John Major, l’héritier européen de Margaret Thatcher

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 29 mars 2023

« Je crains que nous soyons plus faibles et moins prospères, en tant que pays et en tant qu'individus. Et bien qu'il me déplaise de l'admettre, notre divorce d'avec l'Europe diminuera notre stature internationale. En fait, c'est déjà fait. » (John Major, le 28 février 2018 à Londres).

L'ancien Premier Ministre John Major fête son 80e anniversaire ce mercredi 29 mars 2023. À l'époque où il a été choisi pour diriger le parti conservateur, et donc, le gouvernement britannique, John Major, à 47 ans, était considéré comme "jeune" et avait donné un élan de renouvellement après la décennie Thatcher. Et ce fut même le paradoxe : l'héritier choisi de Margaret Thatcher fut... finalement très pro-européen !

Il fut le Premier Ministre de Sa Majesté du 28 novembre 1990 au 2 mai 1997. Le monde de John Major, c'était celui d'il y a une trentaine d'années, celui de Bill Clinton, de Boris Eltsine, d'encore François Mitterrand et Helmut Kohl. Celui de la (première) Guerre du Golfe, de l'effondrement de l'URSS, de la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, des Accords d'Oslo, etc.

Considéré dans l'imagerie populaire comme honnête mais ennuyeux, souvent indécis (notamment lors de la crise monétaire en 1992) et incapable de mettre fin aux querelles intestines de son parti, John Major n'a laissé qu'un parfum d'interrègne entre deux fortes personnalités à la tête du gouvernement britannique, entre Margaret Thatcher et Tony Blair.

Parallèlement à sa carrière dans une banque, John Major s'est investi très tôt, dès l'âge de 21 ans, sous les couleurs du parti conservateur, en se présentant à des élections sans succès jusqu'à être élu député (un peu par surprise, à l'occasion de la vague conservatrice) aux élections législatives du 3 mai 1979 (à l'âge de 36 ans ; après deux échecs le 28 février 1974 et le 10 octobre 1974, échecs aussi des conservateurs en général). Après 1979, John Major allait être réélu constamment à la Chambre des Communes jusqu'au 14 mai 2001 où il n'a pas sollicité le renouvellement de son mandat de membre du Parlement. 1979 a été le début du gouvernement de Margaret Thatcher, surfant sur une vague libérale et anti-keynésienne.

Petit à petit, John Major a pris de l'importance dans le staff de la Première Ministre de fer. Il fut ainsi Ministre délégué à la Sécurité sociale du 10 septembre 1986 au 13 juin 1987, puis Ministre du Budget du 13 juin 1987 au 24 juillet 1989, puis Ministre des Affaires étrangères du 24 juillet 1989 au 26 octobre 1989 pour remplacer Geoffrey Howe devenu Vice-Premier Ministre (John Major allait ensuite être remplacé par Douglas Hurd, l'un des possibles successeurs de Margaret Thatcher), enfin, il fut le très influent Ministre des Finances du 26 octobre 1989 au 28 novembre 1990 après le renvoi (officiellement la démission) de Nigel Lawson, aux Finances depuis le 11 juin 1983, artisan des privatisations et de la baisse fiscales (mais opposé à la poll tax).

Nigel Lawson voulait arrimer la livre sterling au mark allemand fort et donc l'intégrer au SME (système monétaire européen) pour juguler l'inflation, et bien que partisan de l'intégration européenne en 1989, Nigel Lawson a soutenu la campagne pour le Brexit dès mai 2013 (lui qui possède une maison dans le Gers et en a même fait sa résidence principale !).

John Major n'a pas eu le temps de mener durablement la politique financière de son pays à cause de l'impopularité croissante de Margaret Thatcher. Il a finalement réussi à faire accepter l'entrée de la livre sterling dans le SME le 6 octobre 1989 (dans l'esprit du Conseil Européen de Madrid des 26 et 27 juin 1989 qui allait établir les bases de la future Union économique et monétaire). La démission de Geoffrey Howe a révélé les divisions au sein du parti conservateur et l'autorité de la Dame de fer fut remise en cause par sa majorité. La division au sein des conservateurs, au-delà de la politique politicienne, est le clivage, très profond et toujours très actuel, entre les partisans de l'intégration européenne et ceux qui considèrent que l'Europe les emprisonne.

