Retour sur Leonard Bernstein (1918-1990) via le biopic « Maestro »

par Vincent Delaury
samedi 23 décembre 2023

Leonard Bernstein, dont on célébrait en 2018 le centenaire de sa naissance, compositeur et chef d’orchestre américain, né de parents juifs ukrainiens, célèbre pour ses musiques de films - n’oublions pas que cet auteur prolifique a aussi signé trois symphonies et deux opéras, parmi un très grand nombre d’œuvres - même si paradoxalement il n’en a composées que trois, certes non des moindres (Un jour à New York, 1949, Sur les quais, 1954, West Side Story, 1961), est de nouveau sous les feux de la rampe, ces derniers temps, avec la sortie, uniquement hélas sur la plateforme américaine Netflix – bouh ! – depuis le 20 décembre dernier, du long-métrage Maestro, réalisé par l’acteur hollywoodien Bradley Cooper, interprétant lui-même le chef d’orchestre en portant pour l’occasion une prothèse nasale, faux pif qui on le sait a fait polémique, aux côtés de sa femme Felicia Bernstein née Montealegre (campée par la Britannique sémillante Carey Mulligan), et produit, faut-il le rappeler, par deux pointures états-uniennes qui ne sont autres que Steven Spielberg et Martin Scorsese (©photos V. D.).

Bradley Cooper/Leonard Bernstein dans « Maestro », son second long-métrage comme cinéaste. Photo Jason McDonald/Netflix
Bradley Cooper présentant son « Maestro », via une vidéo inédite, à la Cinémathèque française, Paris, le 19 décembre 2023

À signaler que ces deux maestros (Scorsese/Spielberg) du septième art, à l’aise d’ailleurs avec le genre du biopic (Lincoln pour le premier, Howard Hughes (Aviator) pour Marty), furent respectivement un temps intéressés pour le réaliser eux-mêmes, d’autant plus dans le cas de Spielby qui est un fan avéré de West Side Story dont il a signé en 2021 un remake éponyme 100% latino passé un peu inaperçu (exploité pendant la pandémie de Covid-19), pour finir par refiler le bébé à Cooper, passant régulièrement pour être un sex-symbol mondial – en 2011, ce célibataire, selon Wikipédia, a été élu « L’homme vivant le plus sexy », rien que ça ! - et remarqué depuis quelques années pour ses feel good movies plutôt sympatoches (Serial Noceurs, 2005, la trilogie Very Bad Trip, 2009-2013, Happiness Therapy, 2012), pour sa prestation mémorable dans le controversé American Sniper du vétéran Eastwood, qui connut lors de sa sortie en salles (2014) aux States un immense succès, ainsi que pour son premier long métrage (réussi) en tant que réalisateur, A Star Is Born (2018), remake d’Une étoile est née (1937, Wellman), bénéficiant au casting de la présence de la chanteuse brindezingue Lady Gaga : c’est d’ailleurs en voyant ce film musical, agissant pour Bradley Cooper comme un baptême du feu, que Spielberg a été convaincu par son approche pour lui confier les clés du film sur Bernstein, présenté en avant-première à la Mostra de Venise 2023, en compétition officielle, avant sa diffusion mondiale sur Netflix.

Que vaut Maestro  ?

