Le défi d’un nouveau commencement de la Science

par Bernard Dugué
jeudi 17 février 2022

 

 1) Dans son maître livre, Das Ereignis (De l’Avenance), Heidegger explique pourquoi il envisage un nouveau commencement pour la pensée philosophique occidentale. D’Héraclite et Anaximandre à Nietzsche, une longue histoire de la métaphysique a traversé l’Europe et semble achevée. Aux commencements, le philosophe était face à l’étant, il regardait l’ouvert avec une mise au point fixe. Il était face à l’étant mais l’être se défilait, se détournait de son regard, se dérobait, laissant après son passage quelques traces scintillantes, les Idées. L’autre commencement proposé par Heidegger est une manière inédite d’interroger l’être derrière l’étant. Sortir de la zone de sécurité et ne pas se limiter au monde de la vie, changer son regard, se configurer à l’image d’un télescope dont le miroir est mobile, dont la mise au point varie et dont l’image tend à s’effacer, se dissoudre. Le saut vers l’Etre consiste à maintenir ouvert ce qui se rétracte, à s’approprier cette présence qui tend à se faire absente en se dérobant. En osant une métaphore musicale convient ; le miroir est une « antenne » qui se cale sur des fréquences, des émotions spirituelles. L’appropriation de l’Ereignis est en quelque sorte un jeu de résonance, une attente, un regard qui est en réalité une écoute, être à l’écoute de l’être et parvenir à retenir et s’approprier une « résonance » qui ne dure qu’un moment et se rétracte, se fond dans une immensité (ontologique ?). Si Heidegger a construit sa démarche sur la thèse de l’oubli de l’être, alors la philosophie contemporaine a répliqué en oubliant le « nouveau commencement » qui à dire vrai reste bien énigmatique pour ne pas dire mystérieux. Pour faire simple, le nouveau commencement part d’une manière de voir et d’interroger dont les fondements ont été oubliés. Cela ne signifie pas qu’il faille revenir aux temps anciens. Il faut plutôt se décider à partir sur un chemin qui n’a pas été parcouru jusqu’à son terme par les anciens. La science est elle aussi face à un oubli et nous sommes invités à partir aussi sur un chemin qui a été abandonné lorsque la modernité se mit en mouvement pour interroger la chose avec un procédé inédit, inventé aux siècles XVI et XVII.

 

 2,a) La courte histoire de la science, de Descartes, Galilée et Newton à la mécanique quantique, la génétique et les neurosciences. La science intervient dans le réel, elle manipule les objets, elle utilise des instruments pour observer des formes, détecter des traits, mesurer des objets. La science moderne est fondée sur une méthode consistant à prendre les choses comme des objets que l’on place sur une scène, dont on mesure les caractères, dont on étudie les formes, que l’on manipule. La matière et la vie sont étudiées en démontant les objets pour étudier les pièces qui les composent. Qu’en serait-il d’un autre commencement de la Science sous réserve qu’il faille accepter ce défi qui risque de mener nulle part ? Il ne s’agit pas de tout reprendre depuis le début, de refaire les expériences, de recalculer les données. Si autre commencement il y a, c’est dans la pensée, l’entendement. Autrement dit, une manière inédite de questionner la matière, la vie et le cosmos. Comment un tel commencement est-il possible. D’où faut-il partir, quelle méthode employer, ce qu’il faut chercher ?

 

 2,b) La science contemporaine repose sur la notion de « fait » qui recouvre observations, mesures, phénomènes, expériences. La Science a oublié la « chose » dont sont issus les faits, et ne se pose plus la question de comment et pourquoi elle rencontre les choses de la nature par la médiation des faits. Pour le dire autrement, la science rencontre la chose à partir des faits. Et bien souvent, elle contribue à générer les faits à partir de la chose tout en croyant à une neutralité objective. Plus la science collecte les faits, plus la chose et son fondement lui échappe. En revanche, la science parvient à faire de plus en plus de « choses » en manipulant la nature. La science rend la chose utilisable. Elle exploite la chose comme on exploite une colline ou un puit en extrayant les matières premières, pétrole, minéraux, terres rares.

 

 3,a) Puisque nous ne savons pas ou plus ce qu’est une chose, nous pouvons à nouveau interroger la chose, comme le firent les savants médiévaux puis les philosophes modernes, de Descartes et Leibniz à Kant et Hegel. Pour la théologie médiévale, la chose est une création divine, elle est dotée de propriétés regroupées sous le concept d’essence, de quiddité, autrement dit, le quoi de la chose, sa choséité : « Pour le Moyen Âge était naturel tout ce qui tient de Dieu, son essence, sa nature, et qui grâce à cette provenance peut sans autre intervention de Dieu se former et se conserver soi-même dans une certaine mesure. Ce qui pour l’homme du 18e siècle était le naturel, le raisonnable, d’une raison en soi universelle et délivrée de tout autre lien, n’aurait pas paru du tout naturel à l’homme médiéval » (Heidegger, Qu’est-ce qu’une chose ?). Le savant médiéval accède à la chose en la regardant, puis essaye de définir ce qu’est une chose accordant sa pensée aux réalités regardées. Le savant médiéval croit accéder à la vérité, conçue comme un accord entre la pensée et la chose. Il ne se pose pas la question de la chose, pourquoi elle est là, d’où elle vient. La chose « est » et le reste, elle est parce que Dieu en a décidé ainsi. La chose possède une choséité parce que Dieu l’a voulu. La nature selon saint Thomas repose sur un triplet ontologique être, essence et existence.

 

 3,b) Pour la science moderne héritée de Newton, la chose devient un objet, doté de formes et contours pouvant être mesurés, classés, cartographiés. Les choses sont en relation car elles apparaissent sur une scène spatiotemporelle fixe qui leur permet de jouer, d’agir et réagir. La physique moderne a engendré un bouleversement dans la compréhension des choses naturelles, conférant aux choses matérielles sur terre et au ciel un nouveau statut ontologique, autrement dit, une nouvelle nature. Les travaux de Newton eurent des répercussions de grande ampleur dans les domaines scientifique et philosophique. La raison universelle explique les choses mieux que les essences métaphysiques médiévales. L’expérience permet d’accéder à la raison dans la Nature. La rencontre entre l’homme et les choses prend un tournant inédit. Le philosophe Kant est celui qui le premier a compris ce que signifiaient les résultats de Newton comme prolégomènes à une nouvelle manière avec laquelle le sujet rencontre les choses devenues objets, ou phénomènes. Un savant du Moyen-Age ne regarde pas la nature de la même manière qu’un scientifique moderne. Son interprétation s’est métamorphosée. Une conversion du regard s’est opérée avec des signes annonciateurs à partir de la Renaissance tardive et l’époque des conceptions du monde arriva après Descartes.

 

 4) Les codes de la physique moderne. Après Descartes, Galilée, Newton......... 

 


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