Témoignage : l’autonomie des universités bafouée

par Gilles
mercredi 12 mars 2008

Cette histoire aurait pu être un scoop... si j’avais été journaliste ! A travers un exemple local, j’illustre le fait que la subordination des universités aux intérêts privés peut, contrairement aux objectifs affichés de la loi Pécresse, contribuer à anéantir leur autonomie et étouffer la démocratie. Un industriel local favorable à un projet de construction d’autoroute, pourtant censé être gelé après le fameux Grenelle de l’environnement, menace de sanctionner financièrement une université ayant publié une étude montrant l’opposition d’une majorité des citoyens au projet si elle ne dénie pas publiquement ses propres résultats. L’industriel, présent au CA de l’université, se sert de sa dotation financière pour faire chanter la direction et les chercheurs.

Petit tour d’horizon local pour planter le décor

Il était une fois un centre universitaire d’un département rural de la France et qui aspirait à gagner son indépendance en étant promue université à part entière. D’abord créée comme centre universitaire rattaché à l’université de la grande métropole régionale pour offrir aux étudiants locaux une formation supérieure de proximité, elle sut au fil des ans se développer en offrant, outre les filières habituelles, des formations professionnelles en collaboration avec les industries locales, notamment dans les secteurs de la chimie et de la pharmacie.

Dans ce département, les baronets locaux en s’évertuant à cultiver les réseaux d’influence et en courtisant tous les secteurs socioéconomiques parviennent à se tailler une influence démesurée au sein de leurs fiefs. De ce fait, les projets d’infrastructures publics lancés par les élus (autoroutiers par exemple) sont souvent intimement liés au développement exigés par ces industriels pour faire perdurer l’activité dans la région. A l’occasion, ces baronets usent de leurs connivences au sein du conseil d’administration du centre universitaire local pour nommer des amis ou des parents à des postes d’emploi public, comme par exemple ce responsable informatique aux qualifications décriées... mais ce n’est pas le sujet.

Du côté du centre universitaire, les formations, notamment par apprentissage, sont de plus en plus envisagées à l’aune du développement économique local en coordination avec les industriels et le patronat local, qui en échange participent financièrement au fonctionnement de l’université. Dans certains cas, des abus ont déjà lieu. Au lieu d’embaucher, certaines entreprises patronnent des formations leur fournissant une main-d’œuvre étudiante peu chère et ponctuelle sous couvert d’apprentissage ou de stages sans que la plus-value pour l’étudiant soit évidente. Du vrai gagnant-gagnant : l’entreprise y gagne, l’université y gagne... mais l’étudiant et l’enseignant-chercheur pas vraiment ! Dans d’autres cas, les « généreux donateurs » subordonnent l’embauche de chercheurs par le centre universitaire à leurs besoins industriels, et tant pis si une fois le projet mené à son terme, le centre universitaire doit se coltiner à vie un chercheur dont elle a peu ou plus besoin pour ses autres activités, tout en laissant à l’Etat le soin de le rémunérer pendant des décennies sur les fonds publics.

Le grand journal local, dont le patron est politiquement influent dans la région, dépend bien entendu pour sa bonne santé financière de ses bonnes relations avec les entreprises. Ce journal est par ailleurs accusé de ne présenter que des articles favorables à un ambitieux projet autoroutier patronné par diverses entreprises. On se demande bien pourquoi !

Notons qu’élus, patrons d’industries et de presse fréquentent les mêmes cercles, font parties, des mêmes réseaux.

La loi Pécresse vécue localement

Maintenant, ayant atteint une taille critique et étant de plus en plus autonome, ce centre universitaire réclame son indépendance au ministère, qui tarde quelque peu à donner le feu vert. Pour montrer sa bonne volonté, la direction fut pilote dans la mise en œuvre des grandes réformes UMP sur l’enseignement supérieur et accueillit la loi Pécresse très positivement, notamment en anticipant ses partenariats avec le privé de manière très volontaire.

Parmi les enseignants-chercheurs, certains grognent car leur mission est de plus en plus au service de l’industrie et des services locaux. La recherche fondamentale ou élargie à des domaines dépassant les frontières du département passe de plus en plus au second plan, les filières non applicatives déclinent. Ce centre universitaire se dédie donc à devenir, avec succès, une université de seconde catégorie à ambition surtout locale axée sur la formation professionnelle. Les opposants à la loi Pécresse sont plutôt mal vus par la direction et les élus... mais ce n’est pas le sujet non plus ! Patientez encore un peu, j’y viens.

Le sondage qui bouscule ce bucolique petit tableau de la France profonde

Ça c’était pour dépeindre le cadre. Pour gagner de l’argent dans ce monde de brutes, une filière a décidé d’effectuer des sondages avant les élections municipales. Rien à voir avec la mission de l’université me direz-vous, mais il faut bien se financer tout en ouvrant des axes de recherche sur les sondages ! Ces sondages ont ensuite été publiés et abondamment commentés dans la presse locale. Avant de se lancer dans la campagne, il avait été décidé de tester le plateau, les ressources, l’organisation, le matériel sur un sujet-test reposant sur un échantillon non représentatif de 300 personnes. Ce sondage n’était en aucun cas destiné à être commercialisé ni publié.

Le sujet-test concernait l’étude des opinions des citoyens à propos du projet autoroutier liant la grande métropole régionale à la sous-préfecture du département autour de laquelle une grande entreprise, déjà très présente dans le département et élément non négligeable, présente au conseil d’administration (CA) du centre universitaire, avait décidé de se développer. De ce fait, elle soutenait vivement ce projet autoroutier, qui de plus semblait faire l’unanimité parmi les décideurs locaux, élus comme du secteur privé.