Bradley Cooper est Leonard Bernstein, « Maestro », 2023

Alors, comment il est ce Maestro  ? Eh bien, sans en être complètement gaga (il présente tout de même un certain nombre de lacunes, comme, paradoxalement alors qu’il focusse sur un musicien, de ne pas s’immiscer suffisamment dans l’univers musical de Leonard Bernstein, dit Lenny, au sein de sa fabrique créative (on le voit guère au travail), d’oublier de préciser sa fascination pour les Beatles (mais, à la place, on a le tube endiablé en boîte de nuit de Tears for Fears, Shout, 1984 – pas mal !) ou encore, et c’est plus fâcheux, de botter étrangement en touche, plateforme de streaming mainstream lisse oblige ?, quant à ses opinions politiques dites socialistes qui le conduiront à être surveillé de près, à l’instar d’un Chaplin, par le FBI pendant près de 35 ans, notamment du fait, dans les années 1960/70, de son opposition à la guerre du Vietnam et de son soutien affiché aux Black Panthers), ce film biographique n’en reste pas moins plaisant à regarder. Mené tambour battant (la musique enlevée estampillée Bernstein, champagne et tonitruante, y contribuant beaucoup), ce long-métrage, d'une durée idoine, s'avère bien rythmé, façon allegro, avec ses teintes changeantes comme les saisons (on passe allègrement du noir et blanc à la couleur), avec ses divers formats d’images ainsi qu’avec ses registres musicaux différents - une musique au pluriel définissant bien Bernstein : artiste engagé pour une Amérique multicolore et multiculturelle, pulvérisateur de frontières sonores se refusant à établir une hiérarchie entre les genres musicaux et véritable homme-orchestre passant avec maestria d’un style à l’autre : de la comédie musicale à la musique classique avec, parfois, certaines pointes de dodécaphonisme, dans ses premières œuvres qu’il reniera par la suite, via le ballet, la musique de film, le jazz (West Side Story, Wonderful Town) et le blues-gospel (Mass).

Lenny. Et Felicia aussi…

Bradley Cooper et Carey Mulligan à l’unisson dans « Maestro ». Photo Jason McDonald/Netflix

Avec ce long-métrage biographique, aidé par son scénariste Josh Singer, Bradley Cooper brasse, sur plus de trois décennies, le parcours exceptionnel d’une légende américaine, le génial Leonard Bernstein (1918-1990) : cet admirateur de Mahler - dans Maestro, on y entend l'Adagietto de la symphonie n°5 du compositeur autrichien associé à jamais au frémissant Mort à Venise, 1971, de Visconti - fut longtemps hélas pas pris pour un compositeur sérieux, le triomphe de West Side Story étant indiscutablement l’arbre cachant la forêt d’une œuvre grandiose - soudain, ses superbes Psaumes de Chichester, 1965, me reviennent en mémoire. Ce portrait se penche aussi, et surtout, précisément, façon documentaire bien renseigné, sur l’intimité d'un couple fusionnel éblouissant que formèrent ce flamboyant Lenny, pianiste, chef d’orchestre à l'énergie fulgurante, compositeur mais également passeur passionné (il présenta pendant des années des émissions de télévision, dont les Young People’s Concerts de 1958 à 1972, qui rendirent la musique classique populaire auprès des Américains), et la comédienne Felicia Montealegre (1922-1978), d’origine chilienne, actrice célèbre de son temps au théâtre et à la télé américaine. Focus ici sur sa relation passionnée, ce n’est pas un mariage de façade, avec cette jolie et menue Felicia, actrice débutante qu’il rencontre en 1946 lors d’une soirée mondaine et bohème dans un New York alors en pleine frénésie - ils se marieront en 1951, Leonard Bernstein, malgré ses grands écarts, restant pour toujours soudé à elle, jusqu’à sa disparition des suites d’un cancer en 1978.

C’est peu dire que la délicate Carey Mulligan, vue auparavant dans Shame et Drive (2011), est l’atout majeur de ce long-métrage, actrice à l’aise, sans jamais en faire de trop, dans les montagnes russes émotionnelles, oscillant avec brio entre séduction de la jeunesse pétillante et gouffre redoutable de la maladie, l’aspirant et l’éteignant. Performance top digne d’un Oscar ! L'entame du film est d’ailleurs très émouvante, avec une Felicia Montealegre, qui a donné trois enfants au compositeur célébré à l'aura manifeste, présente en creux à l’image (elle est décédée) : on y voit le compositeur, époux meurtri par la fêlure de la perte de l’être cher, l’évoquer, avec retenue, devant des journalistes, leur avouant alors, la symphonie électrisante des débuts s’abreuvant à la force vitale extraordinaire qu’est la jeunesse se faisant désormais sonate ultime pour une amante défunte, combien elle lui manque cruellement. Séquence émotion. 

