Ballon d’Or : et si le vote avait été ouvert aux non Européens avant 1995 ?

par Axel_Borg
samedi 1er décembre 2018

A quoi ressemblerait le palmarès du Ballon d’Or s’il avait, dès l’origine, été ouvert à l’ensemble des joueurs ? Pelé et Diego Maradona, entre autres, auraient sûrement remporté plusieurs trophées pour l’Amérique du Sud. Mais pas besoin de gagner le Ballon d’Or pour demeurer à la postérité ou être plébiscité par les fans, tel Stanley Kubrick idole de tant de cinéphiles et qui pourtant n’a jamais rien gagné à l’Académie des Oscars d’Hollywood … Mais comme le disait Alexandre Vialatte, favori battu pour le Prix Goncourt 1951 (son roman Les Fruits du Congo étant devancé par le Rivage des Syrtes de Julien Gracq), si tous ceux qui avaient du talent récoltaient tous les prix

Quel sinistre bruit font dans le crépuscule ces chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule. Ainsi parlait la plume de Victor Hugo à la mort de Théophile Gautier. Ce vers magnifique de l’auteur des Misérables s’applique bien à la vie hors normes d’Alfredo Di Stefano, auteur des douze travaux d’Hercule en Castille entre 1953 et 1964 : cinq victoires en Coupe d’Europe des Clubs Champions, deux Coupes Latines, une Coupe Intercontinentale, huit titres de champion d’Espagne, une coupe d’Espagne …

Madrid, 7 juillet 2014. Premier Ballon d’Or originaire d’Amérique du Sud, l’Hispano-Argentin Alfredo Di Stefano expire son dernier souffle. Par la suite, après Di Stefano arrivé en Espagne en 1953, beaucoup de grands joueurs sud-américains ont pris le chemin inverse de l’écrivain autrichien Stefan Zweig (1942) et de Ronald Biggs (1963), le cerveau du gang du train postal Glasgow-Londres, exilés d’Europe vers l’Amérique du Sud :

Ironie du destin, en quittant la Colombie (il avait quitté River Plate pour les Millionarios de Bogota, suivant son mentor de la Maquina, Adolfo Pedernera) allant exercer ses talents en Europe, Alfredo Di Stefano, tel son illustre compatriote Juan Manuel Fangio en 1948 (sur demande du général Peron), faisait en 1953 le chemin inverse de ses ancêtres, émigrés d’Italie vers l’Argentine à la fin du XIXe siècle. Comme Fangio, Di Stefano était d’ascendance italienne, de Campanie pour être exact, dans la région de Naples. Faut-il rappeler qu’entre 1871 et 1940, l’Argentine a accueilli pas de moins de 55 000 immigrés chaque année, en moyenne. La ville de Buenos Aires a vu sa superficie croître de façon exponentielle, passant de 45 km2 en 1880 à 190 km2 en 1888, seulement huit ans plus tard, avec il est vrai l’annexion des villes limitrophes de Flores et Belgrano … Le recensement national de 1887 estima la population de Buenos Aires à 433 000 habitants. Celui de 1914 verra la capitale argentine dépasser 1.5 million d’habitants ! Au large de New York, Ellis Island n’était pas le seul Eldorado pour les Européens au XIXe siècle, Buenos Aires le fut aussi : Espagnols, Italiens, Libanais, Syriens, Russes et Polonais, tous débarquaient en Amérique du Sud avec l’espoir d’une vie nouvelle. Les flux migratoires ont connu des variations liées à la conjoncture économique en Argentine ; 5 000 immigrants en 1960, 48 000 en 1873. Une crise économique fait chuter ce nombre avec un rebond lors de la décennie suivante avec un pic à 65 000 en 1886. Une nouvelle crise en 1890 produit des soldes migratoires négatifs. Le plus grand nombre d’immigrants arrive entre 1902 et 1913, atteignant son climax en 1912 : 323 000 arrivants pour la seule année 1912 ! Entre 1870 et 1930, l’Argentine a vu sa population croître de 3 % an par en moyenne. Si la guerre de 1914-1918 poussa de nombreux immigrés à regagner leur patrie d’origine, l’immigration reprit dans les années 1921-1930. Mais son poids avait diminué dans la population argentine : de 12.1 % d’étrangers en 1860, la proportion passa à 25.4 % en 1895 puis à 29.9 % en 1914. Parmi eux, des familles françaises, celle du double vainqueur du Tour de France, Lucien Petit-Breton (lauréat de la Grande Boucle en 1907 et 1908) arrivé en Argentine en 1884 à l’âge de deux ans, mais aussi celle du père d’Astérix, de Lucky Luke et du Petit Nicolas : René Goscinny, né à Paris en 1926 mais arrivé à Buenos Aires dès 1928, également à l’âge de deux ans.

La plupart des migrants arrivant en Argentine venaient d’Italie : originaires de Gênes en majorité, ils arrivèrent dans le quartier de Boca, rendu célèbre par le club de Boca Juniors. Entre 1857 et 1940, près de trois millions d’Italiens sont venus s’installer en Argentine, soit 45 % du total des étrangers. Cela explique en partie que de nombreux clubs argentins mais aussi brésiliens (Gremio Porto Alegre, Internacional Porto Alegre, Palmeiras, Cruzeiro Belo Horizonte …) aient des origines transalpines. L’Histoire du Cruzeiro, premier club de Ronaldo en 1993-1994, est particulièrement marquante. La région du Minas Gerais, au Brésil, est réputée pour ses mines de pierres précieuses. Les Italiens offrent leur main d’œuvre bon marché, et leur passion pour le ballon rond, dans un pays en manque de travailleurs depuis l’abolition de l’esclavage en 1888. Des millions d’Italiens débarquent au Brésil. Le Cruzeiro porte logiquement des couleurs vertes et rouges, en hommage au drapeau de l’Italie. Mais durant la Seconde Guerre Mondiale, le club de Belo Horizonte renie ses couleurs, le président Getulio Vargas promulguant un décret qui interdit aux institutions sportives brésiliennes de faire référence aux puissances de l’Axe (1942) : Italie fasciste, Allemagne nazie et Japon d’Hirohito. Le club adopte alors le bleu et le blanc comme couleurs ... De nos jours, entre 15 et 20 millions d’Argentins ont une ascendance italienne, comme Lionel Messi (né un 24 juin, tel Juan Manuel Fangio 76 ans plus tôt) ou Diego Maradona, idole absolue de Boca Juniors, symbole de cette immigration venue de la Botte. Mais c’est pourtant dans le club rival de River Plate qu’Alfredo Di Stefano se fit un nom, aux côtés de la Maquina, menée par deux virtuoses du jeu, Adolfo Pedernera et José Manuel Moreno. Ce dernier reste un joueur de légende …

Échauffement au cœur de la nuit sur le parquet des cabarets, arrivée dans les vestiaires encore endimanché, puis quelques morceaux de poulet bien gras arrosés d'une bouteille de rouge en guise de collation. Voilà le régime drastique qui a fait la légende de José Manuel «  El Charro  » Moreno, l'intérieur droit, et parfois gauche, de la Maquina de River Plate. Vin, viande et tango : recette insolente et imparable pour ce Don Juan au cheveu gominé et à la noire moustache parfaitement taillée. Ceux qui l'ont vu jouer parlent d'un talent irrésistible. Je n'ai jamais vu de ma vie un joueur aussi fort, dira ainsi Alfredo Di Stéfano, qui côtoya El Charro à River. En Argentine, Moreno est une légende. Quand l'AFA m'a élu meilleur footballeur argentin de tous les temps, j'étais fasciné, mais en même temps, j'avais honte de laisser derrière moi des noms comme celui de Moreno, considérera Diego Maradona dans sa biographie Yo soy el Diego. Idole de River, José Manuel Moreno était ironiquement un enfant de la Boca, le quartier portuaire où arrivaient les navires anglais, dont il transportait les volumineuses caisses de linge lors de son adolescence. Sa condition physique, Moreno la travaillera aussi sur les rings de boxe et en dansant le tango.

Comme le pilote Juan Manuel Fangio, le natif de Balcarce, Adolfo Pedernera, ou José Manuel Moreno, la Saeta Rubia alias Alfredo Di Stefano avait été nourrie par les fées du destin au nectar et à l’ambroisie. Comme le quintuple champion du monde de Formule 1, le Divin Chauve serait la grande figure des années 50 dans sa discipline, malgré tout le respect dû au virtuose gaucher hongrois Ferenc Puskas, l’inoubliable Major Galopant. C’est ce statut de roi des années 50, comme Johan Cruyff l’écrivit en 1998, on le verra plus loin, que matérialisent le Super Ballon d’Or 1989 et les Ballons d’Or 1957 et 1959 de l’uomo squadra du Real Madrid, cet Argentin d’origine italienne naturalisé espagnol en 1955 pour faire venir Raymond Kopa en Castille dès 1956.

Johannesburg, 5 juillet 2010. Marie-Odile Amaury, présidente du groupe Amaury propriétaire (entre autres) de France Football, et Sepp Blatter, président de la FIFA, actent de la fusion du Ballon d’Or et du trophée FIFA World Player (datant de 1991, ressuscité en 2016 comme FIFA The Best) en une nouvelle distinction individuelle appelée FIFA Ballon d’Or, avec cérémonie annuelle chaque mois de janvier à Zurich, ville où siège l’instance suprême du football mondial.

Le Ballon d’Or, trophée construit chaque année par le joaillier de Mellerio rue de la Paix à Paris, a eu plusieurs vies, bohême et désintéressé du marketing tels les hippies de Katmandou de 1956 à 1994, européen mais ouvert sur le monde de 1995 à 2006, universel entre 2007 et 2009, Léviathan irréversible soumis à la tour d’ivoire de la FIFA depuis 2010, puisque le collège des journalistes a été rejoint par ceux des sélectionneurs et des capitaines des équipes nationales affiliées à la FIFA. La suprématie de l’Europe des clubs a été quasi-totale, un seul joueur depuis 2010 parvenant à intégrer le top 10 sans jouer sur le Vieux Continent, en l’occurrence Neymar en 2011 (le Brésilien avait alors seulement 19 ans et jouait encore pour Santos, défait 4-0 par le Barça en finale de la Coupe du Monde des clubs).

Pendant presque quatre décennies (1956-1994), le Ballon d’Or a en effet été la chasse gardée des Européens, même si des joueurs naturalisés européens comme les Argentins Alfredo Di Stefano (devenu espagnol) et Omar Sivori (devenu italien) ou le natif du Mozambique Eusebio, portugais par le jeu de l’empire colonial, furent des Ballons d’Or nés en dehors du Vieux Continent, respectivement en 1957 et 1959 pour Di Stefano avec le Real Madrid, en 1961 pour Sivori avec la Juventus Turin et 1965 pour Eusebio avec le Benfica Lisbonne.

Depuis 1995, cette interdiction a été brisée et tous les joueurs non européens évoluant en Europe purent concourir, France Football ouvrant même en 2007 le concours aux joueurs n’évoluant pas en Europe, tel Neymar qui débuta sa carrière à Santos avant de rejoindre en 2013 le FC Barcelone de Lionel Messi.

L’injustice de voir Diego Maradona privé d’un plébiscite en 1986 n’avait pas suffi à faire descendre l’hebdomadaire sportif français de sa tour d’ivoire. Il en fallut une de plus, celle empêchant Romario de prolonger l’apothéose en 1994, lui qui rayonna avec Barcelone et le Brésil tout au long de cette année de Coupe du Monde, année au terme de laquelle il reçut le trophée FIFA World Player. Certes, depuis, Diego Maradona, alias El Pibe del Oro, a reçu un Ballon d’Or d’honneur le 3 janvier 1995 des mains de François de Montvalon, rédacteur en chef de France Football, et le roi Pelé un autre également en janvier 2014, à l’occasion du congrès de la FIFA à Zurich, cérémonie sacrant pour la deuxième fois consécutive Cristiano Ronaldo au palmarès d’un trophée phagocyté par la FIFA en 2010. François de Montvalon, fan absolu de Diego Maradona, voulait réparer une injustice : D’accord faire venir Maradona et sa suite a coûté 700 000 francs à la boîte , mais Paul Roussel, le directeur général et Francis Gabet, le directeur marketing, étaient emballés. On a fait l’ouverture du journal télévisé de TF1 de Patrick Poivre d’Arvor, ça a été un carton en terme d’image.