Le psychodrame a eu lieu le 20 novembre 1990 : si Michael Heseltine, pro-européen, n'a pas eu la majorité absolue, sa candidature a ébranlé Margaret Thatcher qui n'a pas obtenu dès le premier tour une large majorité des députés conservateurs (elle n'avait pas fait de campagne interne et avait même participé à un sommet internationale). Plus astucieuse que ses rivaux (lire cet article), la Première Ministre a lâché prise et présenté son dauphin, John Major, tandis que Douglas Hurd a tenté sa chance. Résultat des courses, le 27 novembre 1990 : John Major était en tête, avec 185 voix (sur 372), un peu moins que Margaret Thatcher au premier tour (204), mais très largement en avance sur Michael Heseltine (131) et Douglas Hurd (56). Bien que n'ayant pas franchi la majorité absolue (49,7%), il a été intronisé chef du parti conservateur le jour même après le désistement de ses deux concurrents.

Sans le retrait opportuniste de Margaret Thatcher, Michael Heseltine aurait probablement obtenu une majorité à son profit. John Major a su ainsi non seulement empêcher cet affront historique pour Margaret Thatcher mais rassembler les conservateurs en formant dès le lendemain un gouvernement d'unité : en gardant Douglas Hurd aux Affaires étrangères et en réintégrant Michael Heseltine au gouvernement, à l'Environnement puis à l'Industrie.



Avec la récession économique et les travaillistes de Neil Kinnock qui avaient le vent en poupe, les élections législatives du 9 avril 1992 donnaient des perspectives très défavorables aux conservateurs, au pouvoir depuis treize ans. Mais c'était sans compter sur John Major qui a fait une campagne de proximité comme lorsqu'il était jeune (il faisait des discours dans la rue pour convaincre la population). Cette manière de faire lui a évité la défaite. Même s'ils ont perdu 41 sièges, passant à 336 sièges sur 650, les conservateurs ont pu sauver leur majorité face aux travaillistes et à maintenir la même audience électorale en suffrages exprimés (41,9%), très au-dessus des travaillistes (34,4%).


La reine Élisabeth II a alors confirmé John Major à la tête du gouvernement et ce dernier a formé dès le lendemain son second gouvernement, innovant avec un Ministère du Patrimoine national. John Major a alors augmenté les taux d'intérêts de 10 à 15% pour soutenir la livre sterling. Mais la livre sterling, surévaluée au sein du SME, mettait le gouvernement britannique dans une position économique et politique d'autant plus difficile que le Royaume-Uni présidait le Conseil de l'Union Européenne le second semestre de 1992, ce qui rendait difficile la sortie de la monnaie britannique du SME.

Conscient de la fragilité de la livre et misant sur sa probable dévaluation, le spéculateur sans scrupules George Soros est passé à l'attaque et a (acheté et) vendu 10 milliards de livres. Le gouvernement britannique, confronté à cette grave crise monétaire, a alors sorti la livre du SME le 16 septembre 1992, en plein débat référendaire en France (après le rejet danois) sur le Traité de Maastricht (George Soros se justifia quelques semaines plus tard : « Je n'ai aucun sentiment de culpabilité, je vous l'assure. Si je n'avais pas pris cette position, quelqu'un d'autre l'aurait fait à ma place. » ; c'est ce que disent les marchands d'armes !). La livre fut dévaluée de 15% et le pays est redevenu beaucoup plus compétitif, ce qui a fait dire que le "Black Wednesday" était plutôt un "White Wednesday" ! Cependant, selon les études ultérieures, cette crise aurait coûté au Royaume-Uni entre 3 et 27 milliards de livres.

Cette crise a renforcé les divisions au sein de la majorité, consolidant le socle des eurosceptiques. Le climat au sein de la majorité conservatrice était très mauvais aussi à cause de la ratification du Traité de Maastricht que soutenait John Major. Cette ratification était d'autant moins évidente à la Chambre des Communes que non seulement les conservateurs étaient très partagés, mais aussi les travaillistes, favorables au traité, refusaient la ratification pour mettre en difficulté le gouvernement (on a retrouvé ce problème lorsqu'il a fallu ratifier l'accord du Brexit en 2018). Après une première tentative ratée, John Major réussit, avec un second vote, à obtenir la ratification le 23 juillet 1993 en engageant sa propre responsabilité politique (en quelque sorte, un article 49 alinéa 3), ce qui a fait bouger les lignes de 40 conservateurs. Parmi les responsables de cette crise au sein des conservateurs, ses ministres Michael Portillo (Budget), Peter Lilley (Sécurité sociale) et Michael Howard (Intérieur), opposés à la construction européenne.

