Sarkozy, archange du chaos politique et de la chaophonie
par Bernard Dugué
jeudi 24 janvier 2008
La société d’hommes est faite d’actions, d’interactions, de lents mouvements donnant l’impression de surplace, alors que les esprits ont le sentiment de s’enliser, que des tensions se manifestent. Parfois, des crises se manifestent, sans prévenir, comme en Mai-68. En vérité, depuis que les sociétés existent, les crises et les conflits accompagnent les siècles, prenant des formes spécifiques, notamment à travers les techniques utilisées et les factions qui s’affrontent. De nos jours, la complication des existences donne une forme spécifique à la politique qui intervient pour résoudre des problèmes d’ordre social, juridique, législatif, technique, dans tous les secteurs d’activité ainsi que dans la vie quotidienne des Français. A l’échelle gouvernementale, la politique se veut globale, couvrant le champ le plus vaste possible. Avec Chirac, nous avions un style présidentiel facilement identifiable, celui du sage et du juge de paix s’efforçant de maintenir un cours régulier dans les affaires sociale et politique, avec un pilote à Matignon pour les affaires françaises, intervenant de temps à autre en temps de crise, s’affichant devant les caméras pour bien marquer sa fonction, et soucieux de diplomatie, de ne pas fâcher les partenaires sociaux. Bref, il s’agit de calmer la donne, avec au bout une espérance de stabilité sociale, mais comme risque majeur, celui de fournir un pansement masquant les plaies profondes de cette société qui pourraient se remettre à saigner dès lors que les tensions parviennent au seuil de leur expression.
Nicolas Sarkozy adopte un autre style. Il provoque en croyant, à tort et à raison, qu’en donnant un coup de pied dans la fourmilière sociale, les gens du système vont se bouger, dialoguer, se recomposer et solutionner quelques problèmes en souffrance. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette méthode peut se révéler gagnante et, d’ailleurs, elle a son pendant dans le domaine de la physique statistique, de la dynamique complexe et des applications en termes d’évolution. Les physiciens savent qu’un système possédant un très grand nombre de degré de liberté et soumis à une dynamique chaotique peut être stable. Cette propriété a été désignée comme homéochaos. Par ailleurs, ces propriétés d’instabilité chaotique sont supposées être source de diversité à l’échelle du vivant. Voilà sans doute un éclairage assez étonnant du style Sarkozy. Mettre une dose d’instabilité sociale, briser quelques nœuds karmiques et faire en sorte que cela ouvre la voie vers quelques réformes, quelques recompositions, tout en conférant à la société une relative stabilité lui permettant d’avancer dans les trous d’airs provoqués par l’extérieur, la mondialisation, et les perturbations politiques internes liées à de supposés réformes, ruptures, impératifs sociaux et écologiques qu’il faut régler dans l’urgence, quitte à recomposer les équipes en charge de ces réformes.
Qui a entretenu Sarkozy des propriétés du chaos ? Nul ne le sait, certainement pas Guaino. Toujours est-il que nous voyons, au niveau même des propos de Sarkozy, des sortes d’oscillations dans les prises de positions et même d’avérées incohérences. Ces phénomènes oscillatoires sont très connus dans les systèmes dynamiques auto-organisés. Un jour, Sarkozy défend le religieux, énonce la bonne nouvelle, Dieu en chaque homme, un autre jour, il défend avec force son attachement à la laïcité. Ce cinéma peut durer quelques temps avant qu’un changement ne se dessine vraiment. Verra-t-on une transcription législative de cette laïcité positive lancée à une opinion qu’il faudra convaincre. Nul ne le sait, mais Sarkozy sait (ou espère) que la méthode de la déstabilisation chaotique suivie de la convergence vers un nouvel attracteur peut donner ses fruits dans la mesure où il garde le contrôle de la situation. Autre phénomène d’ordre chaotique, pour ne pas dire giratoire, la question de la pub. Un jour, le président annonce qu’elle sera financée par une taxe sur la télévision privée, un autre par les utilisateurs du net et, enfin, par la vente de PC et d’écrans plats. Voilà tout un art de la cacophonie, mais le terme n’est pas approprié. Mieux vaut parler de « chaophonie ». Semer la diversion, jouer de l’incohérence. On aura noté au passage la montée des actions de TF1 le jour des vœux présidentiels. Une incohérence de plus. Si la pub devait être taxée, l’action aurait dû baisser. Nous verrons si la méthode sera efficace lorsque la France sera à la présidence de l’Europe. Il va nous falloir un Sarkaozy d’enfer, pour bouger ce colosse de 27 nations et faire accoucher en six mois une défense européenne commune et une politique de l’immigration.
