Après Outreau, juges du pénal et administrations : deux poids, deux mesures ?
par Isabelle Debergue
mardi 9 mai 2006
Le dernier discours de Nicolas Sarkozy devant la douzième Convention de l’UMP met l’accent sur la nécessité de sanctions et de procédures disciplinaires effectives dans tous les cas d’abus de pouvoir ou de mauvaise conduite d’un juge de la juridiction pénale au détriment d’un justiciable. Mais sanctionne-t-on, dans l’ensemble des administrations, la mauvaise conduite et les abus de pouvoir des responsables à l’égard d’administrés, d’usagers, de subordonnés... ?
Toute la question est de savoir comment on analyse les dysfonctionnements qu’a dévoilés l’affaire d’Outreau. S’agit-il d’un problème ponctuel de la juridiction pénale, ou d’un symptôme de dysfonctionnement institutionnel plus profond qui ne se limite pas à la juridiction pénale, qui ne touche pas seulement la Justice ?
Le discours récent de Nicolas Sarkozy se base tacitement sur un postulat de taille dans son analyse des questions soulevées par l’affaire d’Outreau : il n’y aurait pas, en France, de problème institutionnel global, de problème de fond concernant le fonctionnement interne des institutions et l’ensemble des relations entre les pouvoirs divers et les citoyens. La catastrophe judiciaire d’Outreau ne dévoilerait qu’un dysfonctionnement de la juridiction pénale. Mais le « petit citoyen » peut se poser quelques questions sur une analyse qui, manifestement, arrange bien les décideurs. Car sans aller plus loin, dans les faits (vrais, présumés ou inventés) qui ont amené l’affaire Clairstream, la juridiction pénale n’est pour rien. Et si le véritable problème résidait dans l’évolution, au cours des deux dernières décennies, d’une certaine conception de l’exercice des missions des responsables du pays et des pouvoirs divers à tous les échelons ?
Qu’après une affaire comme celle d’Outreau, les juges français, et pas seulement ceux de la juridiction pénale, s’interrogent de manière autocritique sur leur action et sur leur manière de procéder individuelle et collective, ce serait, avec tout le respect qui leur est dû, la moindre des choses. Que leurs organisations à caractère syndical le fassent également paraît impératif. D’autant plus que l’un des magistrats de la Chambre d’instruction de Douai ayant confirmé les incarcérations de douze personnes innocentées par la suite est actuellement membre élu du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Mais pourquoi les magistrats seraient-ils les seuls à devoir procéder à une telle autocritique ? Par exemple, l’actuel ministre de l’Intérieur réclame pour les citoyens le droit de saisir le CSM, la saisine d’office de ce dernier en cas de condamnation de l’Etat pour mauvais fonctionnement de la Justice... et il faut en déduire (mais il ne le dit pas) que dans la même logique, les justiciables devraient pouvoir saisir également le Conseil supérieur des tribunaux administratif et des cours administratives d’appel (CSTACAA) ou, si l’affaire implique des conseillers d’Etat, la vice-présidence du Conseil d’Etat. Mais, depuis très longtemps, les justiciables ayant obtenu la condamnation d’administrations se plaignent de l’absence de sanctions à l’égard des responsables qui ont pris des décisions désavouées par la Justice. Et à ce jour, on a soigneusement évité d’introduire des lois ou des décrets prescrivant la saisine automatique d’inspections et instances disciplinaires en cas d’annulation d’une décision administrative. Il y a dans ce cas « présomption de maladresse », si j’ose dire, ou il s’agirait de « textes difficiles à interpréter »... et c’est, tout compte fait, dans la pratique, la faute à l’administré, qui passe pour un « procédurier ».
On a employé le mot « corporatisme » à propos des juges de l’ordre judiciaire. Mais dans ce cas, que dire des responsables d’administrations, autorités académiques, appareils ministériels... ? Car, avant d’en arriver à un jugement au contentieux, plusieurs niveaux de responsabilités de l’administration sont impliqués :
- La responsabilité du fonctionnaire, pas forcément « de base », qui a vraiment pris la décision ou donné des instructions
- Celle de l’autorité qui, saisie d’un recours
gracieux contre la décision, refuse de la retirer ou de la modifier
- Celle du service juridique interne qui, au vu
d’un recours gracieux ou contentieux, défend l’administration par tous les
moyens à sa portée et ne signale pas forcément aux responsables concernés la
possible illégalité de la décision
- Eventuellement, celle du ministre de tutelle (tous
bords politiques confondus) qui, saisi par un député, lui répond qu’il ne peut
pas intervenir au motif que l’affaire a été portée devant les tribunaux. Cette
réponse-type est entièrement fallacieuse, car l’administration peut très bien
retirer ou modifier sa décision au cours du procès. Mais on refuse de
considérer une telle éventualité, afin de pénaliser au maximum ceux qui ont osé
saisir les tribunaux.