L’idée d’un Ballon d’Or d’honneur fut soufflée à François de Morinière (directeur de FF) par Jacques Ferran, grand ancien du groupe L’Equipe qu’il quitta en 1985 lors de son départ en retraite. Mais France Football, organe du groupe L’Equipe, avait vu son vaisseau amiral décorer Pelé deux fois comme athlète du siècle, en 1981 devant Jesse Owens et Eddy Merckx puis en 1999 devant Muhammad Ali, Carl Lewis, Jesse Owens, Juan Manuel Fangio et Michael Jordan, Eddy Merckx (top 10).

Un autre immense nom du football avait été honoré par France Football, l’Hispano-Argentin Alfredo Di Stefano, double Ballon d’Or 1957 et 1959, couronné en 1989 d’un Super Ballon d’Or face aux autres multiples lauréats du trophée, dans une émission Télé Foot où il reçut cet honneur en même temps que Marco Van Basten était sacré Ballon d’Or pour la deuxième année de rang. Di Stefano et Van Basten terminèrent la soirée au Crazy Horse.

Retransmis sur TF1, le Ballon d’Or gagnait en notoriété et en médiatisation, loin des années Platini où la star de la Juventus s’était vu remettre l’un de ses trois trophées en catimini au musée Grévin, par Jacques Ferran.

Le 3 janvier 1995, Diego Maradona profita de son passage à Paris pour visiter Eurodisney et fêter son Ballon d’Or d’honneur aux Bains Douches ainsi qu’au Queen, tout en évoquant la création d’un syndicat des joueurs avec Eric Cantona. L’ancien roi de Naples ferait même l’objet d’un film hagiographique de la part du cinéaste serbe Emir Kusturica, deux fois Palme d’Or au Festival de Cannes en 1985 (Papa est en voyage d’affaires) puis 1995 (Underground).

D’autres ont été plus mesurés que Maradona dans le protocole du vainqueur : Kakà et l’AC Milan au Fouquet’s, Cristiano Ronaldo et Manchester United au Plaza Athénée, alors que Sir Alex Ferguson était reparti de TF1 avec un Château-Yquem 1986.

L’ADN du trophée européen souffre énormément de l’absence de géants comme Ferenc Puskas, Giacinto Facchetti, Dino Zoff, Michael Laudrup, Franco Baresi, Raul, Dennis Bergkamp, Xavi, Andres Iniesta, Gianluigi Buffon ou encore Paolo Maldini, bien plus que Thierry Henry qui n’a jamais élu Ballon d’Or par les journalistes européens (2e derrière Pavel Nedved en 2003) mais pas plus FIFA World Player par ses pairs (2e derrière Zinédine Zidane en 2003 puis 2e encore derrière Ronaldinho en 2004).

Mais que dire de ceux que l’on considère avec Johan Cruyff, Franz Beckenbauer et Alfredo Di Stefano comme les deux meilleurs joueurs de l’Histoire ? Orphelin éternel de Pelé et Diego Maradona, le Ballon d’Or est resté européen pendant près de quatre longues décennies, alors que le virtuose argentin était venu jouer en Europe dès 1982 à Barcelone, partant ensuite à la conquête de Naples en 1984.

Quand Ronaldinho atteint la troisième place du podium en 2004 derrière Andreï Shevchenko et Deco, il est programmé pour gagner l’année suivante, tel Ronaldo en 1996 dauphin de Matthias Sammer in extremis. L’Equipe ne s’y trompe pas en écrivant ceci : Difficile de contredire ceux qui voient en Ronaldinho l’incontestable meilleur manieur de ballon du monde, un pur génie dans la lignée des Pelé, Cruyff, Platini, Maradona et autres Zidane […] S’il maintient ce rythme et gagne en constance lors des matches dits secondaires, Ronaldinho n’aura pas de rival en 2005.

Ce fut le cas, comme pour Ronaldo en 1997, grâce à un règlement changé en 1995 par France Football.

29 février 2000, lors de cette année du jubilé à la fois olympique et bissextile, le groupe Oasis sort son quatrième album studio, Standing on the Shoulder of Giants, inspirée d’une citation de Sir Isaac Newton. La bande des frères Gallagher doit se racheter après l’échec artistique terrible de Be Here Now en 1997, la sortie de la compilation de faces B The Masterplan n’étant qu’un sursis à l’automne 1998.

Que disait Newton dans cette phrase ? Si j'ai vu plus loin, c'est en montant sur les épaules de géants. Plus près de nous, On the shoulders of giants fut le nom donné à la mission lunaire Apollo 17 (1972).

Comme le cerveau scientifique d’exception qu’était Isaac Newton, comme les plus grands joueurs d’échec, de José Raoul Capablanca à Gary Kasparov en passant par Bobby Fischer ou Anatoli Karpov, les virtuoses du football ont ce don unique d’anticipation, ce coup d’avance en terme de vision du jeu que vantait Jean-Jacques Vierne dans France Football à propos de Luis Figo lors de l’élection du Portugais au Ballon d’Or 2000 : Le capitaine de la sélection portugaise est un peu un joueur d'échecs. Il voit deux ou trois touches de balle plus loin que les autres.

On ne dirait pas autre chose de Ferenc Puskas, Alfredo Di Stefano, Garrincha, Bobby Charlton, George Best, Eusebio, Pelé, Franz Beckenbauer, Johan Cruyff, Zico, Michel Platini, Diego Maradona, Marco Van Basten, Roberto Baggio, Romario, Ronaldo, Zinédine Zidane, Ronaldinho, Cristiano Ronaldo ou Lionel Messi.

Mais le Hongrois Ferenc Puskas comme Garrincha, Pelé, Zico ou Diego Maradona n’ont jamais eu droit au privilège divin du Ballon d’Or …. Pourtant, comme expliqué par Johan Cruyff en personne lors d’une chronique du samedi 11 juillet 1998 (Les années 90 resteront sans roi) pour l’Equipe Magazine, l’Amérique du Sud domine le casting des génies du ballon rond lors de la deuxième moitié du XXe siècle :

Il n’y a pas longtemps, j’ai lu un article dans le quotidien argentin Clarin distinguant les joueurs qui, pour les critiques sportifs, avaient marqué l’histoire du football. L’idée tait que les époques aussi bien les joueurs, étant difficilement comparables, le meilleur footballeur de tous les temps n’existe pas ; que des joueurs se sont clairement distingués à chaque décennie. Le journaliste écrivait que les années 50 avaient été celle de Di Stefano, les années 60 celles de Pelé, les années 70 celles de Cruyff et les années 80 de Maradona. Qu’on soit d’accord ou non avec ce tableau d’honneur, il est clair que les années 90 resteront sans roi. Personne ne pourra occuper cette place. […] Pourquoi dans cette liste des meilleurs joueurs de l’histoire du football, les Sud-Américains dominent-ils ? La réponse, à mes yeux, est très simple : je crois que c’est le confort de la vie en Europe qui a fait qu’il n’y a pas eu un foisonnement de joueur de génie. Michael Laudrup, par exemple, serait né au Brésil ou en Argentine, dans une banlieue où la seule ouverture dans la vie aurait été le football, je suis convaincu qu’avec ses qualités naturelles, qu’avec sa technique incroyable et sa vision du football, il aurait pu être le meilleur. Alors, que lui a-t-il manqué ? Tout simplement, là où Michael Laudrup a grandi, l’instinct de « survie » n’était pas nécessaire. Il n’a donc été qu’un grand joueur, alors qu’il aurait pu être le numéro 1. […] En Europe, on ne joue plus dans les rues depuis des années et les enfants, dès l’âge de 6 ou 7 ans, commencent à fréquenter des écoles de football où l’on tue peu à peu tout sens de l’improvisation. […] Pour moi, dans cette décennie, il n’y a eu aucun roi. Un joueur aurait pu en devenir un : Romario. Lui, oui, est un véritable « hors-série », un numéro 1, mais il n’a pas joué ce rôle pour différentes raisons. D’abord parce qu’il a évolué trop longtemps dans le football néerlandais. Ensuite parce qu’il aime trop profiter de la vie. Je l’ai engagé à Barcelone et, en une saison, il a réussi à faire plus que dans toute sa carrière. Il a été le meilleur buteur de la Liga espagnole, nous avons gagné le championnat, nous avons joué la finale de la Ligue des Champions, il est allé à la Coupe du Monde aux Etats-Unis, il a été le meilleur joueur et il a obtenu le titre pour le Brésil, car qu’on ne s’y trompe pas, sans Romario, les Brésiliens n’auraient jamais gagné en 1994. Romario se distinguait vraiment des autres, on remarquait la différence, mais il n’a bénéficié qu’une année de la vitrine d’une des grandes équipes européennes, et en plus, je le répète, il n’a jamais cherché à être le meilleur. Dans l’histoire du football, il y a eu pour moi de très grands joueurs qui ont été de véritables numéros 1. Franz Beckenbauer a été exceptionnel au point qu’il a introduit l’idée qu’un libero était non seulement l’homme qui fermait le système défensif d’une équipe, mais qu’il était aussi chargé de commencer la phase offensive. Franz a gagné des Coupes d’Europe avec le Bayern Munich, il a remporté une Coupe du Monde et a été récompensé avec le Ballon d’Or, mais l’histoire du football, dont je ne sais pas très bien qui l’écrit, l’a placé dans le groupe des grands, pas dans celui des rois. De même pour Platini, qui a été absolument tout dans le monde du football et a sans doute marqué une époque. Que s’est-il passé ? Parce qu’il coïncidait dans le temps avec Maradona, il ne pouvait y avoir deux rois. Platini mérite d’être parmi les meilleurs, comme aurait dû l’être Marco Van Basten s’il ne s’était retiré prématurément. Marco a un CV similaire à celui de Platini, mais il lui a manqué pour compléter son palmarès quelques années de carrière.

Enfants d’Amsterdam, de Bavière et de Lorraine dans l’Europe du plan Marshall et des Trente Glorieuses, Johan Cruyff, Franz Beckenbauer, Michel Platini et Marco Van Basten auraient respectivement été les exceptions confirmant la règle, les rares capables d’interrompre (pour Cruyff) ou a minima de contester (pour les trois autres) la suprématie sud-américaine sur le football. Tandis qu’un Diego Maradona né dans la misère de Lanus en Argentine, Romario, le lutin de Rio, et Ronaldo, alias le Jonah Lomu du football, tous deux extraits des favelas de Rio de Janeiro, ont utilisé le ballon de cuir comme une échappatoire social …

Cette chronique du 11 juillet 1998 du triple Ballon d’Or contient l’essence même du problème : l’instinct de survie des enfants prodiges de Rio de Janeiro et Buenos Aires (avec comme exception Socrates et Rai, deux frères issues d’une famille riche et cultivée de Sao Paulo dont le père Raimundo donnait des noms issues de la Grèce Antique à ses enfants, exception faite de Rai, le petit dernier de la tribu Souza de Oliveira !), la densité supérieur de génies au sud du tropique du Capricorne, la jurisprudence Romario de 1994 qui fut la goutte d’eau faisant déborder le vase pour France Football, huit ans après Diego Maradona qui aurait dû être plébiscité, pour ne pas dire poliment élu à l’unanimité, après sa triomphale Coupe du Monde mexicaine de 1986 qu’on pourrait résumer en trois mots de latin : Veni, Vidi, Vici.

Rétroactivement, si on appliquait le règlement actuel à la période 1956-1994, quel visage aurait donc le palmarès de la plus prestigieuse distinction individuelle ?

Le palmarès du trophée serait forcément bouleversé. Depuis 1995, l’Europe a conquis 52.17 % des 23 Ballons d’Or mis en jeu : 12 pour le Vieux Continent (6 pour le Portugal avec Luis Figo en 2000 et Cristiano Ronaldo en 2008, 2013, 2014, 2016 et 2017, 1 pour l’Allemagne avec Matthias Sammer en 1996, 1 pour la France avec Zinédine Zidane en 1998, 1 pour l’Angleterre en 2001 avec Michael Owen, 1 pour la République Tchèque avec Pavel Nedved en 2003, 1 pour l’Ukraine avec Andreï Shevchenko en 2004, 1 pour l’Italie avec Fabio Cannavaro en 2006) contre 11 au reste du monde, porté à 90 % par l’Amérique du Sud, inépuisable réservoir de talents offensifs venus tout droit des faubourgs de Buenos Aires, des plages de Sao Paulo, des haciendas de la Pampa argentine ou des favelas de Rio de Janeiro (5 pour le Brésil avec Ronaldo en 1997 et 2002, Rivaldo en 1999, Ronaldinho en 2005 et Kakà en 2007, 5 pour l’Argentine avec Lionel Messi en 2009, 2010, 2011, 2012 et 2015, 1 pour le Liberia avec George Weah en 1995).

