« Pauvres Créatures » que nous sommes !

par Vincent Delaury
jeudi 25 janvier 2024

Pour son huitième long-métrage, le cinéaste grec Yórgos Lánthimos (The Lobster, Mise à mort du cerf sacré, La Favorite) adapte, avec son film-fleuve Pauvres Créatures, Lion d’Or de la Mostra de Venise en 2023 (et il est en lice pour les Oscars prochains), le roman éponyme de l’auteur écossais Alasdair Gray (encore trop méconnu dans l’Hexagone), pastiche de roman gothique anglais paru en 1992, chez Bloomsbury Publishing, traduit en 2003 chez Métailié, librement adapté par le scénariste australien Tony McNamara.

Emma Stone est Bella Baxter dans « Pauvres Créatures » (2023) de Yórgos Lántimos

Un paquebot nommé désir

Complètement Stone, Emma dans « Poor Things »

Afin d’échapper à son mari violent, Bella (Emma Stone, qui a obtenu dernièrement pour ce rôle le Golden Globe de la meilleure actrice à Los Angeles) se donne la mort en se noyant. Mais cette jeune femme enceinte suicidée est ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter (Willem Dafoe, excellent, comme d’habitude), dit God (Dieu), un chirurgien réputé de Londres qui remplace sans scrupule son cerveau par celui... de son enfant à naître. Quelle idée tordue !

Sous sa protection, elle a soif d’apprendre : « Je suis Bella Baxter. Je suis imparfaite et avide d’expériences. Je cherche des aventures. » Bella a tout à découvrir. Empressée de découvrir le monde dont elle ignore tout, et alors qu’elle est secrètement aimée par un étudiant en admiration devant le maître chirurgien God, Max McCandless, chargé d’observer au quotidien ses progrès se déroulant à vitesse grand V, elle s’enfuit avec un avocat habile et débauché, un certain Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), véritable coureur de jupons, tous deux embarquant bientôt pour une odyssée au long cours, via un paquebot en route pour Athènes, à travers les continents, de Lisbonne à Paris en passant par Alexandrie.

Emma Stone et Mark Ruffalo, « Pauvres Créatures », amour impossible ?
Le cinéaste Yórgos Lánthimos et son actrice Emma Stone sur le tournage des « Pauvres Créatures ». Photo A. Nishijima. Searchlight Pictures

Bella Baxter, après avoir goûté, au sein du Londres victorien corseté, croulant sous le poids des diktats sociaux et de la bien-pensance bourgeoise, à l’innocence du désir et à la puissance du plaisir (notamment lorsqu’elle s’adonne au plaisir solitaire avec un concombre), y découvrira successivement, dans le cadre de son périple mouvementé et foutraque, façon roman d’apprentissage, la danse et la jalousie, la pauvreté et les classes sociales (son « père » God l’ayant jusqu’alors enfermée dans la tour d’ivoire qu’est son manoir londonien poussiéreux, à l’abri des regards extérieurs) puis le sexe tarifé dans une maison close, où la taulière tatouée de la tête aux pieds (Mme Swiney/remarquable Kathryn Hunter), lui déclare, en vieille sage ayant bourlingué, comme leçon de vie (« Être en vie est fascinant », selon Bella) : « Nous devons tout vivre. Pas seulement le bien. Mais aussi l’humiliation, l’horreur, la tristesse… Ça nous apprend le monde. Et quand on connaît le monde… Il est à nous. » On pense alors au Tony Montana (Al Pacino) en roue libre de Scarface (« The World Is Yours  ») ! De son côté, Yórgos Lánthimos (50 ans au compteur, né en 1973 à Athènes) note, au sujet de la trame originelle : « Le roman est d’emblée quelque chose de visuellement très frappant et complexe : les thèmes, l’humour, la complexité des personnages et de la langue. Je n’avais jamais rien vu de tel auparavant, j’ai été très impressionné. Gray était un peintre et il avait illustré le texte. Dans l’ensemble, il s’agissait d’une histoire sur la liberté d’une femme dans la société. La voie était ouverte pour raconter une telle histoire. »

Bella... Stone, dans « Pauvres Créatures »

