Penser comme un saumon ou comme un poulet en batterie ?

par lephénix
mardi 6 février 2024

Sous les pavés de l’artificialisation sans limites et de l’exponentiel, il y a la terre ferme - pour l'instant, avant les forages à venir... Si nous décidions de renouer avec elle, avec nos racines et notre raison d’être ... en levant les yeux ? Le « biorégionalisme » prône une « géographie du sensible » vécue comme un art d’habiter la terre en demeure commune : « Habiter, c’est être riverain, activement conscient d’un milieu. Etre natif, ce n’est pas tant être né quelque part qu’être habité par un lieu ». Habiter notre demeure terrestre, non en « propriétaires » ou exploiteurs mais en hôtes de passage, c’est veiller à ne pas la transformer en déchetterie à ciel ouvert dans la pleine conscience de sa magnificence.

 

La condition productiviste, consumériste et électronumérique n’est pas le dernier mot d'une histoire humaine régressant vers son âge de pierre.

Les fausses évidences du « progrès » ne font plus écran au réel. La surexploitation des ressources par l’hyperindustrialisme excède la capacité de charge de la Terre – et les capacités de « résilience » du vivant. La présumée « humanité » (sur)vit dans la bulle d’un confort illusoire, fait d’interrupteurs, de réseaux invisibles d’acheminement de l’eau, de la nourriture et de l’électricité. Ce « confort »-là exige toujours plus de prélèvements sur la planète, dans l’exubérance d’invivables métropoles verticalisées selon une vision absurdement technocentrée et un « processus de perturbations écologiques perpétuelles ». Ces réseaux et ces boutons nous entretiennent dans le mirage d’une « normalité de ce métabolisme continu d’acheminement » de flux marchands et humains confondus avec des flux vitaux, selon une logique de « mise en production globale » et de destruction massive.

La journaliste Agnès Sinaï, directrice de l’institut Momentum, rappelle que cet horizon plombé, barré par une falaise noire de bitume et de suie, n’est pas le fin mot de l’aventure vitale : « Le fait d’habiter relève d’une relation à réinventer », selon une « identité biorégionale » et une logique d’autoproduction du territoire où l’on vit...

 

Contre « l’assèchement des âmes »

 

L’urbaniste Lewis Mumford (1895-1990) décrivait la « machinisation de l’espace », allant de pair avec « l’assèchement des âmes » et prônait une relation de co-évolution avec la nature, au large de cette machination contre le vivant.

Voilà un demi-siècle, les pionniers du biorégionalisme, autour de l’association Planet Drum (fondée en 1973), prônent la « réhabitation », c’est-à-dire une « réorganisation territoriale reposant sur la conscience du lieu  » pour recréer un ancrage et des liens. Ainsi, ils invitent chaque habitant de San Francisco à « penser comme un saumon » dans un cadre inter-espèces, pour renouer avec une « cosmogonie du vivant et des lieux enfouis sous le bitume ». Le « réhabitant » se vit comme « relié aux plantes, aux flux visibles et invisibles qui parcourent le territoire où il vit ». Préférant les lieux sensibles aux espaces géométrisés et mis en coupe réglée productiviste, il entend recréer des milieux de vie en résonance avec ses perceptions et la splendeur du monde.

Le biorégionaliste Kirkpatrick Sale écrivait : « Ce n’est pas à la conscience écologique, trop peu partagée, de fonder la bonne échelle, c’est la bonne échelle qui va développer la conscience écologique ». Il rappellait que les villes modernes industrielles sont « comme des colonisateurs, de gigantesques systèmes de succion qui, pour vivre, vont puiser dans tout le pays environnant, dans tout le monde environnant, après avoir largement dépassé le moment où il leur était encore possible de s’ajuster aux capacités de production de leur propre territoire ou des régions alentour proches  ». La biorégion répondrait à la question de la taille, avec une « planification écologique biorégionale, assortie d’une démocratie locale qui définirait de quels écosystèmes les collectivités ont besoin pour vivre et survivre  ».

