« L’Opéra de Quat’sous » Brecht, Weill & Ostermeier Théâtre musical à La Comédie-Française

par Theothea.com
jeudi 26 octobre 2023

D'entrée de jeu, un bandeau lumineux aux lettres rouges défile et initie le public sur le spectacle qu'il vient voir : « ce soir, vous allez voir un opéra pour clochards - comme un opéra aussi somptueux ne peut exister que dans un rêve de clochard, mais comme il devait être assez cheap pour que les clochards puissent aussi se le payer, on l'a appelé l'Opéra de Quat'sous ».

 

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
© Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française

  

Ce prélude nous annonce que cet Opéra est conçu pour le gueux, le miséreux, !e loqueteux. Thomas Ostermeier, grand dramaturge qui affrontait pour la première fois un Opéra a saisi celui-là à bras le corps le connaissant par coeur comme tous les allemands en sollicitant la troupe de la Comédie-Française avec laquelle c'est leur troisième collaboration.

Le choix d'opter pour des comédiens de théâtre peut être surprenant. Mais l'Opéra de Quat'sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill, créé le 31 août 1928 au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin n'est pas un Opéra lyrique, c'est une comédie musicale composée de nombreuses chansons populaires et des scènes parlées. Il faut jongler entre le chant et le langage argotique, lier le parlé et le chanté, placer le curseur sur la déclamation et faire appel à des acteurs plutôt qu'à des ténors.

Après avoir inauguré cet été le 75ème festival d'Aix en Provence sur la scène de l'Archevêché en plein air, étonnant choix d'ailleurs pour cette revue grivoise qui dynamite un genre réputé bourgeois, la pièce est reprise à la Comédie-Française.

 

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
© Theothea.com

  

En entrant dans la grande salle Richelieu, les spectateurs sont surpris d'emblée par un dispositif minimaliste sur fond noir, un plateau encombré d'une structure métallique surélevée servant de passerelle desservie par des escaliers ou de prison (décor conçu par Magdalena Willi). Des projections sur écran aux références constructivistes des scénographies russes, cercles et rectangles noirs et rouges, saturées d'images d'archives, accompagnées de panneaux lumineux déroulant en lignes géométriques des titres en gros caractères comme des points de repère à la place d'un récitant s'afficheront tout au long de la représentation (vidéaste Sébastien Dupouey).

Devant 4 micros sur pieds en avant-scène, les comédiens jouent leur partition de petites ou grandes crapules des bas-fonds de Soho avec un dynamisme évident. L'opéra de Quat’sous se passe dans le milieu du crime londonien, sur fond de couronnement royal. Jeremiah Peachum loue des coins de rues à des mendiants en échange d’une partie de leurs recettes. Il est marié à Celia Peachum, une femme au tempérament bien trempé. Il a pour rival le redoutable chef d'une bande de malfaiteurs nommé Macheath, Mackie ou Mac-la-Lame. Ce dernier est une variante de Casanova qui s’évertue à dissimuler à sa dernière conquête Polly les autres femmes de sa vie dont Lucy.

Claïna Clavaron (Lucy), lutine chatoyante emperruquée, ouvre le bal en entonnant avec beaucoup de facéties '' la Complainte de Mac-la-Lame '', le fameux tube de l’Opéra de Quat’sous.

  

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
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Un peu plus tard, apparaît Polly, la fille des Peachum, interprétée par une Marie Oppert très espiègle, seule artiste à bénéficier d’une solide technique de chant classique ( Les Parapluies de Cherbourg ; rôle-titre de Peau d'Ane au théâtre Marigny) qui séduit davantage l’oreille. Toutes les deux s' affronteront telles des tigresses en chantant un magistral '' Duo de la jalousie '' tout en grimpant sur les grilles de la prison, chacune affirmant être l'élue de Mackie enfermé derrière les barreaux.

Christian Hecq, cocasse et burlesque Monsieur Peachum, fait un irrésistible numéro dans la chanson '' De la parfaite inutilité de l’effort humain ''. Avec sa dégaine extravagante impayable, il est l'incarnation même de la fieffée canaille. Associé à la pétulante Véronique Vella dont la verve parigote est truculente à souhait, ils forment un couple cynique et drolatique qui crève littéralement les planches. Gouailleuse remarquable, Véronique Vella offre une vulgarité vocalement maîtrisée sous sa fourrure bariolée dans '' la Ballade de l'asservissement sexuel ''.

Birane Bâ a la lourde responsabilité d'interpréter Mac-la-Lame. Vêtu de cuir noir, longiligne, charismatique, aux multiples facettes très expressives, il insuffle à son personnage une certaine humanité se manifestant amplement dans '' l'Epitaphe ou Mackie demande pardon à tout le monde '', adaptation de la Ballade des pendus de François Villon.