Face au blockbuster Wonka (déjà plus de 3 millions d’entrées dans l’Hexagone), le barré et baroque Pauvres Créatures, avec pour figure de proue sa déroutante héroïne Bella Baxter (Stone, 35 ans, s’éclatant ici à interpréter un enfant dans un corps d’adulte), ressemblant fort à une fiancée de Frankenstein – difficile de ne pas penser au conte horrifique sur le lien troublant entre science et nature de Mary Shelley (1797-1851) - prête à tous les excès, démarre plutôt bien, puisqu’il réunissait déjà, en cinq jours d’exploitation, 154 937 spectateurs (période du 17 au 21 janvier inclus, source : Le Monde #24590, 24 janv. 2024), occupant ainsi la première place du podium. Mais, attention, âmes sensibles s’abstenir ! S’y trouvent pas mal de chirurgie lourde, de scalpels sanguinolents et de porno soft pouvant, par instants, rendre ce film-monde (tout un imaginaire y est déployé, à la Tim Burton) un poil malaisant ; j’ai vu quelques personnes, avec enfants, sortir de la salle parisienne où je l’ai regardé, particulièrement au moment où, dans le film quelque peu provoc, un père de famille pédagogue, campé par le Français Damien Bonnard (vu, entre autres, dans Les Intranquilles), emmène en stage d’observation ses deux garçons dans un lupanar de Paname afin de leur apprendre comment copuler. Pour ma part, je suis resté jusqu’à la fin tant son esthétique, certes surchargée, sophistiquée et rétro-futuriste, façon cabinet de curiosités fascinant, s’avère accrocheuse, et ce jusqu’au générique final, s’attardant, en plans fixes à l’image patinée, sur des vues d’atelier-laboratoire, mi-scientifique, mi-artistique, absolument superbes.

Une gueule cassée à la Francis Bacon : Godwin Baxter (W. Dafoe) dans « Pauvres Créatures »

Un film-monde de l'ordre du collage

Un film poupées russes : « Pauvres Créatures »

En fait, Pauvres Créatures, c’est un film-collage, à l’instar du visage-patchwork à la Bacon fait de bouts de chair couturés de Willem Dafoe, des animaux fantastiques ou chimères qu’on y croise sans arrêt, tels des chiens à tête d’oie ou un homme-chèvre (punition ultime pour un mâle toxique adepte de l’excision !), et de l’être assemblé, à savoir hybride, qu’est Bella Baxter, créature extravagante, façon la belle et la bête (« je jouis donc je suis et je m’affirme en tant que femme libre »), mâtinant bébé glouton et capricieux sans tabou, Barbie zarbie rêvant du vrai monde (elle évolue, surtout au début, telle une poupée désarticulée, notamment lorsqu’elle joue une musique dissonante au piano en tapant aléatoirement sur les touches ou quand elle danse maladroitement, lors du bal, telle une ado encore mal dégrossie) et jeune femme moderne, à tendance nymphomane (douée d’une charge érotique troublante), farouchement séduisante, sans forcément le savoir : en fait, cet être de chair et de lumière, à la fois bestial, sauvage et ingénu, est nature, ainsi que le note Emma Stone dans un Libé récent (n°13233, 17 janv. 2024, p. 23) : « Bella est une expérience que l’on soumet au spectateur. Ce n’est jamais vraiment un bébé, puisque c’est une femme sans âge. On ne peut la comparer à quoi que ce soit, c’est ça la beauté du personnage, c’est ce qui fait que j’ai pu énormément m’amuser en le travaillant : je ne pouvais puiser dans rien de ce que je savais, ce qui est l’ordinaire du jeu du comédien, au contraire je devais m’efforcer de réagir comme une page blanche. Donc j’avais beau avoir travaillé, il fallait aussi que je sois disponible pour l'invention jour après jour. En ce qui concerne le sexe, la nudité, je dirais qu’en tant qu’Américaine je suis peut-être plus effarouchée que Yórgos ! Donc le fait qu’il vienne d’Europe m’aide à m’émanciper. (…) Après, le film raconte l’histoire de Bella et, comme on le disait, tout est vu à travers son regard à elle qui est assez innocent. Il se trouve que c’est une femme, ce qui fait que la question de son corps et de ce qu’elle va en faire devient centrale. Elle aime le sexe, elle s’y adonne, elle comprend que ça peut être un travail rémunéré, puis elle en a un peu marre aussi. J’ai trouvé ça assez rafraîchissant que Bella ne soit pas obsédée par l’amour romantique, que ce ne soit pas son problème. Ce n’est pas pour ça qu’elle est en vie. »

Emma Stone, emballante, au bal (« Pauvres Créatures »)

