Avez-vous déjà rêvé de Nicolas Cage ?

par Vincent Delaury
lundi 8 janvier 2024

Un monstre en Cage : « Dream Scenario » (2023, Kristoffer Borgli)

Dream Scenario, film-concept prenant, signé Kristoffer Borgli (c’est son troisième film après le remarqué Sick of Myself (2022) sorti il y a quelques mois qui montrait une jeune femme, jalouse de son conjoint médiatisé, devenant soudainement ultra populaire sur les réseaux sociaux après s’être volontairement défigurée !), au postulat incroyable : tout le monde rêve, non pas de « monsieur Tout-le-Monde », quoique, mais de la star de cinoche, un brin cinoque, Nicolas Cage ! Enfin non, pas vraiment à dire vrai, plus précisément de son personnage passe-partout, un certain Paul Matthews, un prof de fac quinquagénaire transparent : plein de personnes se mettent bizarrement la nuit à rêver de lui alors qu’il n’a rien fait de spécial. Et d’ailleurs, pendant un bon moment, dans les rêves montrés, malgré les situations hors limites (Paul assiste à des scènes dingues, incorporant crocodiles menaçants, meubles qui volent et courses-poursuites en veux-tu en voilà), il reste un observateur passif, y étant juste une présence, avec un air de déjà-vu, terme français entendu tel quel dans cette fiction pas piquée des hannetons (©photos V. D.).

L’obsession de la célébrité jusqu’à s’en rendre malade : « Sick of Myself » (2022, K. Borgli)

Un scénario (quasi) de rêve

Avec « Dream Scenario », ça vole haut…

Ce scénario de rêve (dream scenario, titre programmatique), au sens propre de l’expression, oscille entre rêve et cauchemar. Aussi, assez classiquement au fond, il est scindé, en ce qui concerne son arc narratif (ascension et chute du « héros »), en deux parties de qualité hélas quelque peu inégale, la deuxième, lorgnant ouvertement vers le jeu de massacre en roue libre, ne tenant pas in fine toutes ses promesses, le concept s’épuisant de trop sur la longueur comme si le cinéaste n’avait pas su finir son film, embarrassé qu’il est par maintes scènes à répétition dans le dernier tiers de son long, dommage car on est à deux doigts du film culte (du 4 sur 5 pour moi) ; en même temps, cet aspect brouillon du final, histoire de le justifier, est peut-être à l’image de notre société éclatée actuelle, naviguant à vue et dans laquelle, de par sa forme chaotique, il est bien difficile de savoir où l’on va et ce qui fait véritablement sens. Néanmoins, c’est le genre de films, où se mêle avec vertige, façon poupées russes et récits enchâssés (ou mise en abyme), rêve et réalité, vrai et faux, que l’on aimerait entre les mains d’un cinéaste plus expérimenté (oserons-nous dire plus talentueux ?), tels Lynch, Cronenberg, Gilliam, Nolan, Ruben Östlund ou encore Spike Jonge, pour le voir pleinement décoller en tant que satire mordante et amère de notre temps présent, se risquant à aller plus loin dans le zinzin afin de mieux dénoncer les travers de notre époque. Le film reste hélas presque trop sage, au final, pour convaincre à 100%. 

Mâtinant à la fois comédie, étude de mœurs et film fantastique, Dream Scenario brocarde pêle-mêle, mais en n’allant pas suffisamment de plain-pied dans le délirant : société du spectacle permanent, affres de la célébrité instantanée (le fameux quart d’heure de célébrité warholien), phénomène viral, opinion publique versatile, tribunal médiatique, inconscient collectif, idéologie victimaire à la parano galopante conduisant à voir des traumas partout (dont les mauvaises notes données par les profs !), besoin permanent de sécurité, mouvance woke ainsi que cancel culture. Pour sa première expérience en langue anglaise (c’est un long métrage estampillé A24 avec Ari Aster à la production, féru de ce genre de films-ovnis malins (cf. Beau is Afraid), portant comme la patte de Charlie Kaufman, avec un côté Dans la peau de John Malkovich, 1999, où la situation s’inversait via un héros entrant dans la tête de l’acteur célèbre), le Norvégien Borgli nous propose, avec Dream Scenario - ne s’interdisant point le burlesque ; selon moi, la scène, entre gêne et drôlerie, de sexe manqué de Cage, auprès d’une jeune femme excitée, qu’il incommode soudain par des flatulences nerveuses, est appelée à devenir culte ! -, une ample comédie, plutôt réussie, autour de la possibilité pour tous de devenir célèbre mais également de retomber, très rapidement, dans le gris anonymat, tout en parlant, avec pas mal de lucidité (voire de misanthropie !), du monde contemporain, agrégeant intelligence artificielle, deep fake, agence de relations publiques, pompeusement baptisée Thoughts ?, influenceurs ainsi que porte-paroles de sponsors publicitaires, telle la boisson gazeuse Sprite nommément citée, prêts à faire du buzz et du business avec n’importe quoi.