 

L’hospitalité terrestre

 

S’il est question d’accueillir «  le réfugié terrestre que chacun d’entre nous est devenu à son insu », l’hospitalité bien comprise consiste aussi à «  faire en sorte que les territoires deviennent des refuges en eux-mêmes, des écrins d’hospitalité aux temps des catastrophes ».

En ces temps du dépassement écologique, l’organisation thermo-industrielle du monde est sur la voie de la descente énergétique et exige des « établissements humains de basse entropie ».

Agnès Sinaï propose de « mobiliser la biorégion comme le dessein (design) d’un métabolisme social qui organise la réduction de sa consommation d’énergie par une relocalisation de la puissance ». La révolution industrielle a sonné la fin de l’agriculture vivrière comme activité humaine dominante. Les sources d’énergie primaire étaient jusqu’alors « constituées de vent et d’eau, de biomasse, de plantes et d’animaux, donc limitées en ampleur et en emplacement  ». Le géographe naturiste Elisée Reclus (1830-1905) constatait dès 1866 que « l’avènement des machines à feu érode le sentiment de la nature  ». Il voyait l’économie des sociétés humaines comme « le stade le plus avancé de la dissipation de l’énergie parmi les êtres vivants  » et prônait la vie en des lieux affranchis de la machinisation.

Le constat s’impose dès le XIXe siècle, depuis Charles Fourrier (1772-1837) : « en tant que civilisation le productivisme se révèle comme un mode de destruction des sociétés ». La nature ne « produit » pas, elle donne... Depuis le choix de la machine à vapeur (1769) et du productivisme jusqu’aux satellites géostationnaires, une technosphère énergivore et parasitaire constitue notre environnement planétaire de base.

L’infini a perdu sa transcendance pour devenir « une forme d’illimitation sans horizon ». Agnès Sinaï souligne que « la technique et la guerre sont les deux faces d’une même médaille qui impriment leur démesure à la planète ».

La refondation d’un système alimentaire soutenable passe par des « régimes de propriété foncière collective et communautaire » et la libération des droits d’usage de la terre, en déverrouillant un « enchevêtrement de privatisation des sols » - rien que ça...

L’ampleur du chantier exige que chaque région utilise « ses fonds, ses réserves et ses talents en se limitant à la capacité de contenance du territoire et à ses contraintes écologiques propres ». Cela commence par la réhabilitation du « métabolisme biorégional du passé » qui a « marqué le lien entre les établissements humains urbains et les agrosystèmes environnants » avant l’industrialisme. Cela continue par la réhabilitation d’une civilisation hydraulique (« le bassin hydrographique représente le berceau de la vie ») et des « systèmes énergétiques locaux liés aux patrimoines territoriaux ».

Les formes biorégionales de regroupements humains seraient les plus adaptés à « l’après-collapse » pour envisager, le cas échéant, des noyaux de redémarrage viables – voire un « reboisement de l’âme ».

L ‘électricité n’est pas une énergie primaire : sa maintenance suppose la « possibilité de fabriquer et de réparer des convertisseurs renouvelables, avec des moyens low tech, les seuls disponibles alors ». Les « mobilités » électriques décrétées par des esprits éclairés ( à quoi ?) s’en remettront à la mécanique céleste pour chevaucher leurs chimères hors sol, en attendant l’activation de « systèmes énergétiques locaux liés aux patrimoines territoriaux ».

Les « communautés énergétiques » à venir s’en remettront à un autogouvernement de leurs propres ressources – si possible, de « sources renouvelables » - selon une « relation d’habitation terrestre » respectueuse de la planète et une énergie propre du social assumant sa part d’intelligence du monde hors d’un oppressant enclos numérique et d’une fumeuse matrice d’illusions.

Agnès Sinaï, Réhabiter le monde, Seuil, 308 pages, 22 euros


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