John Wheeler, hommage au père de la cosmologie quantique : « The Question is what is The Question ? »

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 14 avril 2023

« Le trou noir est une source d'illumination ! » (John Wheeler).

Le physicien américain John Archibald Wheeler est mort il y a quinze ans, le 13 avril 2008, à l'âge de 96 ans (né le 9 juillet 1911 en Floride) dans le New Jersey (à la suite d'une simple pneumonie). Sa femme l'avait précédé en octobre 2007 et ils ont laissé trois enfants, huit petits-enfants et seize arrière-petits-enfants.

Il n'a pas eu de Prix Nobel mais il fut le dernier survivant des dinosaures de la belle aventure de la physique quantique du XXe siècle. Au même titre que Stephen Hawking (1942-2018), John Wheeler était un spécialiste de physique théorique (tandis que le Prix Nobel récompense en principe des découvertes concrètes qui améliorent la vie quotidienne). Le cosmologue Mark Tegmark (né en 1967), qui avait profité de l'occasion des 90 ans de John Wheeler pour lui dédier un article sur quatre types d'univers multiples possibles, a exprimé son émotion dans le "New York Times" par cette formule : « Pour moi, il était le dernier Titan, le seul super-héros de la physique encore vivant ! ».

À l'annonce de son décès, le Président américain de l'époque, George W. Bush a été très ému par la nouvelle. Il a déclaré le 14 avril 2008 : « Laura et moi-même sommes attristés par la disparition de John Wheeler, un des plus grands physiciens américains. Durant sa carrière, le docteur Wheeler a collaboré avec des scientifiques tels qu’Albert Einstein et Nels Bohrn sur des projets qui ont changé le cours de l’Histoire. ». Bush Junior voulait sans doute parler de du grand physicien Niels Bohr (à ne pas confondre avec Max Born, autre physicien quantique) mais je ne sais pas s’il s’est agit d’une coquille de la dépêche de presse ou de la Maison Blanche (Bohr, victime d’une coquille quantique !).

Chercheur chevronné, John Wheeler a eu de très nombreux prix (comme la Médaille Franklin en 1969 et le Prix Wolf de physique en 1996, cette dernière récompense est considérée comme la plus prestigieuse après le Nobel), et il a été élu membre de l'Académie américaine des sciences en 1952, membre de la Royal Society (britannique) en 1995 et membre de la Société américaine de physique.



Après sa thèse soutenue (très tôt) en 1933 à l'Université Johns-Hopkins (sous la direction du physicien Karl Herzfeld qui avait proposé dès 1912 un modèle pour l'atome d'hydrogène, peu avant le modèle de Bohr donc), John Wheeler a d'abord travaillé à Copenhague avec Niels Bohr (1885-1962) qui fut son mentor en physique : « Vous pouvez parler de personnes comme Bouddah, Jésus, Moïse, Confucius, mais ce qui m'a vraiment convaincu que de telles personnes avaient existé, ce sont mes conversation avec Bohr ! ».

Puis, il est retourné enseigner dans la prestigieuse Université de Princeton (de 1938 à 1941 et de 1945 à 1976) où il a dirigé la thèse de quarante-six physiciens, dont Richard Feynman (1918-1988), Prix Nobel de Physique 1965 pour ses travaux en électrodynamique quantique, Hugh Everett (1930-1982), auteur de la "théorie des mondes multiples" (baptisée ainsi par John Wheeler), et Kip Thorne (né en 1940), Prix Nobel de Physique 2017 pour ses travaux sur les ondes gravitationnelles (quarante-six, c'est énorme dans une carrière de chercheur et c'est plus que l'ensemble de ses collègues du département de physique de son université).

En quelques années, John Wheeler et Niels Bohr ont élaboré ensemble la théorie de la fission nucléaire : accueillant Bohr à son arrivée, en 1939, aux États-Unis, John Wheeler a appris du Prix Nobel de Physique 1922 que Lise Meitner et Otto Frisch venaient de démontrer que l'absorption d'un neutron par un noyau d'uranium pouvait casser ce noyau en deux et libérer une très grande énergie, qu'on allait appeler l'énergie nucléaire.

Pendant la guerre, John Wheeler a collaboré au fameux projet Manhattan dont l'objectif était de développer une bombe nucléaire (bombe à hydrogène). Ce qui a eu pour conséquence les bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Il a regretté seulement qu’elle n’ait pas pu être mise au point plus tôt (son frère Joe est mort au combat en 1944). Bien plus tard, John Wheeler a soutenu l'idée d'un bouclier antimissile développée par le Président Ronald Reagan.

Après la guerre, il a retrouvé Albert Einstein (1879-1955) à Princeton avec qui il a longtemps travaillé pour unifier (en vain) la physique. L'idée générale de l'époque était d'harmoniser la physique quantique avec la relativité générale. L'impossible unification ! Il a conçu la géométrodynamique quantique (une description uniquement géométrique de l'espace-temps sans prendre en compte la notion de matière) qu’il a fini ensuite par abandonner car cette théorie ne pouvait expliquer l'existence des fermions (famille des particules de matière telles que l'électron, le neutrino ou les quarks qui constituent le proton).



Très bon vulgarisateur, John Wheeler a mis à la mode des physiciens la théorie de la relativité générale et a publié la bible de la discipline, "Gravitation", en 1973, livre référence de 1 279 pages qui est en permanence réédité au fil des décennies (appelé par les initiales de ses trois auteurs MTW : Charles Misner, Kip Thorne et Wheeler).