En couple malgré tout : « Dream Scenario »

« Je suis attiré, précise Kristoffer Bogli pour porter son film lors de sa promo puis auprès de l’hebdomadaire Le Point, par les personnages têtus, qui vivent selon des principes inaccessibles coûte que coûte. Je considère que la fiction permet d’explorer les aspects sombres et dysfonctionnels de la vie moderne. Il existe une tendance très humaine à se concentrer sur le négatif, sur ce qui nous manque alors que nous avons tout. Nous nous rendons malheureux lorsque nous créons des attentes imaginaires », ajoutant, en n'étant pas loin de penser que la vie n’est que songe, voire qu’illusion (son film, façon « rêve party », jouant allègrement, à la Borges, Buñuel ou Lynch, sur la porosité et la frontière floue entre rêve et veille) : « Le Suisse Carl Gustav Jung, l’un des disciples de Sigmund Freud, a été une grande influence pour moi. Il m’a inspiré l’idée de Dream Scenario. Son nom ainsi que son concept de l’"inconscient collectif", sont mentionnés dans les dialogues à plusieurs reprises. Il a été la raison pour laquelle le script a pu naître même si, à titre personnel, je n’ai jamais consulté de psychanalyste de cette école de pensée. […] Je me suis aussi inspiré de mes propres rêves pour écrire le scénario. J’ai recyclé certains d’entre eux dans le film. Je les notais dans un cahier. Mais tenter de raconter ses propres rêves est une expérience frustrante. Il manque toujours plein de détails, c’est pour cela que j’ai voulu que mes séquences oniriques soient dépouillées au maximum, à l’opposé de ce que l’on voit dans Inception, par exemple. » 

Ascension érotique en ascenseur, un « Dream Scenario » ?

Dream Scenario, réalisé par ce jeune réalisateur (39 ans) originaire d’Oslo, ancien publicitaire, est, avec tout ce qu’il charrie plus ou moins pertinemment, des plus ambitieux, troublant, souvent très drôle, voire même sardonique par moments : lorsque l’on voit, à titre d’exemples, attention spoiler, un professeur traqué pourchassé en pleine rue à coups de flèches, ou quand on assiste , à l’écran, à une chasse à l’homme, au bord du lynchage, lancée contre un Nicolas Cage à cran, quitte à vouloir l’effacer complètement, difficile alors de ne pas penser à des talents artistiques longtemps portés aux nues devenant au fil du temps, du fait de leurs agissements révélant un côté obscur en eux, parias mis soudain au ban de la société, tels Gérard Depardieu, Kevin Spacey, Alec Baldwin et autres Woody Allen. Paul Matthews, joué par un Cage qui, tel un monstre en cage, est en grande forme ! (nous livrant, à mes yeux, l’une de ses meilleures prestations, confinant assurément au génie), est un prof falot et ennuyeux, arborant ici tonsure monacale, petites lunettes métalliques, bedaine, pantalon beige et parka trop large, l’acteur se glissant, de manière caméléonesque et cartoonesque, dans la peau d’un banal professeur de biologie, aux ambitions déçues et à la frustration rentrée (sa colère explosera-t-elle ?), parlant souvent dans ses cours, devant un auditoire clairsemé, des rayures des zèbres tout en envisageant vaguement - c’est un velléitaire, estimant qu’on ne le reconnaît pas à sa juste valeur - de publier une thèse sur les fourmis… qu’il lui reste tout de même à écrire ! Ce loser débraillé, plutôt boy next door et père de famille de la middle class américaine sans histoire, vit paisiblement, avec sa femme et ses deux filles, dans une banlieue anonyme.

À l’UGC Ciné Cité Les Halles, Paris

Cage, fils de professeur, note à raison, que « Lorsque Paul s'énerve, ça ne ressemble pas du tout à une confrontation. S'il est névrosé, c'est parce qu'il n'a pas réussi à se faire publier. » Son paternel ayant été prof, Nicolas Cage, connaissant bien le monde universitaire, se montre tout à fait crédible en pédagogue pantouflard bientôt dépassé par les événements, désireux de passer d’un mode gentillet, voire endormi, à une posture plus affirmée. « Je savais, a confié le comédien ayant « chipé » ce rôle dément à Adam Sandler (choix initial du réalisateur et producteur Ari Aster), à quel point la concurrence, la jalousie et la méchanceté pouvaient se manifester autour de ceux qui publient ou écrivent les meilleurs articles. La communauté universitaire a une certaine mentalité qui correspond souvent à "tuer ou être tué'". Si j’ai pu comprendre les inquiétudes de Paul concernant la façon dont il est traité dans sa vie professionnelle, c’est parce que j'ai vu mon père faire face à ces mêmes choses.  »