Si l’on examine les podiums sur la période 1995-2017, on voit là aussi que l’Amérique du Sud se taille la part du lion, avec 20 podiums sur 66, et même 21 si l’on rajoute l’Afrique (Liberia titré en 1995 avec Weah), soit presque un tiers des top 3 pour ce reste du monde victime d’un apartheid de France Football durant 39 longues années, ce reste du monde représenté par les émigrants Di Stefano, Sivori et Eusebio, ce reste du monde qui a gagné, pour rappel, 9 des 21 Coupes du Monde entre 1930 et 2018 (5 pour le Brésil, 2 pour l’Uruguay et 2 pour l’Argentine), soit 45 % :

Didi 1958 avec le Brésil et Botafogo (à la place de Raymond Kopa)

Meilleur Brésilien du tournoi suédois, Didi aurait été plébiscité Ballon d’Or devant Raymond Kopa et Pelé. Le créateur de la feuille morte fut la clé de voûte du premier titre de la Seleçao en Coupe du Monde, même si la révélation de Pelé et ses six buts en Europe eurent beaucoup de résonance médiatique. Dès 1958, le Brésil aurait imposé sa férule à la fois sur la Coupe du Monde et sur le Ballon d’Or … Ce n’est pas pour rien que Didi, alias le Prince d’Ethiopie, fut recruté en 1959 par Don Santiago Bernabeu pour remplacer Raymond Kopa aux côtés d’Alfredo Di Stefano, de Francisco Gento et de Ferenc Puskas, fers de lance offensifs du grand Real Madrid.

. Garrincha 1962 avec le Brésil et Botafogo (à la place de Josef Masopust)

Dans le cœur de beaucoup de Brésiliens, Garrincha reste le plus grand joueur de l’histoire du pays, même devant le roi Pelé. Vaste débat. Ce qui parait en revanche indiscutable, c’est son exceptionnelle performance lors de la Coupe du monde 1962. Celle où Pelé, blessé lors du premier match, n’a pas pesé. Celle où ce génie du dribble a excellé plus que jamais, avec notamment un doublé en quarts de finale contre l’Angleterre et un autre face au Chili en demies. Un journal chilien titre ceci après l’élimination du pays organisateur : De quelle planète vient Garrincha ? Personne n’a jamais trouvé la réponse à cette question ...

Elu meilleur joueur du tournoi chilien, Garrincha est alors au faîte de sa gloire, à 29 ans. Il efface des tablettes Josef Masopust, le milieu de terrain tchécoslovaque, précisément victime de la Seleçao cette année-là en finale du Mondial. Garrincha aurait probablement fini sur le podium en 1958 malgré la concurrence féroce de Didi, Raymond Kopa et Pelé, lui qui est viscéralement lié aux deux premiers triomphes mondiaux des Auriverde, en Suède en 1958 puis au Chili en 1962.

. Pelé 1960, 1961, 1963, 1964, 1969 et 1970 avec le Brésil et Santos (respectivement à la place de Luis Suarez, d’Omar Sivori, de Lev Yachine, de Dennis Law, de Gianni Rivera et de Gerd Müller)

Bardé de récompenses individuelles et de titres honorifiques, Pelé n’aurait pas pu passer à côté du Ballon d’Or, tant le roi a porté au pinacle l’art du football offensif, avec tant de gestes de génie et de buts d’anthologie. Combien de récompenses Pelé aurait-il rapporté ? Au moins trois ou quatre, sans aucun doute. Pelé se révèle en 1958 lors d’une Coupe du monde où, à 17 ans, il inscrit six buts en trois matches des quarts à la finale. La tentation est grande de lui décerner son premier titre cette année-là mais c’est oublier que Raymond Kopa avait été désigné meilleur joueur de cette Coupe du monde en Suède et qu’il avait, en prime, remporté la Coupe d’Europe des clubs champions avec le Real Madrid face au Milan AC au stade du Heysel du Bruxelles, sans oublier que Didi avait été le meilleur joueur du Brésil, bien que cependant moins médiatique que les phénomènes Pelé et Garrincha.

Idem en 1959 mais le maître du football était encore le grand Alfredo Di Stefano, quadruple champion d’Europe avec le Real Madrid. On peut raisonnablement penser que Pelé, phénomène naissant avec Santos et auteur de 51 buts en championnat du Brésil, aurait donné du fil à retordre au Divin Chauve. Parmi tous ces buts, un exploit réussi contre la Juventus Sao Paulo mérite d’être relaté : dans sa 19e année, le jeune Pelé avait réussi coup sur coup quatre lobs au-dessus de quatre adversaires, dont le gardien de but, avant d’expédier de la tête le ballon dans le but vide !

En 1960, alors que Luis Suarez et Ferenc Puskas se sont disputés la couronne européenne, Pelé aurait mis tout le monde d’accord. En 1961, auteur de 62 buts en 38 matches officiels, soit un ratio qui ridiculise même les statistiques stratosphériques de Lionel Messi et Cristiano Ronaldo actuellement, Pelé a véritablement cannibalisé le football. Son palmarès en 1961 fut modeste avec le championnat de Sao Paulo, et la Coupe du Brésil, sans titre international. Mais Pelé avait encore réussi un but hallucinant, cette fois contre Fluminense, ce qui lui valut l’apposition d’une plaque commémorative sur les murs du Maracana : dans le célèbre stade de Rio de Janeiro, Pelé partit de la surface de réparation de Santos et passa en revue tous les adversaires qu’il trouva sur son chemin pendant une folle chevauchée de 70 mètres ! Usant de dribbles ou de feintes de passe, le maestro vint battre son difficulté le gardien de Fluminense, complètement médusé par ce qu’il venait de voir !

Le troisième Ballon d’Or du prodige brésilien interviendrait en 1963, l’année où Pelé et Santos se hissent au sommet du football mondial en remportant la Copa Libertadores pour la deuxième année consécutive et la Coupe Intercontinentale, face à l'AC Milan. Peut-être la meilleure année de Pelé, figure de proue du club pauliste entre 1956 et 1974, dans la foulée du meilleur match de sa carrière (selon l’intéressé) contre le Benfica Lisbonne d’Eusebio en 1962 en Coupe Intercontinentale. Le 11 octobre 1962, le maestro signa un triplé à l’Estadio da Luz, Santos gagnant 5-2. Mais en 1962, blessé durant le Mondial, Pelé aurait été éclipsé par Garrincha pour le Ballon d’Or, Mané ayant été la clé de voûte du deuxième titre mondial du Brésil.

En 1963, la performance de Pelé en demi-finale de la Copa Libertadores face au Botafogo de Garrincha et Jairzinho a fait beaucoup pour sa légende : ceux qui ont vu ce match en parlent encore avec des sanglots dans la voix. Son but égalisateur à la dernière minute à l’aller et, plus encore, son hat-trick au retour au Maracaña, ont fait date. En finale, Pelé est encore buteur face à Boca Juniors. Il devient le premier Brésilien à soulever la Copa Libertadores sur le sol argentin. 1963 apparaît donc incontournable, même s’il est douloureux d’enlever du palmarès Lev Yachine, seul gardien vainqueur du Ballon d’Or. Rebelote en 1964 où Pelé aurait surclassé sans mal l’Ecossais Dennis Law et l’Espagnol Luis Suarez, européens les plus en vue cette année là.

Pelé, lui, a peu à peu vu ses statistiques démentielles baisser au fil des années 60, ce qui explique qu’il faille attendre 1970 pour le voir légitimement glaner un autre Ballon d’Or. Pourtant, Gerd Müller, avec ses dix buts lors du Mundial mexicain, fait un vainqueur très légitime. Mais l’impact de la Seleçao sur cette Coupe du monde est tel qu’il est difficile de ne pas consacrer Pelé, qui a cumulé plus de gestes célèbres en trois semaines au Mexique que sur les trois Coupes du monde précédentes cumulées. Gerd Müller, malgré ses dix buts, fut d'ailleurs devancé par Pelé et Jairzinho au classement des meilleurs joueurs de cette édition. D’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas, le quotidien britannique The London Sunday Times avait déjà fait cette élection du Ballon d’Or 1970 sa façon. Le lundi 22 juin 1970, voici ce que titrait le célèbre journal londonien : How do you spell Pele ? G-O-D. Un autre journal britannique, The Sun, n’y allait pas par quatre chemins non plus au sujet du génie brésilien après la finale radieuse contre l’Italie (4-1) : Pelé, le roi du monde.

Malgré ce Mondial 1970 lumineux rendu célèbre par ses quatre buts réussis tout autant que par ses trois buts manqués (lob du milieu du terrain contre Ivo Viktor lors du match face à la Tchécoslovaquie, tête repoussée par Gordon Banks face à l’Angleterre, grand pont sur Ladislao Mazurkiewicz devant l’Uruguay), Pelé n’avait pas convaincu à 100 % son sélectionneur, Mario Zagallo : Au Mexique, il est devenu celui que tout le monde connaît, un joueur hors-série, mais j’attendais plus de lui dans le groupe, et il n’était définitivement pas un leader de vestiaire. C’est pour ça que je n’en ai pas fait mon capitaine. Son truc, c’était le terrain, il montrait l’exemple dans le jeu, et c’était déjà énorme.

Mais comment ne pas le lui donner en 1969, alors qu’il marque aussi son millième but sur penalty le 19 novembre 1969 contre Vasco da Gama au Maracaña de Rio de Janeiro. Face à un tel symbole, la couronne du Milanais Gianni Rivera, champion d’Europe contre l’Ajax de Cruyff à Madrid au printemps 1969, aurait vacillé …

. Zico 1977 et 1981 avec le Brésil et le Flamengo Rio de Janeiro (à la place d’Allan Simonsen et de Karl-Heinz Rummenigge)

Le Pelé Blanc fut première immense star du football brésilien de la génération post-Pelé, puisque Rivelino fut de la partie en 1970 lors du triomphe mexicain de la Seleçao. Si sa tardive carrière européenne n’a pas connu le succès escompté (à la notable exception de sa première campagne avec l'Udinese en 1983-1984), Zico avait eu le temps de bâtir sa légende au pays. Le premier Ballon d’Or que nous attribuons à Zico est celui de 1977. Une des campagnes les plus serrées de l’histoire, Allan Simonsen, le lutin danois de Mönchengladbach, devançant de quelques points seulement Kevin Keegan et Michel Platini, encore à Nancy. Zico aurait pu mettre tout le monde d’accord et sonné le glas des espoirs de Simonsen, qui fut le seul Ballon d’Or scandinave sans être le meilleur joueur au panthéon des Danois, Suédois, Norvégiens et autres Finlandais (Nils Liedholm, Peter Schmeichel, Michael et Brian Laudrup, Preben Elkjaer-Larsen, Thomas Brolin, Gunnar Nordhal, Jari Litmanen, Ole Gunnar Solskjaer ou encore Zlatan Ibrahimovic eurent plus d’impact qu’Allan Simonsen in fine). A 24 ans, Zico s’impose en 1977 comme l’homme fort du football brésilien, hégémonique en clubs sur le continent sud-américain.

A son rendement exceptionnel avec Flamengo, il ajoute ses premiers grands faits d’armes avec le Brésil. Lors des qualifications pour la Coupe du monde 1978, il aligne but sur but, avec notamment un quadruplé face à la Bolivie lors du tournoi final. En fin d’année, il est désigné meilleur joueur sud-américain. Quatre ans plus tard, l’aura de Zico est plus grande que jamais. Il porte Flamengo sur le toit du football mondial avec la victoire en Copa Libertadores (dont il termine meilleur buteur avec 12 réalisations) et celle en Coupe Intercontinentale. A Tokyo, Flamengo étrille Liverpool (3-0) et Zico est désigné joueur du match. Le Ballon d’Or de Zico en 1981 serait apparu alors comme une évidence, presque un secret de polichinelle malgré le meilleur Européen de 1981, Karl-Heinz Rummenigge, pierre angulaire du Bayern Munich et de l’équipe nationale d’Allemagne de l’Ouest (RFA).