  

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
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Stéphane Varupenne qui joue en alternance avec Benoît Lavernhe Brown le chef de la police corrompu, ami de longue date de Mackie, maîtrise bien son jeu.

En souvenir de leur passage dans l'armée et de leur amitié, les deux compères formeront un duo hilarant pour interpréter '' le Chant des canons ''.

Elsa Lepoivre, puissante Jenny, la prostituée qui trahira Mackie, chante de sa voix grave enjôleuse la fameuse '' Chanson de Salomon ''.

Les acolytes de Mac-la-Lame, le Robert de Nicolas Lormeau, les Filch et Saul de Sefa Yeboah, le Matthias de Jordan Rezgui et le Jacob de Nicolas Chupin convainquent principalement par leurs qualités dramatiques.

Excepté Marie Oppert donc, les comédiens sur scène viennent du théâtre. Cela a représenté plus d’un an de travail pour qu’ils s’approprient cette partition exigeante. Ils s’en sortent avec brio. Cette troupe s'est investie avec ardeur et parvient à donner toute sa dimension sociale à cette pièce.

  

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
© Theothea.com

  

On rit beaucoup dans cette première version de 1928 mise au goût du jour par une traduction plutôt rabelaisienne d'Alexandre Pateau avec les gros mots d'aujourd'hui. C’est cru, abrupt, cruel et sans concession.

Les artistes vêtus des costumes ultra kitch taillés par Florence von Gerkan s'en donnent à coeur joie en surjouant la vision guignolesque de ce milieu d'estropiés, de marginaux, de miséreux où tout le monde trahit tout le monde, où domine la corruption, où la lutte des gangs est sans pitié.

Les gags et les piques se succèdent avec de nombreux clins d'oeil au public et des passages improvisés se glissent entre les répliques à l'impertinence cabaretière pour titiller le quatrième mur. Un bémol peut-être avec la scène clownesque un peu lourde de la tarte à la crème lors du mariage clandestin de Mackie avec Polly qui semble longue et répétitive.

Cette comédie-parodie aux chansons de rue qui relèvent du cabaret allemand et d'Europe de l'Est est soutenue par la musique tonitruante réalisée par Maxime Pascal. Son Orchestre '' Le Balcon '' joue en live et c'est un régal. Des cuivres qui rutilent, des rythmes énergiques dansés et aussi des sonorités exotiques et accents forains de trompette émanent de la fosse dirigée, ce soir-là, par Delphine Dussaux.

  

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
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Les envolées lyriques servent à vanter les plaisirs sensuels de la chair. Ainsi comme le déclame Madame Peachum avec morgue dans le « Deuxième finale de Quat’sous » devant un choeur explosif qui se déchaîne allégrement : « D’abord, la graille et la morale, après ».

Une strophe finale est rajoutée à ce livret en 3 actes où le choeur habillé de guenilles, les comédiens et les musiciens venus rejoindre la troupe entonnent avec conviction un très court couplet inédit « Partez à l'assaut des nouveaux fascistes !.... »

Une résonance glaçante avec le présent qui sonne comme un rappel et nous remémore que l'Opéra de Quat'sous de 1928 est une oeuvre de Bertolt Bretch d'avant son théâtre politique et marxiste et que Thomas Ostermeier a préféré mettre l'accent sur l'humour carnavalesque et satirique de cette version originelle alors que l'auteur complètera celle-ci en 1948 en réaction aux crimes du régime fasciste de son pays.

  

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS
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Par sa nature hybride, ce spectacle peut en déconcerter plus d'un, pas assez bien chanté pour les amateurs d’opéra… et pourtant chapeau bas ! les Comédiens du Français galvanisés par la flamboyante musique de Maxime Pascal et la direction de Thomas Ostermeier nous ont éblouis. Cet '' Opéra de Quat' sous '' est totalement jubilatoire. Une véritable performance théâtrale !

photo 1 © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française
photos 2 à 8 © Theothea.com
 
L'OPÉRA DE QUAT'SOUS - **** Cat's / Theothea.com - de Bertolt Brecht - musique Kurt Weill - mise en scène Thomas Ostermeier - avec Véronique Vella, Elsa Lepoivre, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Stéphane Varupenne, Benjamin Lavernhe, Birane Ba, Claïna Clavaron, Nicolas Chupin, Marie Oppert, Sefa Yeboah, Jordan Rezgui ainsi que le choeur et l’orchestre Le Balcon - Comédie-Française Salle Richelieu  

  

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