Pour résumer, et selon moi la greffe des références hétéroclites nourrissant grandement Pauvres Créatures prend : Frankenstein + Alice au pays des merveilles + le Candide de Voltaire + le Ça du père Freud + Kubrick (pour l’usage intensif du fisheye, ou œil de poisson, entraînant une distorsion de l’image) + Belle de jour + un soupçon de Greenaway + Titanic E la nave va (coucou Fellini, y compris celui du priapique invétéré Casanova) + Tim Burton + un gynécée possible comme perspective finale misant sur la sororité et le combat des femmes pour l’égalité (féminisme au parfum MeToo et socialisme main dans la main sur fond de phalanstère providentiel) = Pauvres Créatures, signé par le malin, et talentueux, Yórgos Lántimos, affirmant incontestablement, à lui tout seul, avec déjà une filmographie bien solide (de Canine à King of Kindness, son tout dernier, à venir, toujours avec Emma Stone, qu’il vient d’achever à la Nouvelle-Orléans en passant par La Favorite), sans oublier quelques autres (tels Vasilis Katsoupis avec son passionnant À l'intérieur se jouant des codes de l’art contemporain élitiste, sorti en novembre dernier, et Sofia Exarchou avec Animal, toujours en salle), un renouveau bienvenu du cinéma grec, celui-ci ne s’interdisant point une certaine folie libératrice tout en passant par la fantaisie, la dystopie, le merveilleux, l’outrancier, le rapport entre humanité et animalité ainsi que par l’humour teinté de cynisme ; on n’est pas si loin, par moments, de Ruben Östlund (cf. la satire politique de Sans filtre) ou du Damien Chazelle de Babylon.

Film vu à l’UGC Ciné Cité Les Halles, Paris

Perso, Pauvres Créatures, je suis complètement rentré dedans (mais je comprends tout à fait que d’aucuns restent à quai tant son côté too much un brin flagorneur peut gêner), hormis quelques réserves : film un tantinet longuet avec tout de même un long tunnel narratif dans un bordel Belle Epoque où Bella fait avec boulimie l’expérience de la prostitution sans en être pour autant traumatisée (« Le sexe est brutal, mais pas déplaisant », dit-elle), certes dans un Paris 1900 enneigé magnifique du genre boule à neige magique et nostalgique, louchant quand même, malgré tout, de trop, selon moi, sur le bien plus disruptif Belle de jour (1967), avec Catherine Deneuve, du surréaliste génial et iconoclaste Luis Buñuel ; du 4,5 sur 5 pour moi (©photos V. D.).

Bella Baxter/Emma Stone dans « Pauvres Créatures ». © Copyright 2023, détail, Searchlight Pictures All Rights Reserved

C’est son film historique brillant La Favorite, huis clos explosif, déjà avec son actrice favorite Emma Stone, narrant un crêpage de chignons entre une reine d’Angleterre et ses deux favorites et ayant obtenu en 2019 un Oscar sur dix nominations (meilleure actrice pour Olivia Colman, la reine du long), qui a ouvert à Yórgos Lánthimos les portes du cinéma hollywoodien. En ce début d’année, il fait donc son grand retour en salles avec cette comédie horrifique bizarroïde Pauvres Créatures, produite par Disney, via Searchlight, sa succursale « auteurs » acquise par la Fox, et au budget des plus confortables : 35 millions de dollars. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cet argent, coulant à flots (la mer sombre numérique genre Pixar faisant penser à celle, bien plus somptueuse, en bâche en plastique, d’Et vogue le navire, 1982, de Fellini), se voit à l’écran ! L’image est belle, alternant noir et blanc et couleur à la sauce Technicolor, avec un tropisme manifeste pour les tons saturés, les robes bouffantes et les volutes architecturales baroques et organiques à la Gaudí. Les tableaux s’enchaînent, oscillant entre le grandiose et le grotesque, le trivial et le raffiné, avec moult emprunts à des univers divers (expressionnisme, surréalisme, gothique, modern style, steampunk, etc.) : on dirait le film d’un peintre assemblagiste, adepte du puzzle visuel ; c’est un long-métrage gigogne parvenant tout de même à maintenir efficacement son arc narratif jusqu’à sa pirouette finale (attention spoiler, le retour inopiné du mari revanchard de Bella, misogyne, phallocrate et sadique). 