Quand le rêve devient cauchemar

Ennemi public numéro n°1 : Pr Paul Matthews (« Dream Scenario »)

Aussi, en tant que spectateurs, l’on n’est pas très surpris de la tournure en yoyo des événements : ce brave monsieur Tout-le-Monde qu’est Paul Matthews, discret, maladroit et effacé, est confronté à une étrange situation : à son grand dam, Paul découvre qu’il commence à apparaître dans les rêves de millions de personnes. Matthews devient alors une sorte de phénomène médiatique, mais cette célébrité nouvelle va bientôt prendre une tournure inattendue… Star internationale pendant quelques jours : il occupe l’attention, avec sa candeur béate, en étant dans tous les rêves et les esprits, ses amis, qui l’avaient oublié, veulent désormais l’inviter à des dîners fort courus, ses filles le trouvent soudainement trop cool, ses étudiants l’applaudissent à tout rompre lorsqu’il pénètre l’amphithéâtre de sa fac, on lui promet même une rencontre avec Obama – quel rêve ! Mais c’est alors que, subitement, la nature des rêves des gens change, devenant littéralement des films d’horreur kafkaïens, le Paul passif devient dedans, à son corps défendant, un fou furieux qui poursuit, étrangle, frappe, poignarde, etc. Bref, il devient un monstre à éviter, foutant grave les chocottes ; ses élèves, réunis en cellule de crise dans un gymnase, fuient à son arrivée. Et il aura beau faire une vidéo domestique d’aveux pathétiques visant à l’absoudre de tout péché, joli clin d’œil au passage à un Nicolas Cage devenant lui-même dans le réel un mème (image massivement reprise) via un judicieux montage d’extraits de ses films dans lesquels ses personnages craquent totalement - une vidéo devenue virale s’intitulant même « Nicolas Cage pète les plombs » -, rien n’y fait, il devient un paria, glissant dans un cirque médiatico-surnaturel incontrôlable, ses proches s’éloignant de lui, au risque de replonger, très prochainement, dans l’anonymat le plus complet : plus dure sera la chute, le héros malgré lui devient un zéro.

« Je n’ai pas besoin de jour dans un film Marvel. Je suis Nic Cage. » Vraiment, quel plaisir, avec ce biscornu Dream Scenario, de retrouver Nicolas Cage, qui vient d’avoir 60 ans (bon anniversaire !), enfin dans un grand rôle à sa mesure - cela faisait longtemps. Et quel festival ! Rien que pour lui, cette comédie borderline mérite d’être vue. Le neveu du réalisateur Francis Ford Coppola, qu’on ne présente plus, immense acteur instinctif au jeu varié, au caractère impulsif et au capital sympathie fort, orfèvre dans la variation des coupes de cheveux les plus improbables tout en étant doté d’un grain de folie dans le regard, à deux doigts du pétage de plombs intégral, le rendant bien des fois irrésistible, est tout de même, on le sait bien, capable du meilleur (Rusty James, Birdy, Peggy Sue s’est mariée, Arizona Junior, Sailor et Lula, Leaving Las Vegas [qui lui valut l'Oscar du meilleur acteur], Snake Eyes, Kiss of Death, Lord of War, À tombeau ouvert, Adaptation, Les Associés, Volte-face, Windtalkers : Les Messagers du vent et autres Bad Lieutenant : Escale à La Nouvelle-Orléans) comme du pire.

Nicolas Cage dans « Pig », 2021, un film de Michael Sarnoski

Concernant sa trajectoire hors norme, mais un brin brinquebalante, cela s’est particulièrement gâté au mitan des années 2000, avec par la suite tout de même quelques sursauts (Joe, 2013, Pig, 2020, « western culinaire » contemplatif dans lequel il campait parfaitement un chercheur de truffes coupé du monde lancé à la recherche de sa truie enlevée par des bandits, Un talent en or massif, 2022, jeu de miroirs jouissif torpillant la vanité de l'industrie du cinéma tout en pénétrant habilement la psyché labyrinthique de l’acteur, et ce tout dernier donc, Dream Scenario, ô combien bienvenu), alternant alors à vitesse grand V franchises hollywoodiennes ou blockbusters sous testostérone explosifs (60 minutes chrono, Benjamin Gates, Bangkok Dangerous…) et pas mal de navets abyssaux, lui-même avec le temps le reconnaît volontiers (« la célébrité m’a joué de mauvais tours »), qualifiant même certains de ses longs de « merdes », citant comme exemple Ghost Rider (2007) dont il dira : « Une merde encore, qui avait le mérite de dire quelque chose de moi, avant que je traverse, plus tard, ma propre filmographie en fantôme », ajoutant pour autant, « Faire le clown à ce point, amasser tout ce fatras ne bouleversait pas entièrement mon éthique de travail. Je suis un mec qui travaille dur. On peut dire que j’ai fait n’importe quoi. Mais en aucun cas que je n’ai rien foutu. » Exact.