Buteur redoutable, créateur de génie, leader incontesté de la sélection brésilienne, Zico est, en 1981, au sommet de son art, à 28 ans. Le Mundial 1982 est alors annoncé comme le sien. Ce ne sera pas le cas malgré quatre buts marqués et un talent exceptionnel vu notamment contre l’Argentine au deuxième tour, la faute à un certain Paolo Rossi, phénix du Totonero auteur d’un triplé à Sarria lors d’un match de légende Italie -Brésil qui éliminera l’immense Seleçao entraînée par Tele Santana, favorite suprême de la Coupe du Monde espagnole de 1982. Quatre ans plus tard, en 1986 au Mexique, Zico sera à nouveau un roi sans couronne, ratant un penalty contre la France de Michel Platini. Comme Socrates ou encore Falcao, Zico fera partie de cette génération maudite de joueurs brésiliens intercalés entre Pelé et Romario, entre 1970 et 1994, un quart de siècle d’une insupportable attente pour le Brésil …

Malheureux en Coupe du Monde, Zico n’égalera jamais son glorieux aîné Pelé, dont il disait avec sagesse : Je ne suis pas Pelé, il n’y aura pas d’autres Pelé, je suis Zico, c’est tout.

. Mario Kempes 1978 avec l’Argentine et le FC Valence (au lieu de Kevin Keegan)

Gagner le Ballon d’Or sans briller en Coupe du Monde est une perspective utopique, sauf à trois exceptions près : Kevin Keegan en 1978, Lionel Messi en 2010, Cristiano Ronaldo en 2014.

Orphelin de Kempes non qualifié par le règlement de l’époque, le vote de 1978 couronna l’Anglais qui avait réussi l’exploit de s’adapter en un temps record à la Bundesliga avec le Hambourg SV, lui qui avait déjà brillé de mille feux avec Liverpool en 1977. L’année suivante, Keegan avait devancé le meilleur Européen du Mundial argentin de 1978, le Néerlandais Robbie Rensenbrink, virtuose d’Anderlecht et ayant réussi à faire oublier Johan Cruyff en envoyant les Oranje en finale pour la deuxième fois en 1974.

Cette année-là, l'Anglais Kevin Keegan remporte le premier de ses deux Ballons d’Or consécutifs. Le poids de la Coupe du monde argentine pèse cependant trop lourd pour ne pas couronner Mario Kempes. Chez lui, en Argentine, l’attaquant de Valence contribue grandement au premier sacre planétaire de l’Albiceleste, terminant meilleur buteur de la compétition avec six réalisations, toutes dans le money time : deux contre le Pérou dans le match décisif du deuxième tour de poules, puis deux encore en finale face aux Pays-Bas. Au printemps, il avait également été sacré Pichichi de la Liga avec 28 buts. 1978, l’année Kempes plus que l’année Keegan, incontestablement.

. Socrates 1983 avec le Brésil et les Corinthians Sao Paulo (à la place de Michel Platini)

L’autre géant parmi les géants de la Seleçao des années 80, avec Zico, comme le résume Junior leur partenaire auriverde des Coupes du Monde 1982 et 1986 : Au Brésil, il y a Pelé et Garrincha, et juste en dessous, des types comme Falcao, Ronaldinho, Ronaldo, Romario, Zico … Socrates fait partie de ce deuxième groupe.

Socrates est un personnage hors du commun, unique dans l'histoire footballistique. Docteur en médecine, citoyen engagé, leader de la démocratie corinthiane, il est aussi, d’abord, un joueur exceptionnel, à l’allure gracile et à l’incomparable élégance. En 1983, les Corinthians conservent leur titre dans le Championnat pauliste. Au cours de la finale, face aux militaires, les joueurs des Corinthians déploient une banderole revendicative : Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie. En l’occurrence, ils gagnent, l’unique but de la rencontre étant, évidemment, signé Socrates. Jamais le génial milieu de terrain n’a autant rayonné qu’au cours de cette année 1983. Il est logiquement désigné meilleur joueur sud-américain au terme de cette cuvée. Comme des trois Ballons d’Or de Michel Platini, celui-ci est le seul qui peut éventuellement lui être contesté, banco pour Socrates. Car en 1984 et 1985, le Français était tout simplement intouchable, en véritable alchimiste transformant tout en or, étant l’alpha et l’oméga de l’équipe de France tout comme la pierre angulaire de la Vecchia Signora de Giovanni Trapattoni, lui qui fut élu en 1997 meilleur joueur du XXe siècle parmi les anciennes gloires de la Juventus Turin. Dès 1983 cependant, Michel Platini fait rêver l’Europe entière. Lors d’un déplacement en Pologne avec la Vieille Dame, contre le Widzew Lodz, le natif de Joeuf reçoit ce superbe éloge d’un fan polonais : Après Dieu, c’est toi.

A noter qu’en 1983, Diego Maradona aurait pu finir sur le podium avec Socrates et Platini, l’Argentin ayant gagné la Coupe du Roi tout en étant été élu meilleur joueur du championnat d’Espagne, sans oublier les applaudissements à tout rompre du Bernabeu lors d’un clasico Real – Barça, performance qui sera rééditée en novembre 2005 par un autre alchimiste des pelouses, Ronaldinho.

Mais en 1983, le meilleur joueur du monde était ce grand gaillard de 1.92 mètre au nom de philosophe grec, comme l’explique le publicitaire brésilien Washington Olivetto au sujet d’un voyage commun à Venise : J’étais là bas pour le Festival international de pub et je lui ai dit de me rejoindre. Il y avait un tournoi de foot de publicitaires, et je l’ai amené en le présentant comme le nouveau directeur de création de mon agence. Evidemment, tout le monde l’a reconnu. Tout le monde le reconnaissait partout. Dans chaque resto où on allait, le patron refusait catégoriquement qu’on paie l’addition et, quand on se levait pour partir, tous les clients se mettaient quasiment debout.

Car si Socrates avait dû s’incliner contre l’Italie en 1982 en Espagne, personne n’avait oublié qu’il avait marqué le premier but de la Seleçao à Sarria contre Dino Zoff … Ce plébiscite du public transalpin venait de là. Mais c’est surtout au Brésil que Socrates irradie de son charisme, étant une figure reconnue dans le paysage politique brésilien : C’était l’équivalent de Neymar aujourd’hui. Sauf qu’en plus de le voir briller sur le terrain, on le voyait aussi briller sur le terrain politique.

Dans la foulée de la démocratie corinthienne, Socrates prend part au mouvement « Diretas Ja », en faveur d’élections directes, dans la foulée de l’amendement de janvier 1983 du député Dante de Oliveira afin de permettre l’élection du Président de la République au suffrage universel direct. A travers son militantisme, Socrates rencontrera deux futurs Présidents du Brésil, Lula (2003-2010) et Fernando Henrique Cardoso (1995-2002).

Le 16 avril 1984, Wladimir, Casagrande et Socrates participent à une grande manifestation des Diretas Ja, à Sao Paulo. Les trois stars des Corinthians sont inscrites au Parti des Travailleurs. Socrates prend le micro devant un million et demi de personnes, prononçant un discours historique. Wladimir raconte : Plusieurs rumeurs l’annonçaient à la Fiorentina, alors il a annoncé devant tout le monde que si l’amendement en faveur des élections directes passait, il resterait au Brésil. Il a eu un courage extraordinaire de dire cela à ce moment là. Je suis sûr qu’il aurait tenu parole et qu’il aurait renoncé sans problème à l’argent promis si les choses avaient tourné dans le bon sens.

Hélas, la dictature sauve sa peau pour une année de plus, et Socrates part pour la Toscane sous le maillot de la Viola … Attendu comme le Messie à Florence, le joueur débarque dans la cité des Médicis à la fin de l’ère Antognoni (1973-1987), fabuleux manieur de ballon qui précéda Baggio et Batistuta parmi les grandes icônes du club qui fut vice-champion d’Europe en 1957 devant le Real Madrid de Di Stefano : On l’avait fait venir moyennant 14 ou 15 millions de dollars, quasiment un record pour l’époque, se souvient Ranieri Pontello, le président d’alors. Les abonnements pleuvent : 24 000 tifosi prennent leur carte. Socrates est plein d’espoir, annonçant une future inscription à la Faculté de Médecine de Florence, et son intention de suivre des cours de sciences sociales, afin de préparer sa reconversion en médecin des pauvres. Socrates place ses enfants à l’école publique italienne et ne parle pas de football lors de sa première conférence de presse italienne. Il ne restera qu’un an sur les bords de l’Arno, retournant dès 1985 à Sao Paulo …

. Diego Maradona 1986, 1987 et 1989 avec l’Argentine et Naples (respectivement au lieu d’Igor Belanov, de Ruud Gullit et Marco Van Basten)

En 1984 et 1985, Maradona a appris le Calcio dans l’ombre de la star française Michel Platini, lequel lui rendra hommage plusieurs fois. En septembre 1986 dans une grande interview en forme de confession de futur retraité à l’hebdomadaire France Football, Michel Platini se revendique, tout comme son héritier sur le trône de meilleur joueur de la planète, comme artiste : L’art commence par une technique. Il y a ensuite une géométrie, une esthétique de l’art et, enfin, il y a une émotion de l’art. Une passe de 50 mètres de Platini ou un dribble de Maradona, c’est de l’art à l’état pur. C’est incontestable, pour la technique et la géométrie, et ça l’est aussi pour l’émotion. Je mets de côté les sentiments chauvins. Je parle de l’émotion pure, liée au déroulement du jeu, du spectacle, à toutes les valeurs auxquelles on touche dans ces moments là. C’est de l’art, moi je vous le dis. Et je revendique le nom d’artiste.

Pour appuyer sa thèse, Michel Platini prend souvent comme exemple la tragique demi-finale de Séville du 6 juillet 1982 perdue par la France contre la RFA : Aucun film au monde, aucune pièce ne saurait transmettre autant de courants contradictoires, autant d'émotions que la demi-finale perdue de Séville.

Ancien propriétaire de la Juventus, le grand patron de FIAT, Giovanni Agnelli, décrivait son admiration pour Platini en le comparant à des artistes : Michel était pour moi un heureux mélange de Manolete et de Noureev. Grand torero, grand danseur. Il a été la sublimation du Calcio.

Et en l’an 2000, histoire de remettre Zinédine Zidane à sa place par pure jalousie, Platoche décoche une pique à l’encontre du numéro 10 français qui l’a dépassé dans la légende des Bleus avec un doublé Coupe du Monde / Euro : Ce que Zidane fait avec un ballon, Maradona le faisait avec un orange … Une fois de plus, le triple Ballon d’Or clame son admiration publiquement pour Diego Armando Maradona, seul joueur de l’Histoire du football, avec Alfredo Di Stefano et Johan Cruyff, à pouvoir vraiment concurrencer le roi Pelé pour le titre de G.O.A.T du football, Greatest Of All Time, malgré tout le respect que l’on peut avoir pour des joueurs aussi immenses que Matthias Sindelar, Ferenc Puskas, Garrincha, Eusebio, George Best, Franz Beckenbauer, Michel Platini, Marco Van Basten, Romario, Roberto Baggio, Zinédine Zidane, Luis Figo, Ronaldinho, Lionel Messi, Cristiano Ronaldo, Neymar …

Achetez trois ou quatre joueurs et vendez ceux qui se font siffler. Telle était l'influence de Diego sur les décisions de son président Corrado Ferlaino après une première saison mitigée de l'Argentin à Naples. Deux ans plus tard, Naples remporte son premier titre en Série A (1987). Un joli pied de nez aux traditionnels cadors du nord du pays, après une année 1986 où El Pibe del Oro a marché sur l’eau. Mais un avant le Mundial mexicain, dans le journal L’Equipe, Diego Maradona avertit ses adversaires : Si je ne suis pas blessé, je serai au Mexique à mon meilleur niveau physique et technique. Le 30 juin 1986, le petit gaucher tient parole et soulève la treizième Coupe du Monde dans le ciel de Mexico, après avoir passé un pacte avec Carlos Bilardo au détriment de l’ancien capitaine, Daniel Passarella : Diego et moi, nous avons scellé un pacte d’acier. Il fallait le convaincre de se sacrifier pendant un mois, de devenir le patron responsable et adulte qu’il n’a pas toujours été. Diego avait tout à y gagner. La seule ombre au tableau de ce mois de juin 1986 est la fameuse Main de Dieu contre l’Angleterre de Peter Shilton, mais les puristes avaient remarqué que Maradona n’en était pas à son coup d’essai en la matière, ayant déjà marqué de la main avec Naples contre Udinese le 12 mai 1985 en Série A. Quatre minutes après la main de Dieu qui vengeait l’affront militaire des Malouines par Margaret Thatcher en 1982, El Pibe del Oro dribblait toute la défense d’Albion pour pulvériser les Three Lions et marquer un deuxième but fatal aux hommes de Bobby Robson ! Un but digne de … Pelé, un slalom spécial sans skis ni neige, mais avec des défenseurs anglais comme piquets ! C’est pourtant lors du match suivant, en demi-finale contre la Belgique, que Maradona atteint son acmé, avec un nouveau doublé. Jean-Marie Pffaf, le gardien de but des Diables Rouges, avouera publiquement son admiration après la rencontre : Rien à faire contre un tel adversaire ... Ce n’est plus un joueur normal, c’est un extraterrestre.