Un Frankenstein au féminin

Savant fou dans son antre londonien : Willem Dafoe dans « Pauvres Créatures »

Pauvres Créatures revisite malicieusement le mythe de Frankenstein (1818), un Prométhée moderne, Godwin Baxter, savant fou à la gueule cassée, rappelant inévitablement Victor Frankenstein, parvenant, en se prenant pour Dieu (on retrouve ici l’hubris propre à l’humain, pouvant se perdre dans son orgueil), à donner vie à un cadavre d’homme reconstitué de chairs mortes, il s’en démarque cependant car, chez la romancière britannique Mary Shelley, on s’en souvient, le créateur est horrifié par sa créature de bric et de broc, ne la baptisant même pas, alors que, chez Lántimos, le chirurgien, tel un paternel vieillisant aimant, est fier de son « bébé » Bella Baxter, ce médecin démiurge et défiguré la couvant du regard dans sa maison-laboratoire ; un mot justement de l’excellent Willem Dafoe (in Paris Match #3898, 18/14 janv. 2024, p. 18, propos recueillis par Fabrice Leclerc), à la gueule inimitable (même sans maquillage et prothèses !), sur son personnage Godwin, tant monstrueux que touchant : « Il est une sorte de mélange entre Frankenstein et son monstre. Il est hanté par un passé douloureux et tente de trouver une rédemption en redonnant vie à une femme suicidée. D’une certaine manière, la ressusciter lui permet de reprendre goût à la vie et lui procure la possibilité d’aimer, comme un homme. Mais aussi de laisser s’envoler Bella, sa créature, comme un père le ferait avec sa fille. »

L’ingénue et intrépide Bella Baxter (Stone) dans « Pauvres Créatures »

Et si le film rappelle les dangers de la science sans raison, n’étant que ruine de l’âme (Rabelais), ainsi que la beauté du bizarre, à l’instar d’un Baudelaire, il est aussi et surtout, avec sa fin champêtre primesautière détonante, une ode consacrant la liberté et l’émancipation féminine, via la monstration d'une Miss Frankeinstein s'opposant à l'ordre établi : il s'agit d’une femme affranchie débarrassée de tout préjugé et des carcans, affirmant un état d’esprit joueur libéré des pressions sociétales, des conventions bourgeoises et des entraves patriarcales. Véritable électron libre revigorant, aux grands yeux d’enfant et au sourire complice optimiste, ayant la capacité à ré-enchanter le monde, en n’ayant aucunement honte de vivre de multiples expériences dont certaines hors limites : « C’est un véritable conte de fées, précise Emma Stone (dans son meilleur rôle jusqu'à présent, s'y donnant à fond), et une métaphore – évidemment, cela ne peut pas réellement arriver – mais l’idée que vous pouvez recommencer en tant que femme, en tant que corps déjà formé, tout voir pour la première fois et essayer de comprendre la nature de la sexualité, du pouvoir, de l’argent ou du choix, la capacité de faire des choix et de vivre selon ses propres règles et non celles de la société – j’ai pensé que c’était un monde vraiment fascinant dans lequel entrer. »

La joie entre femmes : le final apaisé de « Pauvres Créatures »

Alors, in fine, qui sont ces Pauvres Créatures mentionnés par le titre ? Certainement les hommes qui, par peur des femmes, affirment leur libido en niant, voire en écrabouillant, celle de la gent féminine mais, plus globalement l’humanité toute entière, son actrice principale précisant judicieusement dans le Libé sus-cité : « Je dirais que les pauvres créatures du titre, c’est nous. Pauvres êtres humains brimés par les lois de la société et de la bienséance. » Ainsi, si Pauvres Créatures est de toute évidence, avec sa femme-enfant craquante (parfois agaçante), un film volontiers féministe, donnant la part belle à la place des femmes dans une société moins normative (cf sa scène de fin, Bella Baxter devient docteure, entourée des gens qu’elle aime : des femmes et... juste un homme, le gentil époux un peu fade Max McCandless ), il est aussi un formidable film-miroir, nous renvoyant à nos propres joies et turpitudes. 

Pauvres Créatures (Poor Things). 2023 – 2h21. États-Unis, Royaume-Uni, Irlande. Couleur. De Yórgos Lánthimos. Scénario : Tony McNamara (d’après l’œuvre d’Alasdair Gray). Distribution : The Walt Disney Company France. Avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Ramy Youssef, Christopher Abbott, Suzy Bemba, Hanna Schygulla, Jerrod Carmichael, Margaret Qualley, Kathryn Hunter, Hubert Benhamdine, Damien Bonnard. En salles depuis le 17 janvier 2024. 


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