méchants », sinon parce qu’ils s’adressaient à des lecteurs que leur passage par l’École laïque et obligatoire n’avait pas moins rendus inaptes à percevoir les leurres dont on les amusait ?

La persistance d’une mythologie fallacieuse

Aussi, ce nouveau journalisme « repensé » et « refondé » devrait-il être attentif à écarter désormais les erreurs diffusées quotidiennement par l’ancien, qui ont cultivé chez les lecteurs la crédulité. Or, cet éditorial-manifeste ne laisse nullement augurer de l’aggiornamento nécessaire. On y relève, au contraire, les concepts erronés de la mythologie journalistique la plus traditionnelle.

- L’usage de termes moraux sonne l’alarme. Les principes de ce nouveau journalisme sont fixés en ces termes : « Sa première obligation est à l’égard de la vérité, sa première loyauté envers les citoyens, sa première discipline la vérification et son premier devoir l’indépendance ».

- Plutôt que de parler de « vérité », réalité insaisissable pour un être humain qui n’est ni omniprésent ni omniscient, pourquoi ne pas viser plus modestement « une représentation de la réalité la plus fidèle possible » ? La formulation serait-elle trop longue ? Avant de se lancer dans d’autres enquêtes, calerait-on déjà à Médiapart devant les contraintes d’airain qui s’exercent sur la perception humaine de la réalité ? Cette formulation a pourtant le mérite de ne pas présenter le journal comme une source biblique montrant « la voie, la vérité et la vie ». La loyauté, de son côté, est un engagement déontologique qui fait honneur à ceux qui le prennent : mais qui peut affirmer qu’il s’y tiendra toujours ? La défense de sa survie nécessite souvent qu’on y manque pour égarer celui qui menace. Un lecteur doit-il donc se fier seulement à cette promesse ? Quant à « la discipline de la vérification », qui est assuré de toujours s’y astreindre ? Surtout, des informations vérifiées suffisent-elles à garantir une information de qualité ? Il est bien souvent des informations dûment vérifiées qu’on se garde justement de publier, car, encore une fois, « nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire » : ce principe fondamental de la « relation d’information » est intangible.

« Journalisme d’investigation », ce joli pléonasme

Ainsi la fonction prioritaire assignée désormais au nouveau journaliste, « remis à sa juste place » et «  (fondant même) sa légitimité démocratique  », est-elle entachée d’une carence majeure : «  chercher, écrit É. Plénel, trouver, révéler, trier, hiérarchiser, transmettre les informations, les faits et les réalités, utiles à la compréhension du monde, à la réflexion qu’elle suscite et à la discussion qu’elle appelle  ».

Ce travail d’enquête est certes le rudiment de la profession, même si son « oubli » a conduit à inventer un joli pléonasme, « le journalisme d’investigation », sans doute pour ne pas nommer par charité ou dissimulation celui qui ne l’est pas, « le journalisme de connivence » ou « le journalisme de l’information indifférente ». Il ne faut pas pour autant tomber dans l’image d’Épinal de Rouletabille ou de Tintin reporter. En fait d’investigation, le journaliste voit souvent venir à lui des informations de première main sans qu’il ait à beaucoup courir le monde : un simple courrier anonyme dans sa boîte aux lettres ou un rendez-vous discret dans un café avec un informateur ou des rencontres plus romanesques dans un parking souterrain, comme entre « Gorge profonde » - pseudonyme de W. Mark Felt, directeur adjoint du FBI - et deux journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, entre 1972 et 1974, devenus les figures emblématiques du genre, après « l’affaire du Watergate » qui a poussé Nixon à démissionner.

L’information est une guerre à intensité variable

Mais dans tous les cas, une fois l’information établie, se pose la question essentielle : la diffuser ou pas ? Telle est la question et tel est le commentaire qui s’attache indissolublement à sa diffusion ou à sa rétention ! À en croire la règle d’Édwy Plénel, le critère de diffusion serait son «  (utilité) à la compréhension du monde, à la réflexion qu’elle suscite et à la discussion qu’elle appelle ». On le veut bien. Mais qu’est-ce qu’une information « utile à la compréhension du monde » ou encore une information « d’intérêt public » ?

- Trop d’exemples montrent que ce sont précisément ces informations qu’un émetteur garde de préférence secrètes pour avoir l’avantage sur son adversaire. L’information n’est pas un club où l’on devise courtoisement, elle est d’abord une guerre, même si, heureusement, son intensité varie. Et toute guerre est d’abord une guerre d’information pour attirer l’ennemi sur de fausses pistes.

« L’Opération Mincemeat », menée par les Alliés en avril 1943, en est un bel exemple. L’information « utile à la compréhension du monde » devait être impérativement cachée à l’ennemi nazi pour qu’il se désengageât des plages de Sicile si évidemment propices à un débarquement de troupes venues d’Afrique du Nord. Le cadavre d’un officier britannique échoué sur une plage d’Huelva au sud de l’Espagne, avec une sacoche de documents ultra-secrets attachée au poignet, a permis d’égarer les nazis, en leur faisant croire que la Sardaigne et la Grèce étaient préférées à la Sicile. Seulement, ce cadavre qui signait apparemment un accident d’avion, était celui d’un SDF, mort empoisonné, qu’on avait déguisé et acheminé en sous-marin au large de Huelva : pour rendre crédible un accès simulé à des informations aussi secrètes, il fallait bien faire croire à une chance inouïe tombée du ciel.