Mais catastrophe ! Lors d’une discussion informelle entre un enseignant-chercheur de ce projet et un journaliste du journal régional local, le journaliste se montra très intéressé par les résultats de ce sondage et demanda l’autorisation de faire un article dessus. Accordé, gratuitement de surcroît. Les résultats publiés montrent que la population n’est pas très chaude pour ce projet. Hormis les gens se trouvant en bout d’autoroute qui le plébiscite, ceux autours du tracé le rejettent pour divers motifs (bruit, pollution, inutile...) et préfèrent de loin un meilleur aménagement de la route nationale, moins coûteux, plus rapide et moins destructeur de l’environnement.

Les édiles départementaux se trouvent alors en porte-à-faux avec leur peuple. Rien de nouveau sous le soleil, me direz-vous, et effectivement les élus s’en fichent royalement. Ce n’est pas un petit article d’un journaleux inconnu publiant une enquête non représentative dans le grand journal local, par ailleurs très pro-autoroute en général, qui changera quelque chose.

Les pressions des industriels locaux sur les chercheurs et les journalistes

Les jours passent paisiblement jusqu’à ce que l’université reçoive un courrier recommandé de la part de cette grande entreprise, très intéressée elle par le projet autoroutier. Et, là, sidération. Cet honnête industriel menace tout de go de revoir ses partenariats dans l’apprentissage avec le centre universitaire, et même d’engager des poursuites judiciaires, si l’universitaire ne se dédie pas publiquement dans la presse des résultats de sa propre étude.

Impossible de les ignorer, vu que sans leurs contributions, la filière souffrirait financièrement, que la direction du centre pourrait sanctionner les fautifs et que de toute façon au moment de la loi Pécresse les pourvoyeurs de fonds deviennent incontournables pour exister.

Impossible d’accepter non plus. Car outre que déontologiquement le chercheur indépendant ne peut accepter de se voir dicter les résultats issus de ses recherches, céder serait une mise au pas publique de l’université et une humiliation suprême pour ces chercheurs.

Pour l’instant les chercheurs ont répondu, fort cordialement, en mettant en relief les points positifs des résultats du sondage, à savoir que ceux en bout d‘autoroute sont très favorables au projet. Mais attendons les nouveaux développements de l’affaire, elle n’est pas finie. En même temps, la presse régionale a supprimé le premier article de ses archives on-line et l’a remplacé par cette nouvelle argumentation. J’en déduis que la rédaction du journal a dû elle aussi recevoir un tel recommandé, à moins que tout ne se soit décidé entre amis autours d’un cocktail au Country Club. Seul un site web d’opposants reprend les chiffres de l’étude.

Aux chiottes le Grenelle

Notez qu’à ce niveau nous n’avons pas encore parlé du Grenelle de l’environnement, vous savez ces discussions hypermédiatisées, au cours desquelles, promis, juré, on gelait les constructions d’autoroutes. Hormis, un dans l‘Est, un en Aquitaine et celui-ci... ça fait déjà trois !

Non seulement caudillos locaux et industriels s’en fichent comme de l’an quarante, mais n’hésitent pas à pourchasser tous ceux qui osent les remettre en cause, surtout s’ils risquent d’éveiller la populace. Ah la démocratie, ah les engagements, ah le développement durable... il n’y a plus qu’à déféquer dessus et tirer la chasse !

La loi Pécresse encourage le développement des connivences coupables

Mais, plus grave, loi Pécresse ou non, si les universités dépendent de trop des financements privés locaux, la preuve en est que des acteurs privés peuvent user et abuser de leur pouvoir pour orienter les travaux des universitaires vers des buts égoïstes, à l’encontre des citoyens et de l’environnement, pour des missions n’ayant rien à voir avec celles de l’université, a priori centrée autour de la recherche et de la formation supérieure en toute objectivité.

Ils arrivent, en tenant par « les bourses » élus, universitaires et médias, à complètement occulter le débat démocratique en gommant toute référence pouvant éventuellement donner lieu à un débat d’utilité publique, et circonstance aggravante, à propos d’un thème que le Grenelle de l’environnement avait élevé au rang de cause nationale, voir salvatrice pour l’humanité, se pavanant en exemple devant le monde entier.

Si les universités dépendent encore plus des financements privés, leur objectivité en sera amoindrie, leur mission détournée, et ce, au détriment des contribuables, des étudiants et de la recherche. Ceci est particulièrement vrai pour les petites universités à la faible marge de manœuvre et très, trop, intégrées dans le tissu économique local avec en sus un CA de plus en plus miné par les élus et les entreprises. Ces derniers ont largement démontré au travers de moult « affaires » qu’ils étaient capables des pires connivences sur le dos des citoyens et du pays.

Cet article qui fait référence à une situation réelle (je reste floue volontairement afin de ne pas incriminer mes sources) n’est pas un plaidoyer anti-loi Pécresse ou contre le développement de partenariats public-privé. J’y dénonce les connivences et les jeux de pouvoir locaux qui, s’ils ne sont pas très strictement encadrés, ne peuvent qu’être dommageables à terme à l’ensemble de la société. L’indépendance des chercheurs, le développement des projets de recherche, la formation des étudiants et même l’autonomie des universités est mise à mal ; ironique quand on sait que la loi Pécresse est justement censée rendre les universités plus autonomes ou, plutôt, plus manipulables de l’extérieur.


Lire l'article complet, et les commentaires