Dans le journal L’Equipe, Jérôme Bureau trace un évident parallèle avec le roi Pelé de 1970, sur ce même sol mexicain … Le drapeau du pays représente un aigle perché sur le cactus dévorant un serpent. Cette scène est issue d'une légende aztèque : les Aztèques nomades ont fondé leur capitale Tenochtitlan — sur le même site est fondée Mexico — à l'endroit où ils ont observé ce symbole. Pour Pelé en 1970 et Maradona en 1986, le climax de leurs carrières respectives est aussi dans la capitale mexicaine … Jérôme Bureau compare la passe décisive de Maradona pour Burruchaga, en finale contre la RFA (3-2), à celle de Pelé pour Carlos Alberto seize ans plus tôt contre l’Italie (4-1) : Une passe comme un hommage à celle de Pelé à Carlos Alberto, ici même en 1970. Il ne manque que la tête. Pelé avait griffé son sacre. Pas Diego. Mais il a tant éclaboussé cette Coupe du Monde. Ecrasé. Comme lui sous la meute au coup de sifflet final. Champion du monde. Depuis 1970, l’expression n’avait jamais été aussi juste. Mais déjà Diego Maradona n’appartenait plus ni au stade Azteca ni à cette Coupe du Monde. Silence étonnant devant une pelouse inondée de monde. Diego Maradona s’était déjà envolé vers le meilleur des mondes. Celui de l’éternité.

A Naples, Maradona a même eu droit à une version dérivée du « Notre Père » chrétien : Notre Maradona / Toi qui descends sur le terrain / Nous avons sanctifié ton nom / Naples est ton royaume / Ne lui apporte pas d’illusions / Mais conduis-nous à la victoire en championnat. Dans ce pays si puritain et croyant qu’est l’Italie, on trouve ainsi des effigies du footballeur argentin sur les genoux de San Gennaro, l’un de saint-patrons de la ville de Naples !

Les Ballons d’Or 1986 et 1987 attribués de façon uchronique à Maradona sont peut-être les choix les moins cornéliens de la liste globale entre 1956 et 1994. Au moins en ce qui concerne l’année 1986. Le Ballon d’Or avait été attribué à Igor Belanov, l’attaquant soviétique du Dynamo Kiev. Son bilan personnel et sa victoire en Coupe des Coupes ne pèsent pourtant pas grand-chose face au one man show maradonesque du Mundial mexicain, tant l’Argentin a tutoyé la perfection, s’attirant tous les superlatifs pendant le tournoi. Rarement un joueur aura porté à ce point une équipe sur son talent qu’El Pibe de Oro cette année-là, pas même le roi Pelé en 1970 ou Romario en 1994.

Du fait de la guerre des Malouines en 1982, battre l'Angleterre en quart de finale était plus important que toute morale pour Maradona et l’Argentine. Le premier acte de la vengeance est la Main de Dieu. Ce qui a suivi en revanche a réellement touché au divin. Servi dans son propre camp, Maradona a éliminé quatre joueurs anglais - Peter Beardsley, Peter Reid, Terry Butcher (deux fois) et Terry Fenwick – puis le pauvre gardien Peter Shilton pour marquer l’un des plus beaux buts de l’histoire. J'avais envie d'applaudir et je n'avais jamais ressenti cela avant, a confessé Gary Lineker, sur la pelouse ce jour-là. Il était impossible de marquer un but aussi magnifique. Il est le meilleur joueur de tous les temps. Un véritable phénomène.

Le vrai climax de Maradona intervient au match suivant, avec un nouveau doublé contre la Belgique, en demi-finale. Quel antidote apporter à ce poison foudroyant qui a laissé l'Angleterre à la morgue (2-1) ? Le n°10 argentin est sur la sellette depuis ce quart anglais : malgré son but du siècle, sa main de Dieu passe mal. Diego doit alors frapper fort contre la Belgique. Contre les Diables Rouges de Guy Thys, son ouverture du score est magistrale : une passe aveugle de Burruchaga (il regarde à gauche, mais transmet le ballon dans l'axe) transperce la ligne Maginot vers Diego qui glisse le ballon de l'extérieur du gauche dans le filet opposé de Pfaff (1-0). Diego a réussi son coup : il vient de marquer comme Valdano et Burrachaga lui a passé le ballon comme Maradona ! Collectif et soliste à la fois : Diego s'est dilué dans l'huile de table pour s'en extraire soudainement sous forme de nitroglycérine. L'alchimie parfaite. Les Belges ne s'en remettront pas… Maintenant que l'Albiceleste mène, Diego va dynamiter ce qui reste de vestiges défensifs éparpillés. À la 63e, il refait le coup de la passe de quatre interprété déjà face aux Anglais : sur un démarrage des 30 mètres il met dans le vent quatre défenseurs belges pour finir par croiser une frappe sèche inter gauche qui abat encore Jean-Marie Pfaff. C'est l'autre image forte de ce match : Diego funambule exulte en déséquilibre dans sa course. Maradona 1986, c’est un one-man-show permanent. Impossible de passer à côté pour le coup, comme le résume Carlos Bilardo, sélectionneur argentin en 1986 : Maradona nous ouvrait le chemin, avec ou sans ballon. Rebelote l’année suivante en 1987, cette fois au détriment de Ruud Gullit.

Là, il y a davantage match mais en portant le Napoli pour la première fois de son histoire au sommet de la Série A en 1987 avec en prime la Coupe d’Italie, Diego Maradona rafle encore la mise même s’il échoue par la suite à domicile en Copa America (défaite en demi-finale contre l’Uruguay), bémol d’une année faisant toute fois partie de ses plus beaux millésimes. Le principal rival du Pibe del Oro en 1987 aurait finalement peut-être été, non pas Ruud Gullit mais Rabah Madjer, l’attaquant algérien du FC Porto, décisif lors de la finale de Coupe des champions (la fameuse talonnade face au Bayern Munich) puis lors du succès du club lusitanien lors de la Coupe Intercontinentale. Sans oublier Paulo Futre, également champion d’Europe avec Porto avant de faire les beaux jours de l’Atletico Madrid … Meilleur joueur incontestable après le déclin de Platini à partir de 1985, Diego Armando Maradona aurait probablement figuré sept ou huit fois sur le podium au cours de sa carrière. Jamais il ne fit l’erreur de franchir le Rubicon en trahissant le Napoli face aux grands clubs d’Italie du Nord, lui qui ne céda jamais aux sirènes milanaises de Silvio Berlusconi. Mais le virtuose Argentin fut tout proche de rejoindre Marseille en 1989. Avec le club phocéen où Waddle ne serait donc pas allé (Bernard Tapie se rabattant sur le dribbleur de Tottenham faute de pouvoir attirer le génie napolitain), on peut imager que Maradona eut sans doute pu gagner la Coupe d’Europe des Clubs Champions en 1991, avec Abedi Ayew Pelé, Jean-Pierre Papin, Philippe Vercruysse, Eric Cantona et Dragan Stojkovic comme partenaires offensifs. Et dans un tel cas de figure, Papin n’aurait pas pu battre Diego Maradona au Ballon d’Or en 1991, année où El Pibe del Oro tomba de Charybde en Scylla dans un Calcio devenu hostile.

En 1989, Maradona aurait sans doute gagné une troisième fois le Ballon d’Or en profitant des points que se seraient pris les Milanais Marco Van Basten et Franco Baresi, le Néerlandais étant meilleur buteur de la Coupe d’Europe des Clubs Champions en 1989 (10 buts) avec notamment un doublé en finale de C1 contre le Steaua Bucarest (victoire du Milan AC 4-0 au Nou Camp, un mois après un 5-0 à San Siro contre le Real Madrid en demi-finale retour). Mais Diego Maradona avait gagné une C3 très relevée à l’époque puisque la C1 ne qualifiait pas les 2e ou 3e des meilleurs championnats (Espagne, Italie, Allemagne), la preuve avec les proies du Napoli sur la route du sacre en Coupe UEFA 1989 : les Girondins de Bordeaux en huitièmes, la Juventus Turin en quarts, le Bayern Munich en demi-finale et le VfB Stuttgart en finale. Rappelons que Van Basten aurait eu plusieurs arguments à opposer au virtuose argentin : d’abord, le cygne d’Utrecht avait marqué plus de buts dans le Calcio 1989 que Diego Maradona (19 buts contre 9 buts), et avait débuté aussi bien que son rival la saison 1989-1990 en Série A (5 buts pour Van Basten contre 6 buts pour Maradona au 26 novembre 1989, date de la 13e journée du championnat d’Italie 1990). Cependant, Naples avait terminé juste devant le Milan AC comme dauphin de l’Inter au printemps 1989, et le club du Mezzogiorno caracolait en tête du Calcio en ce dimanche 26 novembre 1989 avec 20 points au compteur contre 17 à la Sampdoria de Gênes et 16 à une meute de poursuivants, la Juventus, l’Inter, l’Atalanta Bergame et le Milan AC. En 1989, El Pibe del Oro avait donc été tout proche d’un prestigieux transfert vers l’Olympique de Marseille : Maradona, après cinq années de bons et loyaux services envers le Napoli, avait obtenu du président Corrado Ferlaino un bon de sortie en cas de victoire en C3. En quête de superstars pour son OM après avoir obtenu des joueurs de grande classe mais sans aura universelle (Papin, Giresse, Förster, Klaus Allofs …), Bernard Tapie envoya en Campanie l’agent Michel Basilevitch et son directeur sportif, Michel Hidalgo, ancien sélectionneur de l’équipe de France des années Platini (1976-1984). Piégé par France Football au téléphone alors qu’il se rendait négocier à Naples, Michel Hidalgo fit involontairement capoter le deal entre le club phocéen et le Napoli. Affolé par l’agitation médiatique des journaux français et italiens, Ferlaino comprit que le départ de Diego Maradona était devenu un secret de polichinelle. L’Argentin resta finalement à Naples, et Tapie se rabattit sur Chris Waddle pour 45 millions de francs en provenance de Tottenham. La Canebière et le Vélodrome firent de l’excentrique numéro 8 anglais une idole. Quant à Diego Armando Maradona, qu’il eut porté le maillot blanc de l’OM ou le bleu de Naples entre juillet et décembre 1989, il eut facilement convaincu l’aréopage de France Football de lui offrir un troisième Ballon d’Or en cette année 1989, devant Marco Van Basten, Lothar Mätthaus et Franco Baresi. Mais si Tapie avait réussi ce coup de maître en 1989, l’arrivée tonitruante de Neymar au PSG en 2017 n’aurait pas fait un tel tintamarre, même si le Brésilien de la MSN explosa le prix du transfert le plus cher de l’Histoire (222 millions d’euros contre 105 à Paul Pogba en 2016, vendu par la Juventus Turin à Manchester United).