Or quelle « représentation de la réalité » était alors accessible et en premier lieu aux journaux désireux d’en rendre compte, en dehors d’une photo de la plage où avait eu lieu la découverte, et de l’interview des découvreurs, avec leur état-civil, le temps qu’il faisait, leur émotion et toute « l’information indifférente » qui s’ensuit, faute de pouvoir accéder à une « information extorquée », la seule pourtant qui eût valu la peine, mais que la vie de dizaine de milliers d’hommes et de femmes commandait de garder rigoureusement verrouillée ?

- Le journaliste peut bien vouloir «  (redonner toute la) vigueur et (la) force (qu’il veut) à ce travail d’information, d’enquête et d’explication, de terrain et de contextualisation  », même s’il y parvient - ce qui n’est pas sûr - la question essentielle demeurera au bout du compte : publier ou ne pas publier ? Et la réponse dépendra toujours des intérêts en jeu.

Ces sempiternelles erreurs promotionnelles chères à la profession

On retrouve, enfin, sous la plume d’É. Plénel les mêmes erreurs qu’il n’a cessé de propager avec sa profession dans le but d’acquérir un crédit à peu de frais. S’il convient volontiers que «  le jugement, le point de vue, l’analyse ou le commentaire, l’analyse et l’engagement, l’expertise et la connaissance ne sont pas (la) propriété exclusive (du journaliste)  », et qu’il se félicite de cette redécouverte, c’est pour aussitôt attribuer d’office au journaliste celle de la transmission des « informations  », des « faits » et des « réalités ». Et revoilà revenues par la fenêtre la distinction fallacieuse entre « fait » et « commentaire » et la définition erronée de l’information présentée comme « un fait », base erronée d’« une théorie promotionnelle de l’information » répandue par les médias depuis des lustres.

- É. Plénel n’a pas varié sur ce point, au moins depuis son ouvrage La Part d’ombre publié en 1994. La rédaction du Monde dont il était le directeur, reprenait huit ans plus tard une même conception du journalisme dans la brochure L’Esprit du Monde en janvier 2002 : «  L’information du Monde doit être honnête et équilibrée, lisait-on. Cela signifie en premier lieu qu’elle doit être scrupuleusement dissociée du commentaire : priorité doit être donnée à l’établissement des faits, aussi impartialement que possible, sur le jugement que ceux-ci suscitent ». Le Monde, était-il ajouté, «  a naturellement pour but de permettre aux lecteurs de faire le tri entre ce qui relève des faits, qui doivent être considérés comme sacrés, et ce qui relève du commentaire, libre par définition ». Les révélations de Laurent Mauduit, évoquées plus haut, montrent l’usage qui peut être fait de ses professions de foi, la main sur le coeur !

- Interrogé par la revue Médias (n° 3) en décembre 2004, après sa démission, E. Plénel, lui-même, répétait invariablement ce « credo » : «  Un bon journal, c’est d’abord un journal honnête. Un journal dont je connais les règles de production, qui ne me fourgue pas une marchandise clandestine, qui ne mélange pas l’information et le commentaire, qui ne biaise pas, qui ne ment pas par omission, qui vérifie ses informations, n’oublie jamais de les sourcer et s’efforce de les contextualiser (...)  »

- Au martèlement de l’erreur doit répondre celui de sa correction. On ne répétera jamais assez que l’on n’accède jamais à « un fait » par ses médias (les cinq sens, les postures, l’apparence physique, les mots, les silences, les images, les diverses prothèses électroniques, etc.) - qui par nature s’interposent entre soi et la réalité. Ainsi une information n’est- elle pas « un fait », mais «  la représentation d’un fait plus ou moins fidèle qu’on garde secrète, livre volontairement ou extorque, selon ses intérêts » : autant dire qu’ « un fait » est indissociable du « commentaire » qui le livre, et qu’on ne peut l’en extraire comme on tire le radium de la pechblende. Le journaliste peut bien enquêter sur le fameux « terrain », comme aime à dire É. Plénel et ses collègues. Ce qu’il en rapportera pour autant, ne sera jamais « le terrain », mais « une carte » de ce terrain plus ou moins fidèle, selon le mot de Paul Watzlawick, disparu en mars dernier. Pour le lecteur qui veut en savoir plus, il suffit qu’il se reporte à plusieurs articles précédents qu’on a publiés sur Agoravox, et en particulier « La leçon tragique de journalisme de Géraldine Muhlman sur France-Culture » ou « Si le JT n’est ni de l’information ni du journalisme, alors qu’est-ce que c’est ? ».

On souhaiterait que les promoteurs de ce nouveau journalisme comprennent que c’est leur propre avenir qu’ils engagent dans le choix d’ « une théorie de l’information » qui arme ou désarme leurs lecteurs ou auditeurs contre la crédulité. Ils ont tout à gagner à long terme à mettre sur la table les contraintes d’airain qui s’exercent sur « la relation d’information » au lieu de ruser une fois encore. Contre la pression implacable exercée sur l’information par la contrainte des motivations de l’émetteur et par celle des médias, comme l’emprise des « ressources » (propriétaires et annonceurs), un lectorat averti est un bouclier plus sûr qu’une simple profession de foi déontologique.

É. Plénel et l’équipe de Médiapart s’inscrivent, disent-ils, dans la lignée d’Albert Camus, animateur du journal Combat, issu de la Résistance, décidément très sollicité aujourd’hui. Comme lui, soutiennent-ils, ils ont l’ambition «  à (leur) place et pour (leur) faible part, (d’) élever (le) pays en élevant son langage ». La première preuve de cette volonté d’ « élévation du langage » ne commence-t-elle pas par l’abandon des erreurs d’ « une théorie promotionnelle de l’information » qui n’a que trop désorienté jusqu’ici les citoyens ? L’École qui s’est toujours refusée à cette correction, serait, après, bien obligée de suivre.


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