Évitant également en grande partie les pièges et tunnels du biopic patrimonial scolaire empesé avec postiches et obligations du cahier des charges pour faire vrai à tous les étages, Maestro peut même par moments, de par son axe intime choisi (se concentrer sur l’histoire d’amour tumultueuse de Lenny avec Felicia tout en se laissant envahir pour le premier par ses désirs homosexuels, le pilier de Broadway Bernstein, aux appétits rarement satisfaits, mettant sa bissexualité et ses infidélités sur le compte d’un « trop plein d’amour » en lui), s’avérer singulièrement subtil et touchant.

L’ensorcelant Bernstein lors d’une spectaculaire scène de concert à la cathédrale d’Ely, au Royaume-Uni. Photo Netflix

Ici, la musique, comme dissonante par instants, vient, semble-t-il, redoubler la dyssynchronie d’un couple borderline débordant d’amour, qui s’aime malgré les crises à répétition, le tout bien emballé, avec un Steadycam virevoltant, évitant le tire-larmes facile grâce notamment à des ellipses et transitions bienvenues ainsi qu’à des non-dits poétiques, renforcés par un grain de la photo très seventies, celle-ci, toute chaude, semblant se lover dans une tendresse mélancolique à l'égard des deux partenaires, tous deux artistes, plongés en plein Love Streams. Car, au rayon cinéma, si Cassavetes n’est pas très loin, les amours contrariées du film, entre un musicien gay et son épouse Felicia Montealegre, comédienne qui tout en étant admirative de son homme hautement créatif, brillant de mille feux au pupitre de chef d’orchestre (Cooper, baguette en main, y fait des étincelles), n’en reste pas moins femme de caractère n’hésitant pas à le tancer lorsqu’il s’avère hors de contrôle malgré ses nombreux efforts pour faire un mari et un père aimant genre family man (« Tu n’honores pas le don que tu as reçu », lui reproche-t-elle alors qu’il est au faîte de sa gloire), m’ont également fait penser au sublime Loin du paradis (2002) de Todd Haynes, drame poignant, sur fond de racisme, narrant la trajectoire d’une épouse docile et fidèle dans l’Amérique des années 50 découvrant des zones d’ombre dans la vie de son mari, pur diamant cinématographique, ô combien bouleversant, lui-même inspiré par les mélodrames hollywoodiens déchirants de Douglas Sirk (Le Secret magnifique, Mirage de la vie, Écrit sur du vent), mêlant tragédie et roman-photo pour mieux dévoiler les faux-semblants du rêve américain. Mélos soyeux, sentimentaux et surannés, aux splendeurs colorées en Cinémascope saturées, auxquels on pense également, notamment lorsqu’on observe cet attachant et irritant Lenny, écartelé ici entre sa puissance créative incandescente (ses compos baroques et euphorisantes pètent le feu) et les forces obscures chaotiques d’une vie intime dissolue.

 

Enfin, difficile, lorsque Cooper, en abolissant habilement la frontière entre le spectacle et la vie réelle, montre des personnages de fiction, ici des marins comme bondissant d'Un Jour à New York de Stanley Donen et Gene Kelly, au sous-texte clairement homosexuel, venant croiser le chemin d’êtres de chair et d’os, en l’occurrence Lenny et sa muse amusée, de ne pas penser à cette merveilleuse Rose pourpre du Caire de Woody Allen (1985), hommage touchant et nostalgique au cinéma, vertigineuse exploration du miracle de l’art, montrant un héros imaginaire d’un film sortir de l’écran pour rejoindre Mia Farrow, une serveuse esseulée, dans la salle de cinéma-refuge. Bref, on est bien à Hollywood, miroir aux alouettes. Et, disons-le, un cinéaste est né : il s’appelle Bradley Cooper. 