En 1967, John Wheeler a expliqué dans une conférence : « L’étoile en implosion disparaît à la vue comme le chat du Cheshire [d’Alice au pays des merveilles]. L’un ne laisse que son sourire derrière lui, l’autre ne laisse que la gravité. La gravité mais pas la lumière. Ni lumière ni particule n’en émergent. De plus, lumières et particules incidentes qui pénètrent dans le trou noir ne font qu’accroître sa masse et sa gravité. ».

L’expression a alors été lâchée, "trou noir" qui allait servir à désigner ces puits gravitationnels (densité infinie, volume nul) qui attirent et retiennent tout, même la lumière (dans sa courte biographie au "Monde", Pierre Barthélémy a écrit que l'expression "trou noir" « paraîtra obscène aux Français »). John Wheeler était ainsi le père de cette expression (initialement, il avait utilisé l'expression "astre occlus") et c'est aussi lui qui a parlé le premier de "trou de ver" ou de la "structure en écume de l'espace-temps".

Un "trou de ver" est une sorte de raccourci entre deux points de l'espace-temps. Pour qu'il existe, il faut un élément qui aurait une masse négative, ce qui est hautement spéculatif et ressort d'une hypothèse que seules les mathématiques considèrent comme non farfelue. Kip Thorne avait ainsi proposé à un auteur de romans de science-fiction l'utilisation de trous de ver pour permettre de voyager dans le temps ou dans l'espace lointain.

Les travaux de John Wheeler allait anticiper ceux de Stephen Hawking sur beaucoup de découvertes de ce dernier. En particulier, John Wheeler a imaginé que les trous noirs puissent se désintégrer comme le noyau d'un atome se désintègre par radioactivité, idée que Kip Thorne a rejetée mais qu'a reprise Stephen Hawking en démontrant l'existence du rayonnement des trous noirs.

À partir des années 1970, John Wheeler s'est beaucoup concentré sur les questions philosophiques que posait la physique quantique, au point que certains de ses collègues se demander s'il n'était pas devenu un peu fou. Mais en fait, pas du tout, car ses intuitions étaient très pertinentes et préfiguraient l'informatique quantique et la théorie des automates cellulaires. Résumant sa carrière scientifique, il a écrit dans un essai publié en 1998 : « Je crois que ma vie en physique se divise en trois périodes (…). J'ai d'abord cru que tout était fait de particules (...). Dans ma deuxième période que tout était fait de champs (…). Dans cette troisième, mon impression est que tout est fait d'information. ».



Dans la biographie écrite le 15 avril 2008 pour Futura Sciences, le journaliste Laurent Sacco a cité deux réflexions intéressantes de John Wheeler que « la génération actuelle de chercheurs méditera certainement encore avec profit ».

La première : « Nous vivons encore dans l'enfance de l'espèce humaine, toutes les horizons que sont la biologie moléculaire, l'ADN, la cosmologie commencent juste à s'ouvrir. Nous sommes justes des enfants à la recherche de réponses et à mesure que s'étend l'île de la connaissance, grandissent aussi les rivages de notre ignorance. ».

La deuxième : « Sûrement un jour, on peut l'espérer, nous saisirons l'idée centrale derrière toute chose. Elle sera si simple, si belle, si convaincante que nous nous dirons alors "Oh, comment cela aurait-il pu être autrement ! Comment avons-nous fait pour rester aveugle aussi longtemps !" ».

On peut aussi rappeler son excellente définition du temps, brève et dense (à méditer) : « Le temps, c'est ce qui empêche tous les événements de l'Univers de se produire en une seule fois. ».

Et comprendre la complexité du monde par cette remarque écrite en 1998 : « En m'inspirant de mon livre antérieur "Gravitation", j'ai écrit : "L'espace-temps indique à la matière comment se déplacer ; la matière indique à l'espace-temps comment se courber". En d'autres termes, un peu de matière (ou de masse, ou d'énergie) se déplace selon les préceptes de l'espace-temps courbé là où il se trouve. …En même temps, ce peu de masse ou d'énergie contribue lui-même à la courbure de l'espace-temps partout. ».

Et celle-ci, écrite en 1973 : « L'homme, c'est le début de l'analyse, l'homme, c'est la fin de l'analyse ; parce que le monde physique est, en un sens profond, lié à l'être humain. ».

Enfin, en 1983, John Wheeler parlait de méthode : « S'il y a une chose en physique dont je me sens plus responsable que toute autre, c'est cette perception de la façon dont tout s'emboîte. J'aime penser que j'ai le sens du jugement. Je suis prêt à aller n'importe où, à parler à n'importe qui, à poser n'importe quelle question qui fera avancer les choses. J'avoue être optimiste sur les choses, surtout sur le fait de pouvoir un jour comprendre comment les choses s'articulent. Tant de jeunes sont obligés de se spécialiser dans une ligne ou une autre qu'un jeune ne peut pas se permettre d'essayer de couvrir ce front de mer, seulement un vieux brumeux [comme moi] peut se permettre de se ridiculiser. Si je ne le fais pas, qui le fera ? ».

Et aussi, en 1980 : « Ceux qui connaissent les physiciens et les alpinistes connaissent les traits qu'ils ont en commun : un esprit "rêve et conduite", une ténacité de bouledogue et une ouverture à essayer n'importe quelle voie vers le sommet. ». Espérons que la postérité sera juste avec les apports décisifs de John Wheeler dans la physique quantique...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (10 avril 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Biographie de John Wheeler par Pierre Barthélémy au journal "Le Monde" du 19 avril 2008.
John Wheeler.
La Science, la Recherche et le Doute.
L'espoir nouveau de guérir du sida...
Louis Pasteur.
Howard Carter.
Alain Aspect.
Svante Pääbo.

Frank Drake.
Roland Omnès.
Marie Curie.



 


Lire l'article complet, et les commentaires