En 1990, l’Argentin aurait été tout près d’un quatrième Ballon d’Or après un Mondiale italien de 1990 qui fut en quelque sorte son chant du cygne, mais Lothar Matthaus sont tout de même difficiles à déloger en ce qui concerne ces deux cuvées, l’Allemand en 1990 où il mène la Mannschaft à son troisième titre mondial, à Rome devant l’Argentine du roi Diego, pour la revanche de la finale de 1986 au stade Aztec de Mexico. Le dimanche 8 juillet 1990 à Rome, Diego Maradona avait offert le spectacle d’un Dieu vivant du ballon rond éclatant en sanglots après la défaite de l’Albiceleste 1-0 contre la RFA au Stadio Olimpico : C’est la plus grande déception de ma carrière. L’arbitre était un incapable. Il n’avait pas le sang-froid pour diriger une finale de Coupe du Monde. Il doit être satisfait, il a rendu heureux les Italiens et les Allemands. Ces derniers ont mieux joué, mais ils n’arrivaient pas à marquer. Alors, ils ont pensé à Codesal pour résoudre leur problème. Il n’y avait pas penalty sur Völler. En revanche, il y avait penalty sur Calderon. Je suis triste, amer et furieux. J’aurais préféré perdre 4-0 que de cette manière. J’ai l’habitude des sifflets. De Milan au premier match, jusqu’à Rome au dernier, j’ai été sifflé. Je n’ai de comptes à rendre à personne. Cette hostilité me stimule plutôt. A Naples avant la demi-finale contre l’Italie, Diego avait même mis de l’huile sur le feu, avant de pénétrer dans le volcan de San Paolo, son fief : Amis napolitains, pendant 364 jours par an, vous êtes considérés comme des étrangers dans votre propre pays. Aujourd'hui, vous devez faire ce qu'ils veulent que vous fassiez, en supportant l'équipe d'Italie. À l'inverse, moi, je suis napolitain pendant 365 jours par an.

En 1991, payant selon lui l’élimination de l’Italie par l’Argentine au Mondiale 1990 dans son fief de Naples, El Pibe del Oro passe du Capitole à la Roche Tarpéienne avec une affaire de cocaïne puis un départ de Naples pour le FC Séville où il côtoiera un certain Davor Suker. Notons qu’il reçut en janvier 1995 un Ballon d’Or d’honneur de la part de France Football, quelque mois après son exclusion de la Coupe du Monde américaine en juin 1994, qui signifiait son crépuscule sportif …

C'est dans le sud de l’Italie, pendant sept saisons, que l’Argentin a donc écrit sa légende de 1984 à 1881. L'Église Diego Maradona existe d’ailleurs encore. Le Napoli n'avait jamais été en mesure de remporter la Serie A mais avec l'éclat individuel de Maradona, les Partenopei remportent deux Scudetti en 1987 et 1990. Si la misère des peuples se mesure à la splendeur de ses fêtes, la Naples du 10 mai 1987 fut incroyablement pauvre, écrivit le journaliste italien Rico Rizzitelli après le premier Scudetto d’un club qui ne comptait jusque là que deux titres de gloire, deux Coupes d’Italie gagnées en 1962 et 1976.

Avant de brandir la Coupe de l’UEFA en 1989, El Pibe de Oro croise la route du grand Bayern Munich en demi-finale. Pour l’une des séquences mythiques du football mondial. La sono du stade Olympique crache le célèbre air 'Live Is Life' du groupe autrichien Opus et Maradona s’échauffe en dansant, dans une tenue mal ajustée et les lacets défaits. Après une victoire 2-0 en Campanie, le Napoli tient le choc en Bavière par un doublé du complice brésilien de Maradona, Careca.

Dans le vrai style des anti-héros, les controverses ne servent qu'à accentuer la légende. En 1991, Maradona est donc allé jouer un match amical organisé par Pablo Escobar dans les murs de la prison du baron de la drogue. Plus tard dans la soirée, nous avons fait la fête avec les plus belles filles que j'ai rencontrées dans ma vie, a sobrement expliqué l’Argentin.

Dans son autobiographie, Ma Vérité, Diego Maradona s’attribue pas moins de six Ballons d’Or. Ceux de 1986 et 1987, sortes de millésimes exceptionnels façon Pétrus 1976 ou 1982, sont totalement incontestables, comme vus plus haut, et auraient tournés au plébiscite pour le bulldozer venu de l’hémisphère Sud. L’hebdomadaire France Football aurait gaspillé du temps et de l’argent pour une correspondance épistolaire avec les journalistes de toute l’Europe, afin d’arriver à une probable unanimité, comme pour le basketteur Stephen Curry, élu M.V.P. de la NBA en 2016 avec 100 % des voix possibles …

Ceux de 1989 et 1990 sont discutables, même si Marco Van Basten et Lothar Mätthaus font des lauréats parfaitement légitimes. Gagner en 1989 la Coupe de l’UEFA si relevée du contexte antérieure à une Ligue des Champions ouverte aux dauphins des champions européens n’était pas une sinécure en 1989. Pas plus qu’atteindre une nouvelle finale mondiale en 1990 pour l’Argentine et reconquérir le Scudetto avec le Napoli.

Ceux de 1983 et 1988, en revanche, sont plus sujets à contestation. En 1983, El Pibe del Oro aurait souffert de la concurrence de Socrates (Corinthians Sao Paulo) et de Michel Platini (Juventus Turin). Malgré l’ovation du Bernabeu en finale aller de la Coupe du Roi le 26 juin 1983, il aurait été compliqué pour l’Argentin de se faire élire à 23 ans. Car Platini avait atteint la finale de la Coupe des Champions, certes perdue contre Hambourg, tout en illuminant de sa classe le quart de finale retour Juventus – Aston Villa (3-2 au Comunale). Socrates, lui, était ambassadeur de la Corinthiana Democracia. Difficile de lutter contre une icône politique.

En 1988 enfin, Maradona finit meilleur buteur du Calcio mais Naples a laissé filer le Scudetto au printemps, la faute à une série de mauvais résultats sous la pression de la Camorra napolitaine. L’épée de Damoclès des mafieux, au pied du Vésuve, a conduit les champions d’Italie 1987 à offrir sur un plateau le onzième titre national à l’AC Milan d’Arrigo Sacchi, qui n’en demandait pas tant. Le club rossonero de Silvio Berlusconi, invité au festin de la C1, se goinfrera comme un Pantagruel après une grève de la faim pour cause de Totonero. Figure de proue de ce grand Milan, Marco Van Basten fut la pierre angulaire du titre européen des Pays-Bas en 1988, avec un double chef d’œuvre : collectif en demi-finale contre l’ennemi juré de la RFA à Hambourg, individuel en finale avec cette volée d’un autre monde allé nettoyer les toiles d’araignée de la lucarne de Rinat Dassaev. Le gardien soviétique n’avait plus qu’à rejoindre l’Andalousie et le soleil de Séville pour oublier ce but venu d’ailleurs, praline d’anthologie qui n’avait pas été forgé sur un caviar et allait faire du football une nouvelle religion monothéiste, celle du cygne d’Utrecht, aussi efficace qu’un Eusebio ou un Gerd Müller mais avec l’élégance féline d’un Johan Cruyff en plus.

Prudent, El Pibe del Oro ne se proclame pas rétro-activement Ballon d’Or 1984, mais comment exister face à un certain Michel Platini, 9 fois buteur lors de l’Euro 84 en France après avoir soulevé la Coupe des Coupes avec la Juventus et gagné le Scudetto avec la même Vecchia Signora ? Surtout que si l’on prend pour postulat le fait que Zinédine Zidane a laissé échapper deux trophées du joaillier Mellerio en 2000 et 2006 pour deux coups de tête trop impulsifs (contre Jochen Kientz lors de Juventus - Hambourg et face à Marco Materazzi lors de France – Italie), alors Diego Maradona n’aurait aucune chance de monter sur le trône en 1984 vu la bagarre générale qui avait éclaté en finale de la Coupe du Roi 1984 contre l’Athletic Bilbao, club d’Andoni Goikotxea, son bourreau du mois de septembre 1983, en présence du roi Juan Carlos. Non, en 1984, Maradona rejoint la Campanie et prend un strapontin vers la gloire, lui qui va faire de Naples, obscur club du Mezzogiorno, un des ténors du Calcio de la fin des années 80. Ce que personne n’a réussi avant ou après dans un club de cette dimension, car Di Stefano et Cruyff ont respectivement transformé le Real Madrid et le Barça, aux fondations autrement plus solides que le club italien.

Et si Diego Maradona, invité en 1991 par le baron colombien de la drogue Pablo Escobar dans sa propriété, n’avait jamais touché un gramme de cocaïne, combien y aurait-il de Coupes du Monde et de Ballons d’Or ? La réponse donne le vertige, tout comme ce dialogue surréaliste avec un autre génie ayant brûlé sa vie et sa carrière par les deux bouts, Paul Gascoigne, en 1992 lors d’un match amical Lazio Rome / FC Séville. Gazza raconte : J’avais bu trois bouteilles de champagne avant le match. Je me souviens avoir dribblé quatre ou cinq gars avant de marquer. A un moment, je croise Maradona et je lui lance : « Diego, je suis complètement déchiré. » Il me répond : « Paul, moi c’est pareil ». Deux ans plus tard, en 1994 aux Etats-Unis lors de son ultime Mondial, El Pibe del Oro tombe pour dopage à l’éphédrine … Un autre génie venu d’Amérique du Sud a repris le flambeau : le Brésilien Romario da Souza Faria …

. Rai 1992 avec le Brésil et le Sao Paulo FC (au lieu de Marco Van Basten)

Pourquoi ôter à Marco Van Basten son troisième Ballon d’Or (après avoir redonné le deuxième à Diego Maradona), sorte de victoire à la Pyrrhus du cygne d’Utrecht juste après une ultime blessure fatale en Série A avec l’AC Milan contre Ancône ? Parce que c’est le plus contestable des trois trophées gagnés par le virtuose attaquant hollandais, plébiscité par les jurés à juste titre en 1988 après son Euro triomphal en Allemagne de l’Ouest. Ses quadruplés de novembre 1992 contre Naples dans le Calcio puis face à l’IFK Göteborg en Ligue des champions, juste avant les votes, avaient fait la différence, indéniablement, provoquant sans doute une injustice entre Européens puisque Hristo Stoitchkov avait été privé du titre malgré une année exceptionnelle avec le FC Barcelone, marquée par le premier sacre des Blaugrana en C1. Alors, pourquoi pas Rai ? 1992, c’est l’année de la révélation internationale pour le Pauliste, déjà âgé de 27 ans. Nouveau maitre à jouer de la Seleçao, il incarne surtout à merveille le Sao Paulo du grand Tele Santana. Lors de la Coupe Intercontinentale à Tokyo, il bat presque à lui tout seul le Barça avec un doublé, contre un but de Hristo Stoïtchkov qui aurait certainement figuré sur le podium. Vu l’importance de cette finale pour sacrer Rai, il aurait cependant fallu que les votes soient décalés à fin décembre, car le match Sao Paulo FC – FC Barcelone n’eut lieu samedi 13 décembre 1992 à Tokyo, or Marco Van Basten reçut son Ballon d’Or officiellement le mardi 16 décembre, seulement trois jours plus tard.

C’est donc auréolé de son Ballon d’Or que le frère cadet de Socrates aurait pu débarquer au PSG de Michel Denisot et Artur Jorge à l’été 1993, dans une D1 française qui ne connut que peu de Ballons d’Or en exercice (Raymond Kopa à son retour du Real Madrid vers le Stade de Reims en 1959, et Jean-Pierre Papin entre janvier et mai 1992 avant son transfert de l’OM vers Milan AC tandis que Michel Platini, George Weah, Zinédine Zidane et Ronaldinho furent tous sacrés après avoir quitté l’Hexagone pour le Calcio ou la Liga …). Au passage, cela aurait également été la dernière fois qu’un joueur n’évoluant pas en Europe aurait reçu le trophée, avant que l’arrêt Bosman ne permette dès 1995 aux effectifs des grands clubs du Vieux Continent de gonfler les étrangers communautaires et donc d’attirer encore plus de Brésiliens, d’Argentins et d’Africains dans les grands clubs.

