Tout se tient

par Paul Jael
lundi 18 décembre 2023

Y a-t-il un lien entre sans-abrisme et droit de propriété ?

Aujourd’hui promener au centre des grandes villes ou emprunter le métro nous met fréquemment en présence de corps humains allongés sur des cartons posés à même le sol de la station ou du trottoir. Des regards hagards, à moitié déshumanisés regardent passer les « gens normaux » qui continuent leur chemin, gênés, avec un sentiment d’impuissance autant que d’indifférence. Certains donnent une aumône, tout en sachant que ça ne résout rien.

Le sans-abrisme est certainement le problème social le plus grave. Le manque d’un toit est éprouvant par lui-même, mais les vulnérabilités qui en découlent ne le sont pas moins : sans adresse, il n’est pas possible d’exercer ses droits de citoyen ; sans logement, une série d’activités basiques deviennent impossibles : avoir un emploi, élever ses enfants, avoir une vie affective.

C’est une erreur de considérer le sans-abrisme comme un problème distinct de la problématique du logement en général. Il découle simplement des failles dans l’application du droit au logement, un droit que certains Etats ont pourtant inscrit dans leur constitution. La Déclaration universelle des droits de l’homme stipule en son article 25 § 1 : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de la famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement… » Si l’Etat mène une politique du logement judicieuse et efficace, le sans-abrisme est impossible.

La politique du logement est celle par laquelle l’Etat (ou la région ou la commune) veille à ce que l’offre de logements satisfasse la demande. Il peut agir directement en faisant construire et en offrant lui-même des logements. Il peut également réguler le marché du logement privé en facilitant l’accès à la propriété ou en influant sur les loyers. Tous ces instruments sont nécessaires mais aucun ne suffit à lui seul. L’impécuniosité de beaucoup d’Etats et de communes limite fortement leur capacité d’offrir eux-mêmes des logements.

L’incapacité de se loger n’est pas seulement une question d’offre de logement qui serait insuffisante. C’est aussi une question de pouvoir d’achat. En conséquence, des personnes vivent dans la rue alors que des logements restent inhabités. La plupart des grandes villes connaissent cette situation paradoxale où beaucoup de logements sont inoccupés, Et un logement qui ne rapporte rien devient rapidement un logement à l’abandon. Les causes sont multiples : litige (par exemple dans le cas d’une indivision), exigence déraisonnable en matière de loyer, propriétaire incapable d’effectuer une rénovation indispensable…

Aider les SDF à se réinsérer, c’est bien ; empêcher le sans-abrisme de faire des victimes, c’est encore mieux. Ces deux types de mesures sont certes nécessaires, mais comme dit le dicton, mieux vaut prévenir que guérir. L’effort doit donc principalement porter sur cet aspect. Il faut mettre en place un filet de sécurité qui rattrape ceux qui sont en passe de basculer. Une attention particulière devrait être accordée au cas des jeunes adultes en décrochage. Ils sont souvent en rupture familiale, auquel cas il est illusoire d’espérer que celle-ci fasse partie de la solution. La loi pourrait imposer une obligation d’information à toutes les personnes que leur activité ou leur profession met en contact avec des situations à risque de basculement : notaires, directeurs de maisons de repos, propriétaires bailleurs, avocats, huissiers, fonctionnaires (notamment dans le secteur de l’emploi) … Ils auraient l’obligation d’avertir le service social de la commune s’ils traitent une affaire dans laquelle une personne impliquée risque de se retrouver sans domicile. Leur obligation s’arrêterait là mais leur responsabilité pourrait être engagée en cas d’omission. La suite du travail incombe alors au service social.

Les communes devraient disposer d’un cadastre complet et à jour des logements inoccupés sur leur territoire. J’entends par là des logements où de façon durable aucune personne n’est enregistrée comme résident et dont le propriétaire ne fait pas montre d’une intention crédible de le louer. Elles devraient pouvoir les réquisitionner pour loger des cas d’urgence. Le propriétaire du bien réquisitionné recevrait un loyer basé sur la valeur cadastrale, que lui paierait la commune (ou l’Etat ou la région). Certains se récrieront : c’est une atteinte au droit de propriété. Certes. Mais ce droit est-il plus absolu que le droit au logement ? Le droit de propriété est le droit d’user et d’abuser de son bien, dit-on. Dans la politique préconisée ici, ce n’est que le deuxième terme, abuser, qui est restreint. Il n’est pas question ici d’abolir le droit de propriété. Mais il est plus que raisonnable de l’élaguer de ses aspérités les plus dommageables. Un contrat social ne peut être équilibré que si les intérêts de tous les citoyens sont pris en compte, ce qui implique forcément un aménagement du droit de propriété puisque tous les individus ne sont pas propriétaires.

La fiscalité peut également servir d’outil de la politique de logement. C’est déjà le cas lorsque l’intérêt ou le remboursement d’un emprunt hypothécaire sont déductibles dans le calcul de l’impôt sur le revenu. Cette disposition fiscale assez courante, certes défendable, est pourtant loin d’être parfaite car on ne sait si elle facilite l’acquisition ou si elle permet aux vendeurs d’augmenter les prix. Il serait peut-être sage de la conditionner à la modération du prix de vente. D’autres incitants fiscaux sont à imaginer. Un loyer fictif devrait être imposé dans le chef du propriétaire lorsque le bien est inoccupé, de façon à inciter à la mise sur le marché. Un supplément d’impôt pourrait frapper le revenu locatif lorsque celui-ci est hors de proportion avec la valeur du bien loué. Et le locataire devrait pouvoir déduire une part du loyer de son revenu imposable, ce qui aurait l’avantage d’informer l’administration fiscale sur les revenus locatifs.

Les inconvénients causés par ces petites atteintes au droit de propriété sont peu de chose en comparaison avec la tragédie du sans-abrisme qu’engendre l’absence de restriction à ce même droit. La constitution française présente le droit de propriété comme « inviolable et sacré ». Il est temps de le réenvisager en tant que pièce d’un contrat social dans lequel la totalité de la population peut retrouver ses intérêts.


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