L’invention du co-batillage

par C’est Nabum
mercredi 19 avril 2023

 

Vampire des eaux.

 

Il était une fois au-delà des temps mémoriaux, bien avant que la vie n'apparaissent sur Terre, une créature qui vécut lors de Précambrien, il y a 500 millions d'années. La lamproie puisque c'est d'elle qu'il s'agit, a traversé les époques, les rivières et les océans, s'offrant le luxe de vivre en parasite sur le dos de ceux qui la transportaient à l'insu de leur plein gré.

Au fil de l’apparition puis de la disparition d'espèces aquatiques ou terrestres, elle a su s'adapter en jouant de la ventouse pour se mouvoir et se nourrir sans effort. Elle est à ce titre l'ancêtre incontesté des voyageurs clandestins qui se laissent porter par d'autres tout en mettant en danger leur existence.

Véritable fossile vivant, elle n'inspire guère la sympathie tant son aspect sort du cadre habituel des canons de l'esthétique. Elle s'en moque éperdument, n'allant pas se faire de mauvais sang, elle qui se nourrit de celui de ses victimes. Destinée fatale, elle finira en cocotte, baignant dans le sang du Christ pour faire le régal des gastronomes proches des estuaires. L’effrontée matelote occulte achèvera son parcours en matelote, ironie du sort ou juste retour des choses ?

Appelée dans les temps anciens « Neuf yeux » du fait de ses neuf points latéraux qui sont en fait un œil, une narine et sept branchies, elle a suscité le mystère et les légendes jusqu'à affirmer qu'elle suçait les pierres d'où son nom : Lampréta. Poisson migrateur elle partage son existence entre la rivière de sa naissance, l'océan de l'âge adulte et son retour à la case départ à moins qu'elle n'achève l'épopée dans les cuisines des grands restaurants.

Reprenons le cours de ce récit à son point de départ. Les lamproies aiment copuler en grand nombre ce qui pour une espèce menacée, complique singulièrement le plaisir. De cette orgie aquatique naissent des larves qui vont faire leur trou au fond du lit dans d'étroites galeries de vase ou de sable. Elles passent ainsi 4 années sous la dénomination d'ammocètes. Elles filtrent l’eau comme les moules et se nourrissent de micro-organismes et de matière organique.

Leur métamorphose dure de quatre à six semaines. Leur ventouse typique se forme, les yeux se développent et les ovules ou le sperme parviennent à maturité. Elle va alors se lancer dans sa grande migration en pratiquant le poisson ou le mammifère aquatique stop. Une manière économique se s'offrir un voyage vers l'océan tout en se nourrissant sur la bête. Ainsi, gros poissons ou loutres, ragondins, phoques et autres proies l'auront sur le paletot jusqu'à ce parfois, mort s'en suive pour sa victime.

Avec leur langue munie de dents elles creusent un trou à travers la peau de leur victime. Des substances de leur salive anesthésient toute sensation de douleur, empêchent la coagulation sanguine et dissolvent les tissus. La lamproie se repaît tranquillement tout en voyageant sans effort. Elles se goinfrent de sang et d’une bouillie de tissus épidermiques et musculaires. Leurs hôtes périssent parfois d’hémorragie.

Elle agira de même pour faire le trajet inverse après de longs congés balnéaires. Le retour vers ses origines en fait à son tour une proie prisée des gastronomes pour sa chair aromatique et riche en graisse. Elle est gorgée de sang qui poussa vite à la préparer en matelote. Elle est encore pêchée en Loire et dans nombre de pays européens. Elle a connu un grand déclin au Canada, elle qui remontait le Saint Laurent pour se rendre dans le lac Ontario afin de frayer dans ses affluents.

Au risque d'horrifier ceux qui se refusent à manger des êtres vivants, position des plus respectable au demeurant, je vous invite à une partie de pêche à la Lamproie pour achever ce bref exposé :

J'ai eu la surprise de participer à une partie de pêche à la Lamproie en compagnie de Jean-Luc, pêcheur professionnel en Loire. Après avoir observé le chemin de halage, gravi les hauteurs pour confondre en une même perspective la rivière et le fleuve des bâches maraîchères couvrant des rives si différentes de celles de notre Val, j'ai observé les effets de la crue, les variations des marées, les bateaux attendant leurs pêcheurs, les indices des nasses et les bouées vertes et rouges du chenal.

La Loire est ici fleuve navigable, la différence est de taille. Un boire, un bras ou bien une petite baie accueillent toujours embarcations diverses et variées. Les plates ne sont pas les plus nombreuses, les bateaux de bois les moins nombreux. Ici, on navigue pour de bon sans se contenter de quelques ronds dans l'eau.

Le pêcheur est à l'ouvrage et le commerce se fait encore au fil de l'eau. La Loire n'est pas souvenir des livres d'histoire, elle conserve une part de ses activités d'antan. La dame est large et se fait si profonde que personne ne sait la taille des silures qui se cachent dans les profondeurs de ses fosses.

On y trouve encore des poissons dont on a oublié l'existence dans notre Val. Il se trouve parfois des espèces de mer qui viennent s'aventurer jusque dans ces parages. Décidément, c'est un monde bien différent. Le pêcheur m'embarque sur son bateau, nous remontons le fleuve pour déposer en son cours un filet dérivant qui n'a rien à voir avec ceux de chez nous.

Si la maille fait la prise ce qui les distingue les uns des autres, sa profondeur est de 7 mètres, chose impensable dans notre Val. Pour le reste, ce sont les mêmes procédures. Il suffit de laisser dériver au fil du courant le filet puis au terme de sa course de la relever, en espérant y avoir emprisonné quelques prises.

Ce fut le cas, avec dix-sept lamproies, visqueuses, inquiétantes, monstrueuses dans leur étrangeté et cette morphologie d'un autre temps. Décidément, elles portent en elles ce mystère lié à leurs origines tout autant que cette étrangeté qui les écarte de cet univers halieutique. Elles sont d'une autre nature, c'est évident.

Parmi elles, un poisson égaré s'est pris par mégarde dans le filet. Jean-Luc le remet immédiatement à l'eau. Sa commande est précise, il n'est pas question d'en déroger. Le restaurateur a mis les lamproies à son menu pour répondre à la demande des fidèles. Je n'aurai donc pas l'occasion d'en goûter, j'avoue n'en être pas chagrin, il y a quelque chose de rebutant dans ce parasite inquiétant.

 


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