A notre petite échelle, notons que la stratégie du chaos a porté ses fruits et que, le Modem servant de pièce de recomposition, un jeu de chaises musicales se déroule pour les élections municipales. Pas de grand bruit, mais des phénomènes d’ordre chaotique qu’on pourrait aussi traduire en termes d’alignement de spin. A Dijon, le spin du Modem est pointé en bas, vers le PS, à Marseille c’est en haut, vers l’UMP. Du coup, le militant de base est noyé dans cette incohérence. Chez les Verts, c’est la discorde dans quelques municipalités. Par exemple à Bayonne où deux élus écologistes ont été exclus du mouvement pour avoir rejoint l’UMP, sans doute confortés par la dynamique des hussards du développement durable prêt à se précipiter dans l’action, comme à l’occasion des OGM. En Alsace aussi, quelques Verts sont mûrs pour un siège éjectable. Dans la ville de Pau, l’UMP s’associe au PS pour contrer l’ascension de Bayrou, sans aucune cohérence politique autre que celle inventée sur place, de quoi désorienter le citoyen. Mais c’est cela l’effet du chaos. A noter un étrange phénomène à Bordeaux où Alain Juppé se met à singer le président, tout d’abord en cassant la hiérarchie des adjoints, ce qui permet d’en rendre un seul visible, le meilleur d’entre tous. Mieux encore, Juppé veut réserver un poste d’adjoint au PS. Voilà de quoi mettre un peu plus d’incohérence, mais, au bout du compte, ce chaos finira par se stabiliser dans l’attracteur étrange que nous ne voyons pas se dessiner pour 2008. Et pour cause, l’indéterminisme étant associé au processus chaotique.
La méthode du chaos organisateur fut aussi appliquée dans le champ des idées. Cette fameuse politique de civilisation. Ces quelques idées d’Edgar Morin récupérées par Sarkozy qui pioche aussi dans quelques mesures du PS. Et cette politique de civilisation qui était claire du temps où son auteur la présentait dans les journaux alors qu’on ne sait plus ce qu’elle veut dire actuellement. De quoi semer le trouble et le chaos dans les esprits. Pareil pour Jaurès, les jeunes Français ne savent plus qui fut ce personnage. Et Mai-68 qu’il faut liquider, et les 35 heures qu’il faut assassiner, autant de coup de pieds dans la fourmilière sociale. On y verra sans doute une technologie industrielle de l’esprit si chère à Stiegler, mais dans une application que l’auteur n’approuverait pas. Il ne s’agit plus de penser, mais plutôt dé-penser pour se dépenser et s’agiter autour de toutes les phrases, mesures, propositions lancées par cette voix présidentielle chaophonique. Un coup je m’implique dans les municipale, un autre coup je me tiens à distance. A se demander si la société n’est pas le jouet du président. Une sorte de Lego dynamique et plastique qu’il met à l’épreuve de ses déclarations et action pour tester si une nouvelle figure jaillit, à l’instar des cubes aimantés de von Forester. Sarkozy et son magnétisme qui désorganise les pôles politiques, au gouvernement, mettant Christine Boutin et Fadela Amara en répulsion, ou aux échelles locales. Par porosité des impulsions lancées pour pratiquer l’ouverture.
La politique de Sarkozy, elle, semble bien emprunter aux théories de l’auto-organisation et du chaos développées il y a vingt ou trente ans. Pour un éclairage spécial, voici un extrait d’un livre de Jacques Attali à ses débuts, Les Trois Mondes : « La subversion exige la séduction : pouvoir parler de non-violence, de création, de tolérance, de parole, faire l’apologie de la disparate, du complexe, de l’invention de la négation de soi (souligné par moi) (...) jouer au parasite, vider tout de sens, et non dire autre chose : car rien ne peut être entendu avec les langues du temps, qui récupèrent tout en un dérisoire combat pour le contrôle de l’ordre (...) dévoyer la culture jusqu’à son cauchemar, jusqu’à la nausée de la fascination » (p. 362)
Dévoyer, subvertir, vider du sens, les langues de la chaophonie et, au bout, une stabilisation liée aux propriétés du chaos organisateur. Voilà un trait saisissant de la politique de notre président, une rhétorique de la déstabilisation apparemment parfaitement maîtrisée. Est-ce bien ou mal ? Chacun jugera.