. Romario 1993 et 1994 avec le Brésil, le PSV Eindhoven et le FC Barcelone (au lieu de Roberto Baggio puis de Hristo Stoïtchkov)

En 1993, le premier violon qu’est Roberto Baggio marche sur l’eau avec la Juventus Turin et pérennise les exploits, préservant également les chances de qualification de la Squadra Azzurra pour la World Cup américaine, dans un groupe d’éliminatoires compliqué face à la Suisse et Portugal … Romario, lui, est transféré du PSV Eindhoven vers le FC Barcelone, quittant une ligue néerlandaise également orpheline de Dennis Bergkamp parti de l’Ajax Amsterdam vers l’Inter Milan. Malgré Dennis Bergkamp, Eric Cantona, Michael Laudrup, Franco Baresi ou Alen Boksic, Romario aurait été sans difficulté dauphin du virtuose italien, électron libre de la Vecchia Signora à qui il offrit sur un plateau sa troisième Coupe UEFA après quatre matches où il porta son art footballistique au pinacle, contre le PSG en demi-finale puis contre le Borussia Dortmund en finale. Aurait-il pu devancer Roberto Baggio et son catogan dans l’esprit des jurés ? Possible mais pas certain, car un certain Marco Van Basten avait lui-même déclaré que le scrutin n’avait pas d’intérêt tant Il Divin Codino avait atomisé la concurrence en 1993. Mais bien entendu, le canonnier du Milan AC parlait d’une concurrence européenne, sans inclure l’intouchable Romario dans son puzzle … Cependant, le trophée FIFA World Player 1993 donne un premier indice (152 points à 84 pour Baggio face à Romario), mais le vote des sélectionneurs n’est pas celui des journalistes, c’est connu, et l’élection de 2010 le prouva, Wesley Sneijder terminant 4e du vote global mais 1er sur l’échantillon des journalistes ...

L’adaptation de Romario en Catalogne est phénoménale fin 1993 sous l’égide de Johan Cruyff, chef d’orchestre de cette Dream Team triple championne d’Espagne en titre, et favorite en Europe devant le Milan AC de Fabio Capello pour la succession de l’Olympique de Marseille, le club de phocéen étant privé de C1 après l’affaire OM – VA. Repoussant le Danois Michael Laudrup sur le banc, ce qui conduira le Scandinave à partir au Real Madrid en 1994, Romario fait vite changer d’avis Hristo Stoïtchkov à son endroit, le Bulgare étant au départ furieux de devoir cohabiter avec le Brésilien sous les couleurs des Blaugrana. Cruyff a commis le péché d’orgueil et franchi le Rubicon aux yeux du Bulgare, mais Stoïtchkov va très vite revenir à la raison, primo car faute de priver la défense catalane d’un pilier tel que Ronald Koeman, c’est Michael Laudrup qui fera les frais de l’arrivée de Romario en vertu de la règle des trois étrangers (Romario, Michael Laudrup, Stoïtchkov et Koeman sont quatre étrangers au Barça en 1993-1994) et secundo car Romario va faire ses preuves sur le terrain, meilleure réponse possible à apporter. Le courroux du chien fou des Balkans va s’estomper devant l’efficacité prodigieuse de l’attaquant carioca, qui après cinq ans de purgatoire à Eindhoven accède au cénacle d’un très grand club du Vieux Continent, et va donner la pleine mesure de son talent, sonnant le glas des espoirs de ses détracteurs qui ne voyaient en lui qu’une tête brûlée.

Partant sur les chapeaux de roue en Liga à l’automne 1993, Romario s’envole vite vers un titre de Pichichi qu’il gagnera au printemps 1994, sans oublier de qualifier le Brésil pour la Coupe du Monde américaine de 1994. C’est en effet en Messie que Romario est appelé par le sélectionneur Carlos Alberto pour un match décisif à Rio de Janeiro face à l’Uruguay. Ayant subi une défaite sur les cimes boliviennes en juillet 1993, la Seleçao va affronter la Céleste avec l’épée de Damoclès. Jamais le Brésil n’a manqué une phase finale de Coupe du Monde. Ce ne sera pas le cas en 1994, car Romario propulse les Auriverde aux Etats-Unis d’un doublé plein de classe. Le voilà associé à Bebeto, son rival pour le titre de meilleur buteur en Liga espagnole, au sein d’un tandem offensif brésilien qui refera parler de lui. Mais si Romario a sauvé son équipe nationale en septembre 1993, c’est surtout avec Barcelone qu’il brille de mille feux en 1993, le ratio de mérite s’inversant en 1994 au profit du Brésil avec qui O Baixinho gagne la World Cup 1994 façon bulldozer, aucune équipe à part les Pays-Bas de Bergkamp ne menaçant vraiment la Seleçao. Champion du monde aux Etats-Unis, Romario atteint son climax l’année de ses 28 ans, tout comme Hristo Stoïtchkov, autre dynamiteur de défenses et accessoirement son coéquipier en Catalogne.

Priver Hristo Stoïtchkov du Ballon d’or en 1994, c’est ajouter une injustice à une autre. Mais comment faire autrement ? Romario a connu une année 1994 presque parfaite. Il ne lui a manqué que la Ligue des champions, perdue en finale face au Milan AC de Fabio Capello. Un échec largement compensé par la victoire du Brésil en Coupe du monde aux Etats-Unis, la première depuis 24 ans. Romario y joue un rôle absolument décisif, inscrivant cinq buts. Quelques semaines plus tôt, il avait conduit la Dream Team Barça au titre avec 30 buts, dont un triplé face au Real Madrid (5-0, vingt ans après le 5-0 de Cruyff en février 1974 face au club merengue) ou un récital en fin d’année pour la destruction de Manchester United au Camp Nou (4-0), Steve Bruce se rappelant avoir vécu la pire soirée de sa carrière. Désigné meilleur joueur de l’année 1994 par la FIFA, on voit mal comment le Ballon d’Or aurait pu lui échapper s'il avait pu y prétendre. Dommage, il s’en est fallu d’un an. En 1995, le Libérien George Weah inscrivait son nom au palmarès après un début de saison tonitruant avec le Milan AC de Fabio Capello, éclipsant l’autre transfert à sensation des Rossoneri, Roberto Baggio transfuge de la Juventus Turin.

Ce 2 novembre 1994, jour des morts (celle des onze Mancuniens assassinés par deux feux follets), Manchester United avait en effet été découpé par Barcelone au cours d’une partie à la beauté aussi brutale que merveilleuse. Il ne fallait pas se plaindre, juste l’accepter. On s’est bien fait massacrer, admettait alors Alex Ferguson. Une expérience assez humiliante. Pour une fois, il n'y avait pas d'excuses, même s'il en existait bien une… Pas de critique envers l’arbitrage, aucune malchance derrière laquelle se cacher, pas de récrimination au sujet de la règle sur les joueurs étrangers qui a poussé Peter Schmeichel sur le banc.

Une expérience si humiliante que Paul Parker, défenseur de MU, refuse toujours de mettre un pied à l'intérieur du Camp Nou, confessant faire encore des cauchemars au sujet de ce 4-0. Son coéquipier à l’époque, Gary Pallister, n’en garde pas un meilleur souvenir. C’est la seule fois de ma carrière où j’ai dû accepter que je ne pouvais pas me rapprocher de mes adversaires. Et alors que le quotidien catalan La Vanguardia parlait du récital barcelonais, The Times évoquait lui l’humiliation des Red Devils.

Principaux artisans de cette déculottée XXL, deux attaquants parmi les plus impressionnants de la planète : Romario et Hristo Stoitchkov. Le Brésilien avait été le meilleur joueur de la Seleçao lors de la Coupe du Monde américaine de 1994 alors que le Bulgare, demi-finaliste, avait remporté le titre de meilleur buteur. Un mois après ce match face à United, Stoitchkov obtenait le Ballon d'Or européen devant Robero Baggio et Paolo Maldini et, avec Romario (sacré lui meilleur joueur de l’année par la FIFA devant … Hristo Stoïtchkov !), il formait sans doute le meilleur duo d’attaquants que le Camp Nou n’avait jamais vu.

Un mois après ce match face à United, Stoïtchkov a remporté le Ballon d'Or. Et avec Romario, il formait sans doute le meilleur duo d’attaquants que le Camp Nou n’avait jamais vu. Deux joueurs excitants, aussi rapides avec leur langue (parfois même leurs poings) qu’avec leurs pieds…

Nous ne pouvions tout simplement pas gérer la vitesse de Stoitchkov et de Romario, reconnaît Ferguson. La soudaineté de leurs attaques était une nouvelle expérience.

United n'avait pas de réponse à la compétence, à la vitesse et à l'imagination de Stoitchkov et de Romario, passant en revue la défense avec une facilité aussi impudente qu’embarrassante, a écrit le journaliste David Lacey. Pallister et Bruce ont tous les deux auditionné pour le rôle de Juliette : Romario, Romario, pourquoi êtes-vous Romario ? Et personne ne savait où se trouvait Stoitchkov sur le terrain.

Face aux Red Devils, le Brésilien a marqué un but, le Bulgare s’offrant un doublé (son 100e but pour le club). Quand Barcelone impose son jeu, sa supériorité est insultante, a commenté l'ancien joueur du Barça, Lobo Carrasco. Ils voulaient visiblement prendre une revanche après ce qui était arrivé à Athènes. Athènes ? Six mois plus tôt, les Catalans, grandissimes favoris de la finale de Ligue des Champions, avaient volé en éclats face au Milan AC. Une lourde défaite 4-0. Mais ils avaient retenu les leçons de cette soirée et tourné la page, prêts à débuter une nouvelle ère. Fracasser United était un avertissement au monde entier. Les prémices d'un avenir dans lequel Stoitchkov et Romario gouverneraient la planète football.

Seulement, cela n’est jamais arrivé et il s’agissait en fait d’une dernière valse. Deux mois plus tard, Romario était parti, suivi de Stoitchkov en fin de saison. Le duo de rêve était mort. Comme l’équipe de rêve, qui a vu s’en aller des piliers comme Andoni Zubizarreta, Michael Laudrup et l'entraîneur Johan Cruyff. Tout avait été désespérément de courte durée. Romario avait été associé à Stoitchkov pour la saison 1993-1994 puis lors des premiers mois de la saison 1994-1995. Et c’était déjà terminé. Ces deux-là n’auront joué qu’une année ensemble. Mais quelle année !

Un enlèvement. Des larmes et des crises de colère. Un père fier. Un parrain encore plus fier. Un scandale. Une maîtresse. Ou cinq… Des paparazzis. Une trahison. Des cartons rouges. Un titre en Liga remporté à la dernière minute du dernier match. Une victoire historique sur l'ennemi éternel. Une finale de Coupe d'Europe. Et des buts. Tellement de buts. Plus de 50 à eux deux, Romario terminant la saison 1993-1994 avec 30 réalisations en 33 matchs. Son bilan avec le Barça : 53 buts en 82 matchs.

Demandez aux supporters du Barça de nommer les dix meilleurs joueurs de l'histoire de leur club. Presque tous incluent Stoitchkov et Romario aux côtés de Cruyff, Messi, Xavi et autres Kubala, voire Figo pour ceux qui pardonnent le départ du crack portugais au Real Madrid en 2000. L'impact de ce duo a été tellement fort qu’il est presque cruel de se souvenir que cette association n’a duré qu’un an. Ils ont été au sommet, ont partagé beaucoup de choses puis tout s’est effondré, au point ne plus jamais se reparler. Mais ils sont devenus des légendes.

En mars 1995, Stoitchkov a parlé sur une radio espagnole : C'est Cruyff ou moi. Les tensions qui mijotaient sous la surface ont été mises à nu. Et en une phrase, le Bulgare a révélé son probable départ, effectif l’été suivant vers Parme où il rejoint un autre génie du ballon rond, Gianfranco Zola. Le gardien du Real Madrid, Paco Buyo, a alors rapidement essayé de capitaliser sur cette annonce.

S'il est vrai que Cruyff ne le veut pas, et je ne peux pas y croire, alors je parlerai à qui de droit pour le faire venir au Real

Stoitchkov est un prédateur, a estimé Jorge Valdano, désormais directeur général au Real Madrid. Une bête qui n'est rassasiée que par la chair de ses victimes.

Il est le meilleur du monde, dit de lui Lobo Carrasco à l’époque. Il peut tout faire grâce à son talent et sa classe : il peut courir comme Carl Lewis, réussir des passes comme Ronald Koeman et finir les actions encore mieux que Gary Lineker. Et en plus, il a le ''mala leche". Un trait de caractère affirmé, un tempérament redoutable, une compétitivité extrême et une touche de folie.

Voilà aussi pourquoi Cruyff voulait Stoitchkov dans son effectif. Je pourrais parler de lui des heures, a rappelé un jour le coach néerlandais. Il est venu à Barcelone parce que nous avions besoin de lui. Il était rapide, bon finisseur et avait du caractère. Nous avions trop de gentils dans cette équipe et il nous fallait un "mala leche".