Quant aux cabinets d’avocats des grandes administrations, dont les services sont payés sur nos impôts, on peut sans doute leur appliquer pleinement la définition récemment donnée par l’Ordre des avocats de Paris ayant en vue les clients privés :
« Vingt ans plus tard, une nouvelle profession d’avocat voit le jour : elle regroupe les avocats et les conseils juridiques. Aujourd’hui, l’avocat conseille autant qu’il défend ; il est à l’écoute du particulier comme de l’entreprise. »
Ce dont il ne semble pas qu’il soit tenu compte lorsque l’administré est débouté et condamné à payer des frais d’avocat à l’administration. Peut-être, tout simplement, parce que les administrés et leurs avocats ne le plaident pas.
Et quelles sont les suites données à une condamnation de l’administration ? Comme l’exécution du jugement n’est pas garantie d’office par le tribunal administratif, si l’administration n’exécute pas le jugement de bonne foi, l’administré doit à nouveau épuiser ses énergies devant un tribunal, cette fois-ci dans une procédure juridictionnelle en exécution qu’il n’est pas sûr de gagner. Quant aux responsables des décisions litigieuses annulées ou ayant donné lieu à des dommages-intérêts, il n’apparaît pas que leur carrière s’en ressente.
Il semble donc bien que les administrations et entités publiques de toute nature disposent actuellement de moyens et de consensus leur permettant de mener des bras de fer contre les citoyens sans aucun risque réel et sans avoir vraiment à en répondre. Même lorsque l’administration ne récupère pas ses frais d’avocat ou est condamnée à verser des indemnités, c’est apparemment sur le contribuable que cela retombe, et on n’en parle plus. En tout cas, je n’ai jamais vu passer une déclaration d’un ministre affirmant, prescrivant ou laissant entendre le contraire, et je serais ravie de recevoir un démenti. Aucun ministre n’a jamais proposé non plus, sauf méprise de ma part, une réforme de la justice administrative de façon à la rendre plus proche des citoyens et à séparer davantage ses filières professionnelles de celles du sommet des administrations.
En somme, la crise dévoilée par le procès d’Outreau, où les acquittés qui ont cumulé 25 ans de détention injustifiée se sont plaints notamment d’un « examen purement formel » de leurs recours (d’après la presse, l’abbé Wiel avait fait 112 demandes de libération sans résultat), ressemble plutôt à celle d’un mode de « gestion » que l’on pourrait caractériser par une phrase du genre : « Les Français doivent se plier » (LFDP) et qui, depuis deux décennies, n’a cessé de se développer dans l’ensemble de l’Etat indépendamment des alternances politiques. C’est cette approche « LFDP » qui a rendu, par une suite de lois et de décrets, la Justice française de plus en plus sommaire. Ajoutons que depuis longtemps la Cour européenne des droits de l’homme rejette la grande majorité des recours par une lettre-type déclarant la requête irrecevable, sans aucun descriptif de l’affaire ni exposé circonstancié des motifs de l’irrecevabilité : or, une loi promulguée en 2001 ( 2001-539 du 25 juin 2001, entrée en application le 1er janvier 2002) permet à la Cour de cassation d’évoluer dans le même sens.
Si le véritable problème réside dans un
« style LFDP » imposé d’en haut, alors on ne le résoudra pas avec
quelques réformes des structures et du mode de fonctionnement de la Justice
pénale. Il est indispensable, et urgent, d’aller beaucoup plus loin et d’agir
dans un cadre institutionnel plus général. L’abstention électorale croissante
et « l’incident de parcours » du référendum sur le Traité constitutionnel européen sont sans doute des signes inquiétants d’un très
profond malaise. A noter qu’entre-temps, l’ENA ne semble plus trop mettre en
avant son nom d’Ecole nationale d’administration et, à la place, elle s’intitule,
sur son site, « Ecole européenne de gouvernance ». Sa tâche
serait devenue « la formation des décideurs publics de
demain ». Sans commentaires, on aurait pu croire que c’était le peuple
qui élisait les « décideurs publics », ou en tout cas ceux qui les
désignent.