Les contestations au sein de la majorité n'ont jamais été dépassées sous John Major qui, pour en finir une fois pour toute, a remis son mandat en jeu : il a démissionné de la direction du parti conservateur le 22 juin 1995. Le premier tour du scrutin interne a eu lieu le 4 juillet 1995. Certains craignaient que Michael Heseltine en profitât pour se présenter mais au contraire, dans cette élection, il était l'allié sans doute le plus fiable de John Major. En face de lui, son Ministre du Pays de Galles, entré au gouvernement le 27 mai 1993, John Redwood (44 ans), eurosceptique et futur thuriféraire acharné du Brexit, qui n'a obtenu que 89 voix contre 218 à John Major sur les 329 parlementaires conservateurs au total.

Cette victoire interne qui a clarifié les rapports de force et motivé un remaniement le 5 juillet 1995 (Michael Heseltine devenant Vice-Premier Ministre), n'a pas suffi à dissiper les divisions au sein de son parti ainsi que la forte impopularité en raison de la crise monétaire de 1992. Progressivement, le nombre de parlementaires de la majorité s'est réduit jusqu'en décembre 1996 où il est descendu en dessous du seuil de la majorité absolue aux Communes. Le 17 mars 1997, John Major a été contraint d'anticiper de quelques semaines les élections générales qui ont eu lieu le 1er mai 1997 et qui ont été une défaite historique pour les conservateurs après dix-huit ans au pouvoir.

Les travaillistes menés par Tony Blair, nouveau et jeune chef du Labour depuis le 21 juillet 1994 (après leur échec de 1992), l'ont largement emporté avec un gain de 145 sièges, soit 418 sièges sur 659 et 43,3% des suffrages exprimés. Les Tories se sont effondrés, perdant la moitié de leurs effectifs, avec seulement 165 sièges (une perte de 178 sièges !) et 30,7% des suffrages (soit 11 points de moins). Dans la foulée, John Major a démissionné de la direction du parti conservateur, laissant la succession à William Hague (36 ans), le Ministre sortant du Pays de Galles, élu au troisième tour le 19 juin 1997 par 90 voix sur 164 après que Kenneth Clarke, le Ministre sortant des Finances, a mené la tête des deux premiers tours, les 10 et 17 juin 1997 avec 49 et 64 voix sur 164.

Dans sa retraite, John Major est resté encore député pendant un mandat, jusqu'en 2001, puis s'est retiré définitivement de la vie politique, refusant la proposition de la reine d'être nommé à vie à la Chambre des Lords, comme c'est de coutume pour les anciens Premiers Ministres. En tant qu'ex, il participe encore à toutes les cérémonies officielles, en particulier de la famille royale, la dernière étant les funérailles de la reine Élisabeth II.

Dans un discours à Londres le 28 février 2018, John Major a soutenu l'idée d'un second référendum sur le Brexit, considérant que le peuple britannique avait été trompé par les brexiters : « Beaucoup d'électeurs savent qu'ils ont été induits en erreur : beaucoup d'autres commencent à s'en rendre compte et l'électorat a donc le droit de reconsidérer sa décision. ». Theresa May, la Première Ministre de l'époque, a toujours rejeté l'idée de ce second référendum.

Opposé à la sortie de la Grande-Bretagne de l'Union Européenne mais aussi opposé à son intégration dans la zone euro ou dans l'Espace de Schengen, l'ancien Premier Ministre conservateur s'était qualifié de « ni europhile ni eurosceptique », juste « réaliste » : « Je crois que risquer de perdre nos avantages commerciaux avec le marché colossal qui est à notre porte, c'est infliger des dommages économiques au peuple britannique. ».

Malgré son retrait, John Major ne s'empêche pas de donner son grain de sel sur la vie politique. Ainsi, le 7 juillet 2022, il a fortement encouragé son lointain successeur Boris Johnson, démissionnaire, à quitter immédiatement le 10 Dowing Street même pendant la désignation de son successeur, avec des mots crûs : « Pour le bien-être du pays, M. Johnson ne doit pas rester à Downing Street (…) plus longtemps que nécessaire pour effectuer un changement de gouvernement en douceur. (…) Les intérêts du pays doivent avoir la priorité sur tout le reste, et, avec autant de difficultés critiques à moyen terme, une réponse imaginative (…) est absolument dans les intérêts du pays. ». Il a alors proposé que Dominic Raab, le Vice-Premier Ministre, assurât l'intérim.


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Sylvain Rakotoarison (26 mars 2023)
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