Le tueur onirique Freddy Krueger

L’acteur de nos rêves

Nicolas Cage et champignons hallucinogènes, « Dream Scenario »

Et, avouons-le, c’est certainement chez lui, et dans son je(u), cette oscillation entre grandeur et décadence, gloire et déchéance, le renvoyant tout compte fait à sa propre finitude sur fond d’humain, trop humain, entre forces et failles, qui le rend si attachant, si attractif, son esprit de dérision nouveau donnant l’envie de le suivre, malgré son background à « casseroles » bling-bling : on sait que dans un Cage movie, presque un genre en soi au point qu’il peut être bien meilleur que les films qu’il aligne tous azimuts, ces derniers, pour certains, allant jusqu’à la série Z pour finir par sortir directement en vidéo histoire d’éponger ses dettes, tout peut arriver, tant il peut s’avérer électron libre, aussi bien sur un plateau qu’en dehors : pas mal d’anecdotes désopilantes circulant à son encontre, sur et hors plateau, cela allant de la destruction de sa roulotte pendant le tournage de Cotton Club (1984) jusqu’à la dégustation d’une blatte vivante face caméra pour Embrasse-moi, vampire (1989) en passant par sa vaste collection personnelle, que l’on dit inestimable, égrenant crânes humains, comic books (dont des perles rares qui vaudraient plusieurs milliers de dollars) et reptiles.

La science des rêves, du prof Paul Matthews au croque-mitaine Freddy Krueger : « Dream Scenario »

À n’en pas douter, Dream Scenario, misant de façon jubilatoire sur le méta-cinéma, est aussi, à côté de son croisement entre fable onirique et film-concept alertant sur les dangers d’une société ultra-connectée à l’ère du numérique visant jusqu’à l’absurde la transparence hygiéniste, un autoportrait de l’acteur Nic Cage, adepte des grands écarts, hésitant en permanence entre le film d’auteur prestigieux et le nanar intersidéral.

Puis, pendant le film, connaissant sa filmo hétéroclite, on n’est guère surpris de le voir, à différents moments-clés, contempler dans une étrange forêt, traversée par un zombie géant, des champignons magiques, porter, pour la promo d’un bouquin improbable, intitulé Je suis votre pire cauchemar !, en France (pays cité carrément comme terre d’accueil des victimes du wokisme !), le fameux gant de l’horreur avec des lames, tiré des Griffes de la nuit, du croquemitaine bien connu Freddy Krueger, ce maître des cauchemars s’immisçant perfidement dans les rêves des dormeurs pour les massacrer, ou encore avoir au poignet, pendant son sommeil, un bracelet translucide hallucinogène avec lequel les influenceurs s’invitent dans ses rêves. Car, avec Cage, après tout, via son talent en or massif lui permettant de passer avec brio d’un registre impitoyable à un registre émotionnel (cf. sa double prestation renversante, Castor Troy/Sean Archer, entre violence et tendresse, dans Volte/Face, 1997), tout est possible. Au fond, Dream Scenario a grandement le mérite de dire quelque chose de lui.

Aussi, la nuit dernière, lors de la 81e édition des Golden Globes 2024 (remise des prix des journalistes étrangers d’Hollywood), face à il est vrai une rude concurrence (Paul Giamatti lauréat puis Jeffrey Wright, Joaquin Phœnix, Matt Damon et Timothée Chalamet), c’est vraiment dommage que Nick Cage ne soit pas parvenu à décrocher, en étant nominé pour Dream Scenario, le trophée si convoité du Meilleur acteur dans un film comique ou musical. Mais bon, comme lot de consolation possible, il lui reste encore, pour continuer à rêver, les Oscars en mars prochain.

Dream Scenario (2023 – 1h40). États-Unis. Couleur. Comédie fantastique décalée de Kristoffer Borgli. Avec Nicolas Cage, Julianne Nicholson, Michael Cera, Jessica Clement, Lily Bird, David Klein. Distribué par Metropolitan. En salles depuis le 27 décembre 2023. 


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