 

Prof d'éducation musicale

L’auteur Stéphane Lerouge, expert en musique de film, présentant « Maestro » à la Cinémathèque française, le mardi 19 décembre 2023

Petite précision, j’ai vu ce Maestro, non pas sur Netflix, mais en avant-première, le 19 décembre dernier au soir, à la Cinémathèque française (salle Henri Langlois, Paris, bénéficiant d’une acoustique irréprochable) avec, avant la projo du film, une présentation personnelle, via une petite vidéo inédite, de l’acteur-réalisateur Bradley Cooper nous souhaitant classiquement un bon spectacle. La soirée était présentée par Stéphane Lerouge (bien connu des cinéphiles et mélomanes pour sa conception de la formidable collection discographique Écoutez le cinéma ! chez Universal Classics & Jazz France), à savoir LE spécialiste de la musique de film dans l’Hexagone (« …en tout cas, dans mon immeuble ! », fut sa réponse drolatique lorsqu’on le qualifia ainsi pour le présenter au public amusé, il avait ses fans, dans une salle comble), s’attardant, pour l’occasion, sur la relation, et complicité (se doublant de l’idée de transmission de l’art musical, le premier se montrant pédagogue passionné, l’autre moins...), entre le compositeur américain de West Side Story et le Frenchy ayant également officié au pays de l’Oncle Sam, un certain Michel Legrand.

 

Portrait de Michel Legrand, ©polaroid V. D., dans Paris, le 13 février 2011

Michel Legrand (1932-2019), compositeur français à la reconnaissance internationale avec qui Stéphane Lerouge a coécrit un livre de souvenirs (Rien n’est grave dans les aigus, Le Cherche-Midi) en 2013 et dont les mélodies accrocheuses, orchestrées pour une poignée de films hollywoodiens, nous reviennent facilement en tête, tels L’Affaire Thomas Crown, bande originale contenant la chanson phare The Windmills of your mind (Les Moulins de mon cœur), maintes fois reprises depuis, mélodie qui lui valut l’Oscar de la meilleure chanson originale en 1969, Un été 42, Lady sings the blues, Jamais plus jamais, Yentl et autres Prêt-à-porter. Concernant la musique pour l’image et par-delà les images, le grand Michel affirmait, avec son aplomb coutumier : « Mon point de vue est simple : la bonne musique de film doit autant servir le film que la musique. »

Dans son propos, trop lapidaire, Lerouge, conteur passionné lorsqu’il aborde cuisine, anecdotes et genèse musicale, nous rappelait, non sans raison, que ces deux grands musiciens (Bernstein/Legrand) s’étaient retrouvés en 1987, au Conservatoire américain de Fontainebleau, pour célébrer le centenaire de Nadia Boulanger (1887-1979), pianiste et cheffe d’orchestre française. Mais, devant l’auditoire, pendant que le Français, perdant patience, ramait pour se faire comprendre en parlant musique, le grand Lenny, lui, excellent pédagogue, parvenait, en reprenant à brûle-pourpoint le fil de la discussion, à expliquer, avec humilité, clarté et bienveillance, la spécificité du langage musical à un jeune public, soudain mieux éclairé ; Michel Legrand, pas tellement connu à dire vrai pour tresser des lauriers aux autres (gros ego), dira, des années après, à Stéphane Lerouge, en repensant à cette intervention didactique menée de main de maître : « Lenny était vraiment au-dessus de nous tous car il avait quelque chose en plus : le génie de la transmission. »

Portrait de Leonard Bernstein, 1977, par Jack Mitchell
Cooper et Mulligan dans « Maestro ». Photo Jason McDonald/Netflix

Je pense, pour finir, au célèbre aphorisme d’Aaron Copland (1900-1990), compositeur entre autres de la B.O. de L’Héritière (1949, William Wyler) dont Bernstein fut l’ami et l’ardent défenseur : « La musique de film est une petite flamme placée sous l’écran pour l’aider à s’embraser. » Pas mieux. De toute évidence, le film Maestro, sans être un chef-d’œuvre (du 4 sur 5 pour moi) parvenant à se hisser au niveau des cimes émotionnelles de modèles du genre, tels Amadeus (1984, Forman), Bird (1988, Eastwood) et Fantasia (1940, Disney), films musicaux d’exception, bénéficie tout de même de l’atout-force sacrément séduisant qu’est une bande originale, ou plutôt, originelle, labellisée Leonard Bernstein.

Maestro de Bradley Cooper (2023, 2h09). Sur Netflix (seulement, et pas au cinéma, hélas) à partir du 20 décembre, avec Bradley Cooper, Carey Mulligan, Matt Bomer, Maya Hawke, Sarah Silverman et Alexa Swinton.


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