Stoitchkov n’aura pas mis longtemps a confirmé sa réputation. Lors de son premier match contre le Real Madrid, il a été expulsé pour avoir marché sur le pied d'un arbitre, ce qui lui a valu une suspension de six mois (ramenée à deux). Il a également reçu deux jaunes lors des six premières minutes d'un match… Au cours d'une rencontre de pré-saison, un adversaire s'est approché du banc de Barcelone pour avertir Cruyff : Calme ce taureau ou je le renvoie au corral. Ce à quoi Cruyff a répondu : Qu'est-ce que je suis censé faire ?

Chaque match contre Madrid a été à la vie à la mort pour moi, explique le Bulgare. Les injustices du passé [contre Barcelone] deviennent aussi les miennes.

Stoitchkov était un ange hors du terrain mais le diable sur la pelouse, a avoué l’arbitre à l’origine d’une longue suspension du Bulgare lors de sa première saison catalane (il s’était fait marcher sur le pied par le joueur). S'il avait été acteur, Stoitchkov aurait pu être Mel Gibson dans « Mad Max », Clint Eastwood dans « Impitoyable » ou Harrison Ford dans « Blade Runner », a noté un chroniqueur catalan. Et les fans l'ont aussi aimé pour cela. Pour sa capacité à embrasser la cause barcelonaise. L’intensité mise dans chacun de ses matches, sa haine assumée et viscérale du Real Madrid… Au point un jour de rembarrer un gamin de 7 ans venu assister à un entraînement de la Bulgarie avec un maillot du Real.

Les atouts et les charmes de Romario étaient bien différents. Avec ses larges hanches, ses cuisses puissantes et son centre de gravité très bas, il était unique. Totalement imprévisible. Il est un jongleur, un magicien, un artiste de la surface de réparation, un virtuose, a écrit le quotidien catalan Sport. Il fait ce que les autres ne peuvent pas faire et tout ça avec une facilité alarmante.

J'ai toujours regretté de ne pas porter un chapeau pour pouvoir l'enlever le jour où le gardien d'Osasuna s'est retrouvé empli solitude, a écrit l'intellectuel Manuel Vazquez Montalban. Romario a des pieds aussi sensibles et doux que les horloges de Dalí. Sa finition devrait provoquer le ridicule et la haine chez les gardiens de but mais Romario inspire plutôt une sorte de sentiment religieux. Cela ne me surprendrait pas si les gardiens de but portaient un cahier et un stylo afin qu'ils puissent lui demander un autographe après chaque but. Il plie l'espace et le temps. Nous avons eu la chance de le voir sur le terrain.

Tout cela n’était pas suffisant pour impressionner Stoitchkov. Quand Barcelone a arraché Romario au PSV, le Bulgare a clairement livré ses sentiments dans les médias. Les règles de la Liga stipulaient que seuls trois joueurs étrangers pouvaient être alignés en même temps. Et le Barça comptait déjà Stoitchkov, Koeman et Laudrup dans ses rangs. Signer un quatrième étranger est tout simplement stupide, avait déclaré le Bulgare durant l’été 1993. Mais si les dirigeants pensent qu'il est absolument nécessaire et qu'ils me demandent mon avis, je leur dirais de signer Lubo Penev. Combien coûte Romario ? 600 millions de pesetas ? Je prendrais 200 millions de ma propre poche pour recruter Penev.

C'était du Stoitchkov tout craché : fanfaron, franc, émotif. Tout était donc réuni pour vivre un vrai désastre. Mais curieusement, Romario et Stoitchkov sont devenus les meilleurs amis. Romario et Stoitchkov avaient des personnalités contrastées mais à l’esprit de Cruyff, ils avaient le même problème : celui de penser que l'équipe était à leur service. Ils ont constamment lutté pour savoir qui obtiendrait le plus de buts, se souvient Josep María Minguella, ancien membre du Barça.

Quand Stoitchkov était sur le banc, il pouvait se battre avec sa propre ombre, rappelle un ancien coéquipier. Et quand Hristo était en colère, il était dangereux. Confirmation de Minguella : Oui, Hristo était particulier.

Je me rappelle qu’une fois, Romario a été laissé de côté et je ne pouvais même pas lui parler, se souvient Stoitchkov. Voilà le problème du Barça en 1993-1994 : avec quatre étrangers aussi brillants dans son équipe, Johan Cruyff a adopté une politique de rotation qui ne satisfaisait personne. Et surtout pas les deux attaquants

C’est bizarre et je me demande même maintenant comment c'était possible, raconte le Bulgare. Il était introverti et j'étais tout l'inverse. Il aimait dormir, j'aimais vivre. Nous étions la nuit et le jour. Mais nous sommes devenus de bons amis dès le début. Nous étions inséparables. Les enfants des deux attaquants vedettes ont fréquenté la même école. Leurs épouses, Monica et Mariana, sont devenues les meilleures amies. Et au bout du compte, ils se protégeaient mutuellement.

Quand Romario a été expulsé après une altercation avec Diego Simeone, Stoitchkov n’a ainsi pas caché son admiration : C'était digne de Mike Tyson.

Et Stoichkov en connaissait un rayon en matière d’altercation. Au point de se battre pour défendre l'honneur de Romario. Le Brésilien était à Rio avec sa sélection lorsque sa femme a donné naissance à un petit garçon. Et pour éviter que la photo du nourrisson ne se retrouve en une des journaux, Stoitchkov n’a pas hésité à asséner un crochet droit à un photographe un peu trop curieux.

Quand Romario est arrivé à Barcelone – avec deux vols de retard, ce qui était typique de Romi, comme le rappelle Stoitchkov - c'est le Bulgare qui est venu le chercher à l'aéroport pour l’emmener à l'hôpital. C’est encore Stoitchkov qui était aux côtés de Romario pour le soutenir quand le père de l’attaquant brésilien a été kidnappé. Stoitchkov qui a fêté la libération du papa de son ami. Et Stoitchkov qui a été choisi pour être le parrain de Romario Junior.

Ensemble, ils ont surtout été des partenaires dévastateurs sur le terrain. Hristo a apprécié cette année avec Romario plus que toute autre, explique Minguella, l’agent espagnol qui a découvert Messi. Leurs nombreux buts en témoignent. Ainsi qu’un titre en Liga et quelques-unes des nuits les plus glorieuses de l'histoire de Barcelone. Sans oublier une retentissante victoire 5-0 sur le Real Madrid pendant laquelle Romario s’est offert un hat-trick et marqué un but historique. Tournant sur lui-même, le Brésilien a traîné la balle avec lui, son pied ne perdant jamais le contact avec le ballon, puis a accéléré pour mystifier le gardien d’un petit extérieur. Un geste fou, unique, que personne n'avait vu auparavant. On l’a appelé le cola de vaca (la queue de vache) et il est resté associé au Brésilien.

Je n'ai jamais connu un joueur capable de faire ce genre de choses dans cette partie du terrain, rappelle Stoitchkov. A partir de ce jour, Barcelone est devenu inarrêtable. L’équipe a pris 28 points lors des dix dernières journées et a remporté la Liga après un ultime rebondissement, quand Miroslav Djukic a manqué un pénalty pour La Corogne à la dernière minute du championnat. Nous avons réduit au silence ceux qui ont déclaré que notre Dream Team était morte, a lancé Stoitchkov.

Et pourtant, les critiques étaient fondées. Quelques fissures pointaient pourtant déjà le bout de leur nez, à la fois au sein du club mais également au sein du duo d’attaque. La défaite à Athènes face au Milan AC avait été humiliante et inattendue mais ce n'était pas un accident. La politique de rotation de Cruyff avait mis en colère des hommes aussi doux que Michael Laudrup et Ronald Koeman, même si les résultats étaient souvent spectaculaires.

Stoitchkov avait manqué quatre matchs de Ligue des Champions et a été remplaçant dans quinze de ses trente matchs de Liga. Le Bulgare l’a rappelé régulièrement et Laudrup a manqué la finale de la Coupe d'Europe.

Cette gestion du coach néerlandais n’est pas restée sans conséquence. Quand nous gagnons, c'est grâce à Cruyff et quand nous perdons, c'est la faute des joueurs, a lancé un jour Stoitchkov. C’est dans ce contexte que le gardien Zubizarreta a été informé qu'il ne serait pas conservé. Laudrup, lui, a décidé qu'il ne pouvait pas continuer ainsi. Dans le même temps, Stoitchkov était de plus en plus préoccupé par le mode de vie de Romario et par les gens qui l’entouraient.

Mais le Brésilien ressent cela comme une intrusion dans sa vie privée. Romario ignore les conseils de Stoitchkov et décide de rester dans sa suite au 17e étage de l'hôtel Reina Sofia plutôt que de s'installer dans une maison à côté. Plus tard, il déménage dans un hôtel de Sitges mais conserve sa « garçonnière ». Les femmes des deux attaquants sont restées proches mais pas les footballeurs, qui se sont lentement séparés. Et Stoichkov s'est finalement rangé du côté de Mme Romario…

Un coéquipier résume la situation brutalement : Romario ne s'intéressait qu'à deux choses : le football et les femmes. Carpe Diem, comme dirait Pierre Ronsard. Carpe Noctem, répondrait Romario, suivi bien plus tard par Ronaldinho …

Quelques années plus tard, Romario a expliqué ce mode de vie. Si je ne sors pas la nuit, je ne marque pas de buts. Un ancien joueur de Barcelone se rappelle d’entrainements où le Brésilien n'a guère pu se déplacer et s'est pratiquement endormi après ses efforts de la nuit précédente. Cruyff l'a d’ailleurs renvoyé à la maison après une séance et s’est vivement expliqué avec lui après un rendez-vous raté de plus d’une heure. Il manque de discipline, s’est plaint un Cruyff résigné. Romario, lui, ne s'en souciait pas. Ce n'est pas la première fois que j'ai une dispute avec Cruyff, ni la dernière. Je dis ce que je pense et personne ne me changera jamais.

Une nuit, Romario a été surpris avec une fille. Une semaine plus tard, elle était en couverture d’un magazine et une âme charitable en a poussé un exemplaire sous la porte d’une chambre d'hôtel. C’est la femme de Romario qui est tombée dessus… L'habileté de Romario sur le terrain cachait ses dérives en coulisses, estime Jorge Valdano, entraîneur du Real Madrid de l’époque. Il était en train de tout gâcher, au point de mentir à son président pour partir avec deux blondes. L’amitié entre Romario et Stoitchkov n’a pas survécu à tous ces épisodes. Et la fracture s’est confirmée après la Coupe du monde 1994 remportée par le Brésil. A l’issue de la compétition, l’attaquant ne veut pas revenir en Catalogne. Le Bulgare cherche à le joindre pour essayer de lui parler mais Romario ne répond pas.

La raison de cette brouille ? Une histoire de voyage au Brésil pour la famille Stoitchkov, censée assister au baptême du fils de Romario avant de partir en vacances tous ensemble. Les hôtels et les vols avaient été réservés. Mais tous les joueurs bulgares ont été conviés à une réception avec le président Jelei Jelev et Stoitchkov n’a pas pu se rendre en Amérique du Sud. Quand Romario est finalement réapparu à Barcelone, tout avait changé entre les deux joueurs. Il s'est entraîné seul et nous avons à peine parlé, se souvient Stoitchkov. Ensuite, nous avons discuté de son entourage et de ses amis que je n’aimais pas du tout. J'ai essayé de l’éloigner d'eux mais j'ai échoué. Il n’a plus jamais été le même.

A l’exception de cette démonstration face à Manchester United à la Toussaint 1994, le Bulgare avait raison. La saison suivante, Romario n’a marqué que quatre fois avant de partir. Stoitchkov, lui, ne fera trembler les filets qu’à neuf reprises et le Barça se contentera de la quatrième place en Liga. Romario n'est jamais revenu après la Coupe du monde. Son corps était là mais son esprit était toujours à Rio, regrette Stoitchkov. C’était la fin de la Dream Team et de cette association de rêve. Tout s'était terminé trop vite et il y avait juste eu le temps d'une dernière danse pour les nostalgiques. Un moment de gloire face aux Red Devils et finalement une triste lamentation. Une démonstration de virtuoses que même Alex Ferguson avait appréciée depuis